Pauline
Strawberry Fields Forever bruit sourdement dans le petit appartement ; c’est une de ses chansons préférées, mais elle ne l’entend pas. Elle se dit qu’il vaudrait peut-être mieux arrêter de lire et se concentrer sur son exposé raté, mais ce n’est pas le moment, elle veut au moins terminer son chapitre de Cœur des ténèbres. Elle fait défiler les pages entre ses doigts et trouve la fin dudit chapitre – l’avant-dernier – huit pages plus loin. C’est une édition bon marché, la reliure a tenu le choc. Ce n’est pas la première fois qu’elle le lit, mais c’est la première fois, it seems, qu’elle le comprend. Soupirant légèrement, Pauline reprend sa lecture, se coupant totalement du monde extérieur afin d’aller plus intensément au cœur du livre, dans l’omphalos – le nombril – du livre. Ce que Pauline ne voit pas en cet instant, n’a pas vu en allant à la fac plus tôt dans la matinée ou en ouvrant les fenêtres à son retour, c’est ce ciel céruléen qui sert d’écrin à ce soleil que l’on ne voit pas, ce Râ tout-puissant et invisible. Ou peut-être est-ce l’inverse. Elle ne voit pas non plus les rideaux danser au gré du zéphyr invisible, dont nous ne voyons jamais que les infinies conséquences. Elle n’a plus comme autre notion du temps que les battements muets de son cœur, que son horloge biologique, circadienne.
Ces huit pages, une douzaine de minutes de lecture tout au plus, lui paraissent néanmoins réverbérer une certaine forme d’éternité, comme si le cœur des ténèbres était en dehors du temps physiologique, physique, au plus profond de l’homme, comme un battement de tambour au beau milieu de la jungle, par une nuit sans étoiles.
Elle pose le livre sur la table de chevet puis s’étire en bâillant bruyamment. Il peut être midi passé, mais elle a tout le temps de revoir les erreurs de l’exposé qu’elle a donné un peu plus tôt devant une horde de tarés. Immédiatement, elle se corrige : ce ne sont pas tous des tarés – certains sont plus brillants qu’elle – sauf qu’elle est une véritable imbécile doublée d’une idiote intelligente, stricto sensu dirait un de ses amis. Pauline n’avait pas eu envie de passer devant ce jury face auquel elle se savait condamnée par contumace par avance. C’est cela, l’univers de la fac, lui avait dit ce même ami. Elle avait eu beau plaider en sa faveur auprès du prof, celui-ci n’avait rien voulu savoir, et justement d’ailleurs : pourquoi aurait-elle droit à un traitement de faveur et pas les autres ?
Dépitée, Pauline s’assoie sur le bord du lit et réprime un autre bâillement. Il faut trouver une source de motivation, et vite, se dit-elle. Elle passe plusieurs secondes assise ainsi, immobile, mais elle n’en trouve aucune ; pourtant, elle se lève, comme mue par des fils invisibles tirés d’en haut, ou par une volonté sans raison que l’on ne trouve que dans les livres. Tous ses gestes sont automatiques : reborder le lit, se rhabiller, se recoiffer, oublier de mettre du maquillage. Durant tout ce temps, Pauline sent une boule se frayer un passage dans son ventre. Le bâton d’encens qu’elle vient d’allumer n’y fait rien, ni son thé froid aux herbes médicinales grecques. Bien sûr, elle sait que c’est du stress, elle en a presque l’habitude maintenant. Cette maudite boule se promène partout depuis ce matin, ressentie on and off, comme si elle avait élu domicile dans son corps, finit-elle par penser. Elle connaît la nature du petit mal qui la ronge, elle sait pourquoi elle s’est réfugiée, il y a très longtemps, dans les livres : parce qu’elle n’aime pas sa vie insipide, elle n’aime pas les gens qui l’entourent. Elle ne sait pas très bien ce qu’elle veut, si ce n’est qu’on la laisse tranquille, d’où l’appartement alors qu’elle pourrait très bien habiter chez ses parents à une quarantaine de kilomètres d’ici, et faire les allers-retours.
Elle aimerait qu’on lui laisse assez d’espace pour s’exprimer, pour bouger, pour respirer, peut-être même au détriment d’autres personnes ; elle a peur du confinement, de l’entassement, de la promiscuité suffocante qu’elle ressent comme un besoin, une nécessité chez l’homme. Elle n’en veut pas à la terre entière bien sûr, pourtant elle a bien une certaine réserve, une certaine colère qu’elle n’a pu tourner que vers son père, cet homme casanier qui a peur du dehors, du monde au-delà de la clôture de sa maison, de son prochain qu’il ne reconnaît pas comme différent. Cet homme qui ne sait s’exprimer autrement que par des silences, elle le hait et le fuit, faute de pouvoir le comprendre. Elle tente de se socialiser alors que lui se renferme, elle tente de s’exprimer alors qu’il se tait. Elle n’a pas peur du commun des mortels, seulement de l’autre qui pourrait être elle. Mais il semble que depuis qu’elle a quitté le foyer, elle ne s'épanouit pas comme elle le voudrait, elle cherche moins la compagnie des autres, et cette ressemblance avec son père la répugne, la fait douter de sa véritable nature.
Alors elle se fait violence, sort avec ses amis, fume des joints et…c’est somme toute une sobre vie que Pauline mène, et elle en a parfaitement conscience, mais elle l’a choisie. Elle n’aime pas le quotidien qui va avec la poursuite de la vie, quotidien dans lequel son père trouve sa sécurité et son réconfort – elle veut vivre un quotidien qui ne serait pas ennuyeux et dans lequel elle pourrait, enfin, être elle-même sans être gênée par les autres. Les livres sont pour elle un succédané, un placebo à sa vie misérable, et bien qu’elle se jette à corps perdu dedans, elle sait qu’elle se cache la vérité : elle voudrait être exceptionnelle, irremplaçable aux yeux du monde et à ses yeux : tout l’inverse de son père et de sa vie misérable. Vivre le quotidien des héros de roman. Elle a écrit des histoires dont elle était l’héroïne toujours heureuse, l’aventurière intrépide parcourant le monde et ses aventures sans jamais fermer les paupières, mais vanité tout n’est que vanité: elle ne pouvait se résoudre à y croire.
Pauline s’assied devant son exposé gribouillé de rouge, ce sont les erreurs – ses erreurs d’appréciation, de jugement. Elle aime le sujet pourtant, les Romantiques anglais l’ont toujours passionnée, surtout Wordsworth et Keats, mais elle n’avait su se mettre à la tâche plus tôt – pas pur fainéantise, elle l’admet – et le temps qu’elle s’aperçoive de son erreur, il était trop tard. Le temps ne s’allonge pas pour nous autres humains. Elle s’est ridiculisée, ce matin ; devant un jury entier de tarés et d’étudiants à la fois intelligents et misérablement bêtes. Elle est même passée pour la pire des connes, s’avoue-t-elle en posant son front dans la paume de ses mains, alors qu’en cours elle avait toujours quelque chose à ajouter à ce que disait le prof. La pire des connes. Pauline pleure. Elle n’aime pas se dire qu’elle est conne en sachant qu’elle a raison. Cependant, elle n’avait rien fait pour prouver le contraire…si seulement elle savait ce qui l’attendait plus tard, ce qu’elle ferait de sa vie, elle marcherait plus sereinement sur sa route. Mais elle ne sait pas, rien, son futur ne se dessine plus comme avant quand, petite, elle disait qu’elle deviendrait infirmière ou institutrice ; devant ses yeux embués de larmes, elle n’arrive pas à tracer son chemin, il y a trop de brouillard autour d’elle.
Il faut arrêter de penser à des choses pareilles, se dit-elle. Elle essuie ses larmes du revers de la main. Ce n’est qu’à cet instant, qu’enfin, en détournant le regard, elle le voit. Elle a tourné la tête au dehors, sans raison apparente. Elle voit ce ciel bleu que l’on ne rencontre que dans les romans, épuré de tout nuage, dénué d’oiseaux ou de ces longues traînes que laissent les avions à leur suite, où devrait trôner un orbe scintillant et majestueux, et bien que le soleil reste imperceptible, elle ne s’en étonne guère. Elle ne peut soutenir l’éclat de l’astre bleu et ferme les yeux un instant, peut-être même moins. C’est ainsi que se forme son souhait, comme si, pendant tout ce temps, il s’était dissimulé en elle, près de son larynx, en attendant le moment propice, et c’est ainsi qu’elle le formule : «Je voudrais savoir.»
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