Wednesday 30 May 2018

De la convenance de la lenteur dans le développement de la dépression à la porte de l'éternité


Il n'est pas infréquent pour les dépressifs de constater que les abîmes varient en profondeur d'un individu à l'autre, que les noirceurs se teintent par rapport à celles des autres. Alors que chacun mesure le fond du gouffre du seuil de son propre désespoir ; peu importe de fait la profondeur, car nous sommes toutes et tous dans les mêmes abîmes.

C'est ainsi que nous jaugeons la remontée à la qualité de la lumière au réveil, exactement comme un plongeur qui remonterait des profondeurs océaniques par paliers de décompression. La luminosité changeant au fur de l'ascension, on perçoit l'eau autrement alors qu'elle n'est intrinsèquement pas différente.

Il y a nos abysses, et puis il y a celles des autres, ceux qui vont mal mais en fait qui vont bien. Elles sont relatives au regard qu'on leur porte. Certaines aident à aller mieux – elles soutiennent – alors que d'autres génèrent plus de profondeur encore. Ces abysses-là sont de celles qui reformulent l'idée du suicide en un principe qui réchauffe le corps, qui apaise l'âme ; qui font qu'on contemple l'idée sans pleurer, sereinement. Passer à l'acte n'a alors plus d'importance parce qu'une partie de nous est déjà morte.

Parce qu'on a plongé plus profondément, ce qui fait l'air si beau et si précieux, en bas, dans les tréfonds où l'âme est plus sombre que les ténèbres, nous tue. Les mots d'amitié, les mots d'amour, les gestes de compassion. Tout précipite plus bas encore. La descente est vive, au début, rués que nous sommes par la lumière...et au fur que les ténèbres se font, puis s'épaississent, puis deviennent denses comme de la mélasse, on ralentit sans être freiné, on se laisse happer plus bas.

On se sent retomber quand on sent les réveils plus laborieux, le sommeil nous éluder plus longtemps, quand on ressent la fatigue du corps rejoindre celle de l'esprit. Quand la sieste s'impose et qu'elle restaure plus que le sommeil nocturne. Quand l'air n'y suffit plus et que la nourriture n'apaise plus la faim.

On souffre beaucoup, énormément, sans pour autant pouvoir nommer le mal qui nous assaille. On décèle la douleur à un endroit, puis elle se faufile ailleurs, inflitre chaque recoin. Puis elle devient diffuse, s'étale avec le temps comme une dette qu'on devrait rembourser toutes les nuits jusqu'à la dernière de notre existence.

Les mots de réconfort, à cet instant, revigorent quelque peu, puis ils finissent sur le bas-côté, vidés de leur substance comme un marathonien aurait vidé d'un trait une bouteille d'eau. Ces mots-là sont derrière nous, et dans un sens on ne voit pas qu'on a avancé, ne serait-ce que de quelques pas. On ne voit pas le chemin parcouru parce que l'abîme courbe l'échine, force à regarder les pieds, nous murmurant à l'oreille que l'horizon est trop terrible à contempler, que nous perdrions espoir à même y jeter un œil, qu'il est beau parce qu'il est loin.

La beauté est insupportable de perfection, car nous rêvons peut-être de voir le monde brûler, peut-être même voulons-nous biffer de traits rageurs ces portraits d'hommes et de femmes dont la beauté, l'effroyable beauté, nous fait venir les larmes aux yeux. Peut-être voulons-nous mettre en pièce tous les enregistrements de ces chansons qui nous touchent tellement qu'on les croirait écrites pour nous. La beauté, on s'en affranchit après un temps, mais pas parce qu'elle reste en surface, non...parce qu'on la retrouvera plus tard. Quand on aura appris à s'en détacher, on aura appris à l'aimer. La beauté qu'on admire nous prend trop d'énergie ; celle qu'on accepte devient une part de nous-même, elle fonctionne à-travers nous. La laideur semble avoir plus d'attraits, mais on comprend vite qu'on parle de la même chose. La beauté n'est pas encore l'abîme, mes amis.

Ces heures qui n'en finissent de s'étirer en d'interminables pensées n'en sont pas non plus. Ces journées qu'on fractionne en mugs de thé, en tasses de café, en verre de vin, en siestes, en épisodes de séries, en films...ces journées-là sont comptabilisables, ces heures-là peuvent être décomptées. Elles seront oubliées, noyées dans la masse, et remémorées comme un tout dans un tout, parce que chacune de ces journées aura et n'aura pas été identique aux précédentes et aux suivantes. L'attente, elle, n'aura rien perdu de sa qualité. Ceci n'est qu'un palier dans la descente.

On regarde l'obscurité parce qu'un film s'y joue, tout autour de nous, avec des scènes de milliers de moments, vécus ou imaginés, rêvés ou vus sur un écran. Ce film, nous y jouons, nous y avons parfois le premier rôle. Nous y mourons souvent et ces fins nous comblent, nous rassasient. Nous sauvons le monde parfois, nous le détruisons d'autres. Nous en contrôlons chacun des aspects, et il nous apparaît souvent plus bénévolent que le monde réel. Plus précis. On supporte la réalité uniquement parce que nos sens nous y astreignent. Il arrive cependant à l'imaginaire d'arriver à tromper nos sens pour mieux nous imprégner de ce film, pour y goûter chacune des secondes, pour repousser la réalité de quelques minutes encore afin de la rendre plus supportable dans l'anesthésie. Le fond, le fond de l'abîme est proche, mes amis.

Il nous arrive de penser à Dieu, à l'après, que nous y croyons ou pas. On réfute son existence mais nous lui parlons. Et quand nous nous rendons compte qu'en fait ce n'est pas à lui que nous nous adressons, alors le fond du gouffre est à portée de main. L'atteindre demande un dernier coup de reins, un dernier sacrifice que la logique impose : l'acceptation que nous sommes seuls. Alors notre présence demande de mesurer l'impact de notre absence : qu'avons-nous fait, qu'aurions-nous pu faire, que pouvons-nous faire. Constat, regret, champ des possibles. On regarde les chaises vides de notre existence. Passer de présent à absent devient non pas une évidence, mais un choix : si, en tout état de cause nous ne pouvons plus rien faire, si – honnêtement – nous nous rendons compte que nos buts ont été atteints ou sont inatteignables, que nous ne pouvons nous satisfaire de moins alors il devient de notre responsabilité de passer le flambeau, métaphoriquement ou non.

C'est ainsi que, se retrouvant à la porte de l'éternité de dieu, celle de l'homme s'ouvre à nous...une éternité silencieuse certes, mais une qu'on soupçonne plus tranquille, plus affranchie des actions, des choix, des hamartia qui jalonnent notre vie. Car il est bien là, le fin fond du tonneau. On y tombe en apesanteur, doucement, les derniers rais de lumière par-dessus nous ayant disparu tout de bon, les poumons comme en compression parce qu'on ne sait combien de temps nous aurons à retenir notre souffle.

Au mitan des ténèbres nos mains par-devant nous cherchent la ligne de décompression, celle qui indique la direction de la surface car oui – il n'y a plus de repère en bas. Plus rien ne fait sens, les sens sont abolis autant par le manque que par l'excès : le temps s'arrête et défile à la vitesse de la lumière ; l'ouïe s'annule par impression et suppression ; nous voyons trop d'obscurité et il n'y a plus rien à voir ; la proprioceptivité se bloque : ou nous savons où nos membres sont et cela n'a aucun sens, ou ne savons pas et le sens nous élude tout aussi bien ; la faim n'est plus parce qu'elle est suprême ; tous les mécanismes somesthésiques se mettent hors tension par répression et surpression, et nous ne sommes plus rien.

Pourtant nous redevenons tout parce que nous redevenons un. Soudainement la main agrippe le bout : il est temps de rester tout en remontant. De remonter dans l'immobilité la plus totale.

On réapprend alors à ne pas se servir du même mug pendant trois jours parce que maintenant, on en a d'autres, parce que maintenant on n'a plus à rationner l'eau pour faire la vaisselle. On ne réutilise plus le même sachet de thé trois fois, on ne s'en sert plus pour se réchauffer la paume des mains. On se surprend à allumer le chauffage parce qu'on n'a plus peur des factures. On ôte ses sous-vêtements thermiques, son pull, sa deuxième paire de chaussettes et ses gants parce qu'il ne fait plus 12 degrés dans l'appartement. On replie le sac de couchage et on range la paire de rideaux étendue sur le lit. On ne se précipite plus sur la bouilloire pour profiter de sa chaleur.

On sait que le corps peut tenir avec deux pains au chocolat, vingt centilitres de jus d'orange et un bol de soupe de tomates par jour. Et de l'eau, beaucoup d'eau. On sait qu'il tient parce que l'esprit ne flanche pas, mais on améliore le quotidien, doucement parce que le corps n'a plus l'habitude. Comme des paliers de décompression. On retrouve des goûts oubliés, des textures qui relèvent de la madeleine de Proust. Les impressions reviennent en picotant au bout des doigts. Et on se rend à l'évidence du regard délivré des paupières que quelque chose en nous ne doit pas être cédé aux vers de la tombe, qu'une éternité s'ouvre au devant de nous. On se renaît poète, alors qu'on l'a toujours été.

Les émotions s'affranchissent de la suppression des jours aux ciels de plomb, et on réalise que nos mots ne sont pas si vains, que le dialogue se fait avec ceux qui ne sont pas encore nés, même si la distance reste une barrière nécessaire à la bonne entente : tout contact avec le poète reste dangereux. La mélancolie, la dépression, la folie guettent. Alors on officie lorsque les autres dorment, une main griffonnant le papier et l'autre par-devant nous au cas où l'on vienne trop près, nous les sentinelles veillant au grain et la tâche brûlant au creux du ventre, celle qu'on ne peut laisser à nul autre tant elle demande de sacrifices et de garder vigile. Ceci est notre combat.

La nourriture retrouve un goût qu'elle n'a jamais eu parce qu'il faut bien se rendre à l'évidence : nous ne sommes plus le même, les abîmes sont remontées avec nous. Nous sommes remontés à la surface parce que les ténèbres nous y ont autorisés, nous ballastant d'obscurité au passage de l'octroi parce qu'il nous faut être lents. C'est cette même lenteur à descendre qui garantit la qualité de la remontée, la lenteur de l'obscurité à se faire la même que celle de la lumière à revenir. Sans lenteur, il n'y a aucune tristesse qui vaille, aucun bonheur qui ne tienne.

Et nous sommes ainsi ce vieil homme qui n'a plus rien à voir, les poings sur les yeux et les traces de colle attestant de l'absence volontaire de miroir, seul à son deuil, la tristesse nue n'étant pas sur nous mais en nous. La réalité est comme la peinture, plus sur les bords du pinceau qui l'écrase qu'en son plein sillage où l'imaginaire réside. Et ce feu qui ne projette aucune ombre, qui n'illumine aucune ténèbre, ne réchauffe pas non plus ce corps bleu de froid, bleu d'effroi au seuil de la mort – il nous permet cependant de l'admirer du seuil de l'éternité, parce que c'est là, et de là, que nous sommes : un sommet qui est un abysse qui est un sommet. 

Thursday 24 May 2018

L'orage


I
Outre les tremblements du présent
la lumière jaillit en feuilles.

Marcher suffit
un rocher, du papier, un crayon
et l'écrasante métaphore du monde à démêler.

Le lichen plus pierre que pierre
les fenêtres ouvertes attendent l'orage
la façade écaillée comme un vieil iguane
avant sa dernière mue
quelques vieilles ratiches sur un coin de friche
s'élancent poignarder le projet d'urbanisation –
ici on reconstruit le passé
calqué sur le papir buvard du présent.

Le murmure des sacs à main en terrasse.

Se griffer au crépi de la ville
on en connait les moindres bruits

Les lignes droites obliquées forcent la perspective
le pas de côté pour déformer l'angle
mais le banc de la nuit reste horizontal
l'accoudoir de la bienséance, on s'en est accommodé
les grues en équilibre sur un pied narguent
nuages gris, grues grèges et gravité grisante
les diagrammes de métal échafaudent la ruine
orchestrent l'archie et la texture du renouveau.

L'herbe trop faible pour embrasser
l'imminence de l'ondée
le lierre, résistant didactique,
les pigeons, bien assis dans leur royaume,
attendent eux-aussi l'orage –
pourtant le lac reste imperturbé
solide dans ses limites de juin.

Les veines aux tempes palpitent comme l'été
la sueur au pli du coude abritant le regard
la peau qui se pigmente au feu de la sieste
c'est l'année de la flanelle et de la soie.

Le matin balayé de larges lavis de brume.

Au seuil de l'étoffe la cigarette se consume
l'excentricité de la chair affranchie de l'étoffe rugueuse.


II
L'orage arrive, l'air flétrissant la torpeur
le pas des badauds pressant le pavé
la peau se grêle avant son arrivée
l'insouciant, lui, finit son discours
les ronds de mousse cerclant la paroi du verre
l'après-midi s'étire plus encore
l'orage amène au seuil du soir.

Dans l'indolence de la digestion.

Le ressouvenir de Vergina et son air crépitant de cigales
abasourdi de touffeur
la nuit le souffle rauque de l'air conditionné
à aucun moment le silence
l'été débardant des stères de lumière
dévalant les collines du Pyrée à bride abattue
tabula-rasant pour mieux préparer la prochaine moisson.

La chair est faible dans la poigne estivale.


III
Le lointain tonnerre noyé dans l'expectoration du traffic
on ne voit jamais bien que le ventre des nuages
ondulant comme la peau de l'océan
danse du ventre aux ruminements menaçants
ils nous rappellent à notre mortalité
les pigeons, eux, ont déserté la terrasse
si appétissantes des touristes que rien n'étonne
alors que le tonnerre tonne, chappe de plomb
pressurant l'atmosphère et nos instincts
forçant le regard à s'élever par-dessus le champ des toits –
oui, les pigeons sont partis.

L'ouest flamboyant de noirceurs
épaisses et poisseuses, suintant de mélancolie.

L'enfant en équilibre sur son ombre
soucieuse du gouffre
s'offre une paire d'ailes de bronze
comme le saint Michel trônant sur l'église
rêveillant sa propre mort et sa propre résurrection
avec d'intranquilles battements de cœur
et de paupières, le corps fléchi
et l'esprit contreplongé dans l'eau de la forge.

Les petits romanichels au visage adulte
le sourcil constamment froncé.


IV
La ligne droite existe aussi peu que le bleu du ciel
ou que le noir de la nuit
l'illusion entretenue par la rémanence rétinienne,
par la permanence cristalline de la perspective
incohérence physique de notre physiologie
et beoins viscérale de notre esprit de croire,
de croître en ce qu'il voit,
malgré l'impermanence des états de la matière
malgré l'entropie et notre désir d'équilibre
l'impossibilité du noir et du blanc
l'indomptabilité du boson,
combattre notre tendance à l'accrétion
notre préférence de la prévalence
notre vouloir être au centre d'un tout.

La marée basse des nuages.

On se croit amarré au bonheur des terrasses
chamarré d'impatience des devantures
d'aventures méritées en des terres au plus loin
le malheur nous terrasse d'habitudes millimétrées
pave nos ventricules de manque à gagner
nous igonrons le nœud dans la gorge
en grands boustrophédons que nous sommes.

Nous traçons donc le médian de Schrödinger,
esquivant le déplaisant de la réalité de comptoir
parce qu'on n'aura pas louvoyé le grand arbre
phylogénétique pour se saborder au vide de la tombe.

L'immédiateté du verbe.

La tension de la brèche
la fissure dans la maçonnerie témoigne
du déficit de cette tension que l'araignée investit
qu'elle entoile non par cette peur du vide
qui nous empoigne
mais parce que les jours comptent et n'existent pas
entre les tremblements du présent,
entre les calques du verbe conjuguable.

Les frémissements du sens sous les mailles du vent
dans l'échoc des silex des phonèmes.

L'étincelle de la connaissance ouvre les bogues.

Les meules des nuages pointillent le champ du ciel.


V
L'emprise araignée épouse l'anfractuosité
pavés sculptés par la foudre des talons.

La chair de l'olive est une gorgée d'été
lorsque la soif prend
son noyau, lui, occupe la bouche affamée de l'hiver

c'est au dehors qu'a lieu la discorde
il faut rompre la chantage de l'équilibre
le pas ferme au milieu des ruines
et au plus près du combat
la danse à même de raviver les braises.

Il est temps d'agir
lorsqu'on laisse le jour aux acouphènes.

Il nous faut essarter nos consciences
même si cela doit se faire par l'orage.

Les matins de lune insomnieuse amarrent la volonté
accentuent la soif plus que de raison
l'ennui enfile sa cagoule noire
d'un coup d'oeil sait où la chair
est la plus tendre.

Fardé d'empoie mais le regard direct
le débardeur choisi révèle la gêne
et la blessure aux cuticules n'a pas encore croûté.

VI
La ville, saisie à la dune de sa torpeur,
laisse tomber son quotidien à peine parcouru
et deux siècles intenses de lumières
rappelée à l'ordre de la barbarie
ne pouvant laisser filer une si belle opportunité
de se dédouaner de sa propre cruauté
l'eau manque mais les bulles de savon s'envole
en un geste éolien difficile à comprendre
détaché de son effroyable contexte
pourtant la ville s'est construite sur la destruction
l'acharnement à l'harnachement des ressources
qui ont toujours été ailleurs.
L'origami du temps à oublier
la honte saisie au creux du pli
d'une forme si parfaite que la déplier
réveille la bête qui a mû le maître
l'orage surprend la fenêtre ouverte au dehors
sans avoir pensé qu'il pouvait y entrer.
Le coup de tonnerre semonce les insouciants
la moitié de la ville apprend la peur
l'autre enfile veste et chapeau, éteint les lumières
et prie un dieu qu'on détache du mur
vademecum qui surprend la poche
et du même coup la déforme.
La panique amène le cœur au bord des livres
le moindre haut-le-cœur et finitatum est
elle pourtant aussi experte en enjambement
de cadavres que de raisonnements
la ville tremble, se rassemble sur la place
où est né le sentiment de liberté
comme les animaux sauvages dans la clairière
quand la secousse est trop grande
le toît ne protège plus et il devient stèle,
comme le petit cherchant la mamelle sèche
le lait y coulant parfois encore.

L'arbre retrouve sa texture et sa divinté
la ville le rélègue dès lors aux parcs
oublie que la forêt dort sous le bitume
ourlant la moindre brèche de lierre ou de lichen
dans son infatiguable et invisible travail de sape.
Elle détruit moins qu'elle n'affirme.

Il est temps de se lever, le chemin attend.

VII
Le vent roidit le corps déjà engourdit de solitude.
On s'abstient de montrer la défaite du visage
on ne croise plus le regard de peur d'être vu
la traque continue, implacable.

Le seul nénuphar de l'étang est en fleur,
patient, attendu et rubis sur l'ongle
ne déçoit pas le jardinier, premier et
second à l'admirer pour boire à sa lie
coupe fraîche d'amertume blanche
un vrai vin dyonisiaque au cœur de la ville.
Le poète, lui non plus, n'en attend pas moins.
La fleur de digitale, elle, émergeant d'entre les barreaux
flétrit à vue de printemps.
L'armoise attend son tour, son heure de gloire,
au fond d'un verre surprenant d'âpreté.
Le temps délie les langues pâteuses
l'eau manque et le noyau d'olive,
net comme un squelette de désert,
vient d'être craché d'impatience :
l'orage ne doit pas décevoir.
Les conversations se font murmures
sur le ton tragique de la confidence
l'étiage résonne comme une malédiction
– on a pris les marques pour les journaux intimes –
le badaud s'étonne de l'étonnement
se fait shaman, thaumaturge, druide, présentateur météo –
le boiteux le sent dans sa guibolle
bien avant tout ce petit monde.
Il rit. Il rit dans sa barbe usée,
jaunie à la gitane,
brûlée au siècle de la grappe et du houblon.
Il jette un dernier coup d'œil amusé au poète
mais il a d'autres jeux à jouer,
d'autres dieux à exploiter, plus dociles.

Le soir s'éteint au seuil du lotus
ses pétales arrangés en nuages corollés
le messager du vent aux joues de silex
fronce son marteau, horloge déréglée
sonnant l'écart à tout-va, au tout-venant.


VIII
Plus d'écart. Le poète respire à peine
claquemuré dans le sourire de la dépression
drainé des ultimes gouttes d'amour personnel.
Il regarde la vie trépidante, goulue,
se dandiner aux fenêtres bourgeoises,
aux fenêtres des HLM, narquoise,
petits pas chassés sur la pointe des pieds
et d'un revers de main antique
lui faire la plus pittoresque nique.

Tous ces regards tournés vers lui
qui ne le regardent pas vraiment
qui espèrent mais pas autant que lui,
la solitude comme une presse d'imprimeur
qui aurait toujours peur de ne pas serrer assez fort
les lettres s'encrant à chaque tour plus profondément
pour ne pas cesser finalement leur pression
qu'après avoir buté contre l'os.
La passion du mot brûle le cœur
sable sous les paupières de l'humanité
et les badauds se moquent, dénient,
échangent un mot, un geste vindicatif
et comme si l'illusion de leur bonheur
en dépendait, harponnent un message de haine
sur sa porte et s'en vont, se frottant la panse
comme après un bon repas.

Lui attend, les mains jointes au bout des doigts,
comme laissant suffisamment d'espace
à des espaces dans des espaces
du vide dans du vide dans du vide :
le plus sûr moyen d'en avoir assez pour créer.
La matière en suspension en puissance
les particules nécessaires créées depuis
la grande division euclidienne –
trame de la trame – plus précisément –
trame toujours renouvelée de la trame usée –
bien en désordre planifié
n'attendant qu'un ultime bloc
pour façonner l'arrangement.
Il n'aurait qu'à claquer les paumes
pour entamer le long voyage
aux confins de la solitude,
comme un coup de tonnerre
dans la nuit d'ivoire
dernier refuge avant la traversée.

Devant l'absolue nécessité du vide
il appréhende chaque interaction
chaque contact avec la matière
avec une précaution de tétrodon.


IX
Il a peur. Peur.
De cette solitude magnifique
magnifiée par la douleur,
les quolibets, les qu'en-dira-t-on,
l'échec de l'impression
la débâcle sordide du baiser.

L'avoir essayé, dernier clou au cercueil.
Il se dit qu'il peut encore attendre –
l'attente rallonge la sensation du temps
mais n'oblige pas à vivre :
il préserve la profondeur de champ
sans contraindre à la récolte.
Oui, il se dit qu'il peut faire ça,
faire semblant d'attendre l'orage
faire semblant de tendre les filets
de rentrer au port, un noyau d'olive en bouche,
s'attabler pour écrire, laissant le temps s'écrouler
tout en observant ces visages attentifs
et ces nuages s'étirant à perte de vue
cherchant l'omission dans l'oraison muette
tout en serrant les points tout en pleurant.

Le vent du nord, cendreux, force l'imaginaire
des clairs-obscurs des banc publics
sur la même place où deux cents ans plus tôt
la tête du roi tombe telle une comète
aux cris de liesse d'une foule abasourdie.

Les groupes dansent au gré des affinités,
des sourires timides, des regards entendues –
grand ballet au tiré de rideau du jour
torpeur que l'herbe et la pierre n'oublient pas –
les amoureux transis seuls sont laissés
à la tranquillité rayonnant des clins d'œil
et le poète, parce qu'il observe,
conserve à la mémoire la joie rassasiée
garant de la clôture indifférente du jour
témoin de la palsiante fraîcheur
qui s'explique et pourtant qui surprend
peintre fatigué d'un tableau banal
vu mille fois à chaque porte du monde.
Sont-ils déçus, peut-être,
mais jamais les acteurs ne voient la pièce.


X
Derniers coups de langue de lumière
lappant les vitres luisantes sur les toits.
Au pavé soudain les peaux se grêlent.

L'hésitation de granit au frémissement de juin
rappelle ces coups de fusil tonitruants
que personne pourtant ne semble entendre
provenant de la grange pleine de foin sombre.

La nuit s'est faite et la pluie
appuyée des prières les plus pressantes
lave les toits de la ville.

L'ombre est familière dans le canevas de la sorgue
équarrie au millimètre près par la mémoire
alors que l'œil ne l'a pas encore reconnue.

Les passants filent comme un ciel de traîne
les couleurs meurent dans l'asphyxie des briques
la foule comme des vagues qui ne s'échouent
qu'en dehors du champ de vision
chaînes d'atomes en roue libre
impétus orbital centrifuge
axe hors des gonds sans réel contrôle
bientôt un lointain souvenir
les ouvrages de pierre et de métal-cénotaphes.

La nuit dort contre les flancs de la bête
la ville ceinte des torpeurs d'un été improbable
appuie sa tête languide sur son ventre
dans cet amas de respirations lentes
le poète écoute chaque souffle pour le conter.
Il ne reste plus qu'un pas à faire
pour saisir le seuil et sentir le suin
de la nuit laver la sueur du jour
sceller le corps dans la stupeur de juin.

Récolter la nuit attardée sous les pierres
dans les combes en longs filins chanvrés
qu'on amènera à la rivière pour les rouir,
cette nuit qui a le goût de terre
pour rien au monde on ne l'échangerait
même si on n'a pas pu en jouir.

Plus le matin est clair, plus sombre est le thé.
Au mitan des ténèbres il est d'une pâleur de spectre.

L'oreille collée au flanc régulier
le battement s'estompe dans l'aurore
la bête rythmant les souffles
vient d'ouvrir un œil.
 

Wednesday 23 May 2018

Souffle II


Plus tard hier, il fait nuit blanche
et l'envie de voir la mer, forte,
tentait l'ombre de ses doigts filigranes

elle, danseuse à sensations,
était responsable de cette envie
car penser à elle retenait le temps
en courbant l'échine de la lumière

plus tôt demain, il faisait l'harmattan
la lueur de la page cessait d'être alléchante
recoulait le lait dans la jarre
chassait les corbeaux des gouttières de toit

le courage retrouvé dans un verre de vin
sur le plancher silencieux du matin
vidé il y a cent ans par pure jalousie
il n'y avait plus d'hésitation
plus d'envie de percer les mystères
finie la vie à songer, à mordre
le voyage immobile n'était plus
il fallait à présent parcourir
insensément fini et infini
faire fossile des ballasts
aller, laisser, vibrer le cycle
étreindre la voie du tout
à défaut de le pouvoir comprendre

de son rire de fin du monde
coulait une rivière folle
comme un rideau battant contre la tempe
emportait les équations
effaçait les souvenirs
rendait le temps et l'espace
insupportablement présent
 

Monday 14 May 2018

freedom


The Truth is out
the Truth is out
the lights went south
as predicted
books no longer needed
living echoes in echoed chambers
tunnel without walls
all connected
old life in bonfire's embers
darkness closing in on
I have perfect vision now
I have to leave
I had to
I wasn't afraid to stay
I am unpredictable
even to myself
always wondered
where is Lara
where is Lara
riding up to no consequence
flitting in her robe
dainty as a daisy
where is she
I wish I could talk to her
listen to her cithara voice
even though she's here
she's here inside
as inside that enclosed garden
it's all in here
yes everything is in here
the books the words
the memories
the sensations and the colours
the numbers, the numbers!
piranesic bridges building themselves
interalloverconnected –
the world can burn to the ground
I can build it from memory –
so I can finally know where Lara is.
 

Thursday 3 May 2018

The Letter


He came with shuffling feet and halted gait,
He had a message for me.
The letter was written in black ink on black paper.
When I asked him what it meant
He simply shrugged – perhaps it was a shiver
but under that hood of his it was hard to see –
And said to follow him, and so I did
knowing it was foolish to be candid
knowing I would ultimately
be made to sit down and see
what I wanted to remain blind about –
but there was no more time to waste,
so I sat down, looked and was afraid,
stared at all the mistakes that were made,
and saw that all was beyond help.

I wanted to unsee but couldn't, so I wept
and with a shuffling hand and halted breath
wrote a letter to myself in death.

Habits

I am a man of habits I got to this conclusion because I flash-realised that I am hoping that someone, someday will see the patterns the rou...