André
Jamais le mois de mai n’aura donné autant de fruits et de soleil, se dit André en bêchant vigoureusement autour de ses plants de tomates. L’année dernière, poursuit-il, c’était le gel, et l’année d’avant, c’était les doryphores et les merles. On va se rattraper cette année, finit-il de penser.
Il n’a quitté son jardin qu’en milieu de matinée, pour aller admirer la table du déjeuner sur la terrasse. Il aime quand sa femme Jeanne prépare une salade de légumes frais en plat principal, car c’est pour lui le véritable début de l’été. Il ne sait pas ce que sa femme est partie faire en ville, par ce qui s’annonce être une journée exceptionnelle, mais il ne l’imagine que trop bien en compagnie de leur fille, sur le marché aux fleurs à préparer un beau bouquet pour orner la table de ce soir. Car ce soir André fête ses cinquante ans, et il n’est pas peu fier de les fêter, compte tenu de ce qu’il a fait de sa vie lorsqu’il était jeune. Un sourire amer aux lèvres, il plante furieusement son outil dans la terre ferme et craquelée par endroit. C’était du passé maintenant, cela devait rester du passé. La terre manque d’eau. A cette pensée, André retrouve son calme. Il fouille dans une des poches de son bleu de travail, en tire un mouchoir chiffonné avec lequel il s’éponge le front. Il pourrait faire plus chaud si ce n’était cette brise qui rafraîchit drôlement l’air, pense-t-il absentement. Mais ce n’est pas ce qui le fascine le plus : il n’arrive pas à détacher son regard et son esprit de ce ciel d’un bleu immaculé ; aussi loin que portent ses yeux, il ne voit aucun nuage troubler la sérénité des nues.
André se rappelle des ciels de sa jeunesse et se demande s’il en a déjà vu un si beau, si prenant, si dense. Un petit rire soulève sa poitrine : il lui a fallu attendre quarante-neuf ans pour enfin voir le plus beau ciel de sa vie. Une petite voix à l’intérieur de lui chuchote de ne pas avoir de regrets, mais il lui répond, en chuchotant, qu’il n’en a pas et qu’il n’est pas près d’en avoir. La voix rétorque que ce n’est pas près mais prêt, puis se tait. André l’envoie au diable, puis se remet à bêcher.
La matinée est longue, presque interminable, si l’un songe à régler sa pendule sur le ciel. Il n’y a pas lieu de se le cacher, s’avoue-t-il à lui-même, mais c’est un peu dommage de s’échiner à son potager par un temps pareil. Il pose son outil contre la cabane de jardin, se rappelle qu’il n’a plus de quoi la repeindre, et remonte vers la maison en prenant soin de ne pas laisser traîner ses bottes sur le gazon duveteux. André arpente le terrain légèrement incliné, embrasse du regard cette maison qu’il trouve toujours aussi belle et se remémore en un instant le lent processus de la construction. Son père et ses frères l’avaient aidé pour les fondations et la charpente de la toiture, mais ce qu’il y avait entre les deux il l’avait bâti seul, à la sueur de ses soirées, de ses samedis, de ses dimanches et de ses vacances. Cette maison avait vu grandir ses enfants, mourir ses parents, avait abrité bien des fêtes de Noël et d’anniversaires, avait essuyé moult orages, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur.
Alors qu’il remonte la dernière bosse de gazon, dirigeant ses pas vers le garage pour s’y déchausser, il voit défiler devant ses yeux tous les incidents, petits ou grands, bons ou mauvais, qui ont jalonné sa vie. Il y pense à la vitesse de la lumière, s’attarde sur tel événement, sur tel moment grave, sur telle image. Ce qu’il voit n’est parfois pas plaisant, aussi grimace-t-il comme s’il sentait de nouveau la douleur de ces instants.
Arrivé dans le garage, une botte défaite, il sent le froid du ciment à travers sa chaussette ; il regarde le rectangle lumineux que constitue l’entrée du garage, avec sa porte relevée et son allée goudronnée pour la voiture. Ce rectangle lumineux, une fraction de seconde, il le voit bleu. Il sent le coin de ses yeux s’irriter, piquer ; il sent ses poumons se remplir d’air, se bloquer, puis se relâcher dans un long soupir. Chose pratiquement inconnue pour lui, il a comme une envie de pleurer mais quelque chose en lui l’interdit. Plusieurs vagues ardentes ainsi se succèdent et soulèvent sa poitrine. Plusieurs fois, il sent les larmes prêtes à jaillir, mais quelque chose en lui tient bon. Plusieurs fois. Mais contre son gré trop d’images se bousculent, le harcèlent en rémanence : les larmes finissent par voir le jour et perlent en fines gouttelettes le long de ses joues. Il croit qu’il regrette, et avant même que les mots ne se forment distinctement dans son esprit, ils sortent et font vibrer l’air chaud : «Si je le pouvais, je souhaiterais réparer mes erreurs.»
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