André
Jeanne, amuïe par la peur, s’est effondrée aux pieds inertes d’André, implorant du regard un visage statufié par une puissance sibylline et implacable. Jeanne voit les lèvres bouger, se contracter parfois dans un rictus de douleur qu’elle connaît bien, se relâcher dans une alarmante apathie, se crisper autour de mots qui n’en passent pas le seuil. Ces lèvres qu’elle a maintes fois embrassées et réconfortées, aujourd’hui Jeanne les implorent d’une prière répétée, la seule qui lui soit venue à l’esprit.
À cette seconde, André lui semble dans un autre monde, un monde qu’elle ne comprend pas et auquel elle n’a pas accès ; un monde rempli de danger, de huttes obscures comme en Inde, de fleuves sacrés qui engloutissent tout une fois par an, d’hommes noirs, de femmes noires, d’enfants noirs comme l’ébène et qui se déplacent comme des taches sinistres dans la nuit. Elle veut ramener celui qu’elle aime, avec qui les souffrances sont d’ordinaire partagées, de cette contrée qu’elle n’a jamais vue si ce n’est par les images furtives et bourbeuses et vert sombre de la télévision et bien en deçà de l’affreuse réalité. Cette contrée pour elle est l’enfer, les sauvages cannibales qui rôdent dans ses entrailles abominables sont des diables ; les fleuves sacrés qui naissent de son sein putride sont des styxs, des fleuves d’où les crocodiles et les fauves bondissent à la gorge des pèlerins venus absurdement prêcher la parole de l’Évangile, les forêts immenses et impénétrables desquelles personne ne ressort sont des tombeaux vivants qui s’agrippent à vos chevilles, peuplées de bêtes de la géhenne qui se repaissent d’ombre et de cadavres : ces forêts sont des enfers à elles seules.
Jeanne se ressaisit brusquement. Elle secoue la tête comme pour chasser ces mauvaises pensées, ces pensées absurdes ; elle appelle son mari, presse ses paumes contre ses genoux, tire sur son bleu de travail taché ça et là par de l’eau de javel, crie. André cligne des yeux alors qu’il sort de sa torpeur, scrute le visage tourmenté de sa femme à ses pieds. Le couple se relève d’un seul mouvement et s’étreint.
Alice
Le temps semble s’être arrêté dans la chambre d’Alice. Son corps immobile, dont le drap propre dessine les contours tout aussi inertes, ressemble à un gisant dans une cathédrale de lumière. Le cathéter est obstinément planté dans le revers de la main, la perfusion goutte-à-goutte résolument, sans un bruit. Le vent est tombé, les rideaux sont figés comme des colonnes doriques que l’épreuve du temps n’auraient pas affecté. Elle est seule dans la chambre : ni patient, ni infirmière, ni parent, ni bébé. Elle ne dort plus mais ne veut pas se réveiller maintenant. Elle veut prendre son temps et savourer les derniers limbes de son rêve. Alice a hérité de sa grand-mère une incroyable mémoire pour les rêves et les souvenirs. Comme elle, Alice se souvient chaque matin du ou des rêves de la nuit avec une précision stupéfiante, revivant généralement le rêve tout en se le racontant. De la même manière, elle se souvient de chacun de ses cauchemars, mais ceux-là elle met toujours un point d’honneur à les oublier.
Elle se demande l’heure qu’il est. Il n’a pas d’horloge. Et sa montre n’est pas sur la table de chevet. Quel jour est-on? Elle ne sait pas. Elle se rend à l’évidence qu'elle a envie, non, besoin de retrouver ces gardes fous sans lesquels elle ne sent plus aucune vie possible, et ce besoin si intense devient irrépressible et se mue en angoisse et la contraint à se réveiller en sursaut et à appeler une infirmière.
Olivier
S’arrêtant un instant dans l’embrasure de la porte, il saisit avec vélocité une poussière qui flottait négligemment dans le rayon de lumière incliné qui parcourt la cuisine dans toute sa longueur. Le grain de poussière est à présent à lui ; mais il lui rend sa liberté car il est bon et magnanime avec ceux qu’il a vaincu. Aussitôt Olivier regrette de l’avoir relâché : il ressent une très grande solitude envahir son ventre comme s’il n’avait pas mangé depuis des lustres, une solitude presque insensée, à la mesure de la poussière.
Thomas
La porte s’ouvre et Thomas se précipite dans les bras de sa mère qui l’embrasse. Elle n’est pas habituée à ce qu’il fasse cela en rentrant de l’école, mais le laisse faire. Elle caresse ses cheveux ébouriffés par le vent et pense, le sourire aux lèvres, que Thomas est encore, grâce à un sursis qu’elle n’espérait pas, son petit garçon, encore pour quelques temps. Thomas se dégage de l’étreinte de sa mère qu’il trouve à présent trop longue et dénoue ses lacets tandis que sa mère retourne s’occuper du repas dans la cuisine. Il sait qu’il va devoir retourner à l’école cette après-midi, mais comme il affectionne les repas du midi avec sa mère, il se dépêche toujours pour rentrer le plus rapidement possible.
Son sac posé, les chaussons aux pieds, il entre dans la cuisine d’où s’échappe des odeurs de poisson. Intérieurement, il peste contre Raquin et sa bande qui lui ont fait perdre de précieuses minutes, mais maintenant qu’il est là il en profite, et ce qui aurait pu devenir une humeur maussade à un autre moment tombe dans l’oubli. Il s’assoit sur la chaise qui lui est réservée, mais il déteste cette chaise, ou plutôt le réhausseur posé dessus. La table est soigneusement disposée pour occuper l’unique rayon oblique de lumière qui transperce la fenêtre. Les couverts en inox brillent de mille feux. Thomas joue avec cet effet rutilant inattendu puis, à la question de sa mère, commence à narrer le récit de sa demi-journée.
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