Pauline
Kurtz vient d’expirer son dernier râle et Pauline pense au ciel bleu au-dessus de lui, aux flots boueux en dessous de lui, aux confins de la cabine, à Marlow qui n’est pas à ses côtés, aux bruits du bateau qui résonnent dans la petite cabine, à l’atmosphère sinistre ondoyant à ses aises, à l’homme noir annonciateur de sa mort. La quête vient de prendre fin, pourtant il reste des pages. Plusieurs. Pauline ne saurait dire combien, mais assez pour que le mystère pèse un peu plus sur sa poitrine.
Thomas
Thomas arpente les rues de la ville d’un pas pressé : il est en retard. Ce n’est pas qu’il habite loin, mais il reste toujours trop longtemps avec sa mère le midi. Ce midi-ci ne fait pas exception. Pourtant il ressent une gêne à l’intérieur de lui : sa mère a conservé un sourire radieux tout au long du repas, alors qu’elle arborait toujours un sourire triste. Peut-être est-ce le beau temps et le ciel bleu. Il ne reproche pas à sa mère d’être triste. Lui et son père ne savent plus comment lui remonter le moral depuis que sa mère est morte, il y a quelques mois de cela. Mais aujourd’hui est peut-être un grand jour, peut-être que sa mère a enfin accepté de faire la paix. Il sourit à cette pensée, mais il court à présent : les cloches de la cathédrale toute proche – il peut voir les deux flèches triomphales se dresser, seules, dans l’azur du ciel – retentissent. Les grilles de l’école sont en vues ; il voit Raquin le mécréant passer leur seuil, suivi de près par une des pionnes : il n’est pas si en retard. Comme d’habitude, il passe près des groupes de sa classe sans se faire remarquer, il semble même que les autres exilés ne veulent pas le voir, trop occupés à se renfermer sur eux-mêmes. Thomas marche la tête légèrement baissée, ses yeux fixant à la volée chaque gravier, chaque aspérité sur le sol – dans le coin de son œil, il voit Raquin un peu plus loin, en retrait – puis bouscule un sixième qui tient le ballon de foot sous un bras. Thomas ne le dépasse que de quelques centimètres, mais pour lui, cela suffit. « Dégage, » lui lance-t-il, venimeux. L’autre ricane. Thomas soupire en haussant les épaules, affligé par la bêtise de l’avorton. Il se demande s’il était comme ça en sixième.
Alice
L’infirmière est dans la chambre d’une autre patiente, et elle s’attendrit au spectacle de mère et enfant faisant connaissance après neuf mois d’attente, séparés mais complices. Alice, elle, est en état de choc depuis le départ un peu précipité du médecin ; il n’est pas retourné la voir, même s’il est venu plusieurs fois demander de ses nouvelles. La dame blanche voudrait avoir des paroles réconfortantes mais elle n’en a pas, car elle-même n’a su se rassurer. Elle se demande pourquoi ces choses-là arrivent, car malgré les explications que la médecine moderne peut proposer, toutes logiques et certainement vraies, il y a quelque chose d’inexplicable dans la fatalité. Dieu dispose toujours, semble-t-il. Comment éviter qu’un enfant se retourne au moment fatidique, s’enroulant dans le même mouvement avec le cordon ombilical, s’interdisant sa propre naissance ? Certains voient en ce geste une sorte de suicide raisonné par l’instinct, d’autres la marque du destin inéluctable. Les médecins penchent pour la plupart vers la deuxième hypothèse, même s’ils n’utilisent pas le mot « destin », même s’ils n’en parlent qu’entre eux, faisant montre d’une honte certaine pour cette zone d’ombre dans leur savoir. L’infirmière admet sa propre ignorance sur le sujet et préfère vaquer à ses occupations loin de la chambre d’Alice. Pourtant, dans quelques minutes, son mari arrivera, car il a téléphoné il y a presque une heure déjà, et alors elle devra retourner au chevet de cette mère privée de son enfant, une parmi d'autres.
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