Monday 1 February 2010

L'insouhaitable # 1

Thomas
 
        Quelques blancs oiseaux se noient dans la lumière du ciel bleu de midi, un peu comme s’ils n’étaient pas là, en fait. Le ciel brille tellement qu’on a l’impression qu’il éclipse l’éclat du soleil. Bizarre, tout ça. Bref.
 
         L’activité va bon train dans le centre de la ville. Les passants passent devant les devantures des magasins ; les livreurs livrent ; les badauds badinent assis sur les bancs usés ; les clochards nonchalants étendent leurs jambes sur le trottoir chauffé par les rayons du ciel ; la légère brise de mai effleure les toits d’ardoise ; les écoliers sur le chemin du déjeuner s’attardent en riant devant les magasins de jouets ou en bavant devant les boulangeries. La fin de l’année scolaire et le début de l’été approchent. L’effervescence générale semble atteindre la cime même du ciel tant elle est bleue. Thomas regarde ce bleu et se demande combien de pots de peinture il a fallu à Dieu pour peindre ce ciel aussi parfaitement, sans aucune trace. Bien sûr, Thomas ne se prend pas au sérieux, mais il aime à se souvenir de ces choses qu’il avait l’habitude de penser quand il était plus petit. Oui, plus petit. Car il n’aime pas qu’on lui rappelle qu’il est encore petit pour son âge. Une de ses grands-mères l’a même affublé d’un chétif qu’il n’a pas apprécié lorsqu’il a trouvé sa signification dans le dictionnaire. Mais sa mère lui répète sans cesse : «on est comme on est», ce qui lui parait une maigre consolation, compte tenu du fait que la plupart de ses camarades de classe sont plus grands que la moyenne. Bref.
 
           Thomas rentre chez lui en traînant le pas car, devant lui, traînant le pas encore plus, flemmarde un groupe d’élèves de sa classe, emmené par le grand, à la fois par sa taille – sa corpulence, ajouterait le prof de Français – et par son âge, Raquin. Olivier Raquin est la terreur des quatrièmes, et cela depuis deux années consécutives. Son groupe, sa phalange avait-il entendu dire un jour ce même prof de Français, se compose principalement de garçons qui se sont déjà fait rosser par le titan. Se faire castagner par Raquin, c’est être accepté sous sa coupe, à condition bien sûr de n’avoir rendu aucun coup. Thomas a déjà passé le test plusieurs fois et n’a jamais échoué à cause de ses bras trop courts, même s’il n’a jamais eu envie de faire partie de cette phalange terrible.
 
       Lui, il voudrait être un peu comme l’autre terreur des quatrièmes : Benjamin. Il ne connaît pas son nom de famille parce que ce dernier, aussi âgé que Raquin, n’est pas dans sa classe et parce que tout le monde autour de lui l’appelle Benji. Ce Benji a un style bien différent de celui de Raquin, le dernier joutant avec ses poings – ses pieds parfois – le premier avec des mots. Il a un talent incroyable pour faire rire les autres, pour tourner en dérision le plus redoutable de ses adversaires, même les géants de terminale. C’est celui qui prend les faibles sous son aile, et qui les laisse de côté lorsque l’orage est passé. Dans la cour de récréation, il y a toujours deux groupes dans les quatrièmes : celui de Raquin et sa phalange de mauvais graines et celui de Benji et ses joyeux drilles où se mêlent assez souvent des filles de troisième, parfois de seconde.
 
          Entre ces deux alliances et des groupuscules de filles aussi hétéroclites qu’improbables gravitent plusieurs autres groupes sans meneurs et sans autre particularité que de n’en pas avoir. Thomas, à l’instar d’une poignée d’autres solitaires, n’appartient à aucun groupe, il n’est l’ami de personne. Il ne saurait dire pourquoi il ne se sent pas comme foncièrement solitaire ; toujours est-il qu’il est seul. Ne semble pas s’en porter plus mal.
 
          Thomas ralentit, car la sinistre engeance devant lui ralentit aux abords d’un magasin de vidéos. Raquin pointe du doigt quelque chose dans le bas de la vitrine ; aussitôt ses acolytes s’esclaffent ; certains ricanent seulement, l’air gêné. Le groupe se remet en marche, Thomas en fait de même. Il passe à son tour devant la vitrine et regarde la jaquette de la vidéo : une femme nue, allongée sur le ventre sur un lit de soie noire, ses cheveux blonds cachent ses épaules ; deux visages d’hommes se tiennent derrière elle, l’air grave ; le titre au-dessus: De grandes espérances. Pas de quoi fouetter un chat. Encore une bonne blague pas drôle à la Raquin. Il avance. Est-ce le titre ou bien la femme qui les a fait rire ? Peut-être avaient-ils l’espoir de voir la femme se lever, nue, et se pavaner en s’exhibant devant leurs yeux effarés ? La grande espérance de concrétiser la chose dont tout le monde parle, enfin ? Le prof de Français l’avait pourtant prévenu : « Non, Monsieur Raquin, l’ambition n’est pas une marque de préservatif et l’un comme l’autre vous font défaut. »
 
          Quand il y pense, il se dit que lui a une grande ambition, une grande espérance. Faire rire. Il aimerait pouvoir faire rire les gens et en faire son métier, et les gens en retour l’aimeraient et ils formeraient un groupe, une phalange énorme dans laquelle tout le monde se sentirait à l’aise et dans laquelle le seul gage d’entrée ne serait ni un coup de poing sur le nez ni une vanne, mais un sourire. Thomas sait pourtant qu’il n’est pas à plaindre, comme certains que Raquin tape juste pour le plaisir, mais aujourd’hui, marchant dans cette rue animée du centre-ville, entouré de badauds qui ragotent, de passants qui le bousculent pour la plupart, et de clochards indolents, avec ce ciel peint si bleu loin par-dessus les toits baignés de cette lumière de mai, il souhaite faire rire avec chacun de ses mots, pour qu’enfin les choses changent dans sa vie. Et à voix basse, comme pour lui-même, la parole suit sa pensée : «Je voudrais bien, moi aussi, faire rire à chaque fois que j’ouvre la bouche.» Il n’est pas bête non plus, la vie lui a appris à se méfier des rêves comme de la peste.
 
          À présent, il ne suit plus l’effroyable cortège car il a bifurqué, il y quelques instants, dans une rue perpendiculaire, sa rue. Dans une poignée de minutes, il sera chez lui, peut-être même dans la cuisine en train de déjeuner, racontant à sa mère les détails de la matinée.
 

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