Wednesday 30 September 2009

36000 étoiles


        Monsieur Olbers, un jour qu'il était à Brême dans un salon réservé à ceux qui fumaient des cigares et buvaient du brandy tout en racontant des histoires de chasse (on est en 1800 et quelques, alors on les excuse), sûrement autant pour pimenter un quotidien morose que pour réveiller tous ces flemmards en charentaises, jeta un pavé dans la mare: « Pourquoi fait-il nuit? » Ou demandé dans l'autre sens: « Pourquoi à un moment donné ne fait-il plus jour? » Les plus prompts à vouloir reprendre leur article de journal – les inconscients! - rétorquèrent: « Eh bien! C'est parce que la terre a tourné sur son axe et que le soleil n'est plus visible de notre position, pardi! » Ils se firent traiter de fifrelins, de galvaudeux, de bas de plafond. Certes, la lumière du soleil occulte celle des étoiles, étant plus proche que ses consœurs distantes de plusieurs milliers d'années-lumière. Donc lorsque le soleil est occupé à éclairer nos amis de l'autre côté de la terre, il fait nuit chez nous, certes. Et là Heinrich Olbers fulmine: « Et encore ça c'est que le début – ok, d'accord, faîtes les malins, mais vous savez combien d'étoiles? Hein? Hein? Ben y'en a un sacré paquet, des milliards de milliards même, alors si y'en a autant pourquoi quand il fait nuit eh ben on voit pas tout un ciel rempli d'étoiles? Hein? Y devrait pas y avoir de noir entre les étoiles. » Il était sacrément sur les dents, le médecin (ah oui, au fait, il était médecin). Bande de crétins!
        Face à tant d'emportement pour si peu de choses, on posa son verre de brandy et on exposa clairement la situation à ce bon vieux Olbers qui d'habitude ne faisait pas de vague: « Mon cher, rien ne sert de s'énerver! Voyons: auriez-vous oublié de prendre en compte les astres qui ne rayonnent pas? Ils occultent l'éclat de toutes les étoiles situées derrière eux par rapport à notre champ de vision. Ensuite, il y a des étoiles qui ne rayonnent pas autant que notre bon vieux soleil. De plus, les étoiles meurent. Et pour finir, regardez la distance qu'il y a entre nous et les planètes, ou même les systèmes solaires, il y a un sacré vide entre chaque sphère. » Tiens, pensèrent-ils, cloué le bec au Olbers. Bon, où ai-je mis mon verre, moi?
        Sauf qu'il était pugnace, coriace comme un de ces morceaux de plastique qu'on n'a découpé qu'aux trois-quarts – par pure fainéantise, il faut l'admettre – et qu'on veut finir de « découper » en tirant dessus comme des sourds. « Rien à faire gnnnnnnn, ça veut pas venir. Gnnnnnnnnn! C'est pas vrai de voir ça, je vais être obligé de reprendre les ciseaux! » Il était comme ça, Olbers, il avait tendance à faire serrer les dents, mais il y pouvait pas grand chose, il faisait de son mieux, croyez-moi. Il revint à la charge, bille en tête: « Ah ah, mon ami, vous vous fourvoyez le doigt dans l'œil jusqu'aux mollets! Certes les étoiles ont une durée de vie finie, certes les étoiles ne sont point distribuées uniformément, et que l'espace soit fini ou non, statique ou non, importe peu: l'univers est en expansion! Ce que vous avez omis, et c'est grâce à la longueur de mon ami Planck que j'ai pu le déduire, c'est que la lumière non seulement perd en intensité avec la distance – même si le rayonnement des étoiles est gargantuesque – mais qu'avec cette même distance et le phénomène d'expansion elle se décale vers le rouge! Ah ah, vous ne savez plus que dire, vous voilà bien attrapé! »
        Malheureusement pour lui, il les avait perdus quelque part entre « fourvoyez » et « mollets ». Ceux, peu nombreux, qui lisaient près de la bibliothèque ne purent s'empêcher d'admonester du regard celui troublait leur quiétude et l'apostrophèrent en ces termes: « Je ne sais pas qui est ce planqué qui se prend de langueur, mais que vient faire le rouge là-dedans? »
        « Pu**** mais t'es relou, tu piges rien! Le rouge foncé c'est presque du noir! 'Tain mais en plus c'est d'la lumière visible dont j'te cause, handicapé du cerveau! Et tu laisses mon pote Planck sinon j'te dévisse le crâne! Faut tout vous apprendre c'est un truc de malade: les étoiles elles se cassent. Elles en ont marre de vos sales gueules! A cause de l'expansion elles s'éloignent, bande de mous du gland. Sa mère, même les atomes dans la voûte ont pas assez de densité pour éclairer vos culs tout blancs! Zonards!, Ziva vous m'les cassez grave! Si c'est comme ça j'me tire! »
        Sur ces entrefaites, il prit congé de ses camarades, les laissant à leur perplexité. Il savait au fond de lui qu'il avait raison: « Au fond de moi, je sais que j'ai raison. Nul ne me fera changer d'avis. Je vais voir mon ami Goethe, lui saura m'écouter. Non mais!»
        Ce n'est pas comme s'il y avait une centaine d'années de décalage entre lui et monsieur Planck, ou comme si plusieurs de ses observations ne pouvaient être faites qu'avec un spectrographe à unité intégrale de champ, non. Tout de même, quel avant-gardiste ce Olbers. Il avait tout compris.

Thursday 24 September 2009

Monsieur Virgile #10 - Epilogue

« Bon ben voilà, on a fini. On va aller décharger le camion à la bonne adresse, cette fois on se trompera pas.
_ Merci.
_ Ça va aller?
_ Je vais devoir m'y faire.
_ Vous savez, je sais que ça doit pas être facile tous les jours, après tout ce temps dans le même métier. Vous avez soigné mon ptit gars, ya un bail déjà.
_ Il a lu L'Ile au trésor pour un problème d'onychophagie. Il doit le relire de temps en temps, non?
_ Vous êtes vraiment sacrément quelqu'un! Pour sûr qu'il le relit...il se ronge plus les ongles par contre. Allez, faut que j'y aille. En revoir. »
AU revoir, pensa-t-il. Le vieil homme vit le camion partir dans son nuage âcre.
Pincement au cœur. La vision trouble.
On ne lui aura pas permis de poursuivre son enseignement, d'apporter sa pierre à l'édifice. Il n'avait pas réussi à changer le monde. Il n'avait contribué qu'à le laisser un peu mieux que lorsqu'il avait foulé son sol pour la première fois. Il aurait pu faire beaucoup plus. Il avait fait de son mieux comme son père avant lui. Son fils avait essayé, en vain. Il n'avait rien pu sauver, pas même le magasin dont les charges auraient saigné à blanc les comptes du pauvre homme. Il n'y avait alors eu plus qu'une seule chose à faire. Il avait cru devoir laisser à d'autres le soin d'emballer chacun des ouvrages, incapable de pouvoir assumer ce geste, de vouloir cautionner cet abandon. Dès l'instant où il vit le premier camion et les déménageurs, il décida de le faire lui-même. Personne d'autre que lui ne devait, ne pouvait le faire sans rien abîmer, sans rien dénaturer. Cela lui prit un mois. Chaque semaine un camion venait chercher les cartons pleins pour les emmener à la bibliothèque municipale à laquelle il en avait fait don. Le premier camion avait failli finir dans une cave poussiéreuse des archives départementales. Finalement, après une bonne sueur froide, le camion déposa les précieux ouvrages à la bibliothèque. Là-bas, ils se chargeraient d'aménager la mezzanine.
Voilà deux ans que François était parti, et sa santé avait lentement décliné, tout comme son activité. La poussière s'accumulait dans les recoins. Il devait réagir mais ne savait pas comment. Au final ce fut la mère d'Hélène qui se chargea de tout. Il allait vivre avec elles. Elles prendraient soin de lui autant qu'il avait pris soin d'elles.
Il se faisait vieux, le sentait dans ces genoux qui ne pliaient plus comme avant, dans ces gestes plus aussi sûrs. Dans ces larmes qui venaient pour un oui ou pour un non. Il serait une gêne. Il ne tiendrait pas longtemps.
Il avait, bien sûr, foncièrement tort, mais pour le moment faisons comme si nous aussi, nous pensions qu'il ne tiendrait pas.
L'ennui, tromper l'ennui avec les relations humaines. Un quotidien axé sur le compromis, sur l'absence cruelle de livres, sur des nuits télévisées qui n'apportent rien. Les visites moins fréquentes de son fils. Les soirées avec la mère d'Hélène qui, au quotidien, faisait montre d'une capacité presque sans faille à générer l'horripilation. Être obligé de raconter sa vie, de travestir son histoire pour se protéger, autour de la soupe qu'il avait faite pour rompre la monotonie – ou plutôt: pour briser la suprématie des dîners micro-ondes. Le seul réconfort trouvé auprès de cette formidable fillette qui s'occupait d'elle-même au jour le jour, admirable petite personne qui n'avait même pas une décennie! Sa mère, inutile éleveuse mais industrieuse, besogneuse. Elle ratait quelque chose. Un jour, il devrait le lui dire, ou lui faire comprendre. Les jours passaient avec une lenteur inégalée. Il sortait de temps à autre, allait au parc, mais le cœur n'y était pas.
Et puis, un soir, Pierre arriva, une enveloppe à la main. Il fut bref, concis. Ni les larmes ne coulèrent ni le mot « honte » ne franchit ses lèvres. Pourtant Hélène les ressentit tout autant que lui. Ils ouvrirent l'enveloppe après l'histoire du soir, désormais devenue rituelle, point d'ancre dans une mer de marasme. Il faillit s'étouffer avec sa salive. Il avait réussi à vendre le bail. Ce petit bon à rien avait réussi à vendre le bail! Lui qui croyait avoir tout perdu! Hélène ne comprenait pas, mais s'il était heureux alors elle l'était aussi, dansant debout sur son lit. Dans l'enveloppe qui tomba du lit lors de cette danse hilare, il y avait un chèque. Avec assez de chiffres pour s'étouffer avec sa salive.
Il prit une semaine de réflexion, pour s'apercevoir qu'il n'avait pas changé d'avis depuis la première minute. Il expliqua sa décision à Hélène qui l'écouta patiemment, comme d'habitude, la tête un peu penchée sur le côté. Il partirait dans le pays des écrivains de ses rêves. Il reviendrait souvent, pour quelques semaines, s'arrangeant pour faire coïncider les dates avec ses vacances. Elle viendrait avec lui. Ils découvriraient le monde ensemble. En lui-même il se dit: « et je pourrais admirer tes yeux aux quatre coins du monde. »
La dernière carte postale en date était une vue du « Llullaillaco, Cordillère des Andes ». Il ne lui fallut pas plus de quelques secondes pour comprendre. Hélène passerait son brevet dans quelques semaines. Il ne reviendrait pas pour la soutenir. Elle alla dans la cuisine où sa mère s'affairait autour du nouveau micro-ondes. Elle lui demanda de s'asseoir et de l'écouter. Elle lut d'une traite et les mots, pour une fois, elle ne les déformerait pas:
« Ma petite Hélène,
Contempler la vie d'un œil et voir la mort de l'autre. Après avoir tant guidé, c'est à mon tour de me laisser guider par ton regard dans les ruelles d'Antofagasta, au Chili. Je t'ai écrit un jour que je ressentais la douleur, le besoin des gens autour de moi. Ce n'est plus vrai. Celle que je vois, à présent, c'est la mienne. Ces montagnes brunes et rouges se détachant du bleu profond du ciel me rappellent à ton bon souvenir, une fois de plus. Tu me manqueras. Virgile. »

Wednesday 23 September 2009

Monsieur Virgile #9


Voilà bien deux semaines que François n'était pas venu. Il est vrai qu'il continuait sa multi-thérapie, il avait donc beaucoup à lire. Même Hélène s'inquiétait. Il avait appelé, trois fois, sans succès. Mais une de ses anciennes prescriptions était revenue entre-temps. Il devait l'avoir déposée lui-même, il ne lui connaissait ni ami ni famille. La mère d'Hélène avait décidé de prendre une journée de congé pour le retrouver. Il l'attendait, elle ou son coup de téléphone. Hélène était là. Elle venait maintenant tous les soirs après l'école. Ils faisaient ses devoirs ensemble, comme ils avaient pris l'habitude de faire tous les mercredis.
De temps à autre elle relevait la tête et regardait tour à tour la rue sous la pluie battante et le vieil homme. Celui-ci sentait son cœur s'accélérer à chaque coup d'œil. Il y avait quelque chose de terrible dans ces deux couleurs si tranchées l'une de l'autre. Au Moyen-Age elle n'aurait pas fait long feu.
« Tu t'en sors?
_ Oui, ça va. C'est que de l'orthographe après tout.
_ Je pense qu'il serait plus sage de me laisser juge. L'orthographe et toi ça doit faire cinq ou six, dans un bon jour. Fais-moi voir.
_ ...Vous croyez que François va bien?
_ Ne t'inquiètes pas. Même si le traitement est complexe et qu'il lui fait parfois plus de mal que de bien, c'est quelqu'un qui en a vu d'autres. Il est résistant au mal, sinon il ne serait pas ici avec nous.
_ Oui mais moi il m'a dit que des fois il en avait barre.
_ Je sais, à moi aussi.
_ Monsieur Virgile...j'ai peur...
_ Allez, viens, c'est pas grave. Tout ira bien. »
La clochette tinta. Ils tournèrent la tête d'un même mouvement. C'était la mère d'Hélène, les cheveux ruisselant de pluie. Lui, avec ses yeux si ternes, si gris de poussière, voyait bien que ce qui coulait sur ses joues n'étaient pas des gouttes de pluie, mais bien des larmes. Qui sait ce que voyait la fillette, avec ses yeux de chimère? Elle devait avoir percé sa pauvre mère de part en part. Celle-ci était restée vissée au sol. En un instant il se retrouva à sa place: il voyait ce regard hybride lancer ses questions en coups de boutoir, décocher son incompréhension hérissée de barbillons à la face du monde. Il s'avança, ou plutôt elle s'avança, sans mot dire.
Il ne viendrait pas. Plus. Hélène ne comprenait pas. Elle soutenait qu'il s'était empellie, qu'il allait vieux. Qu'il priait même. Que monsieur Vigile périssait tout le monde. Elle pleura. Elle chercha de son regard bicolore les réponses rassurantes dans les yeux mornes des adultes. Elle ne trouverait rien. Non, parfois, lui avait-il dit, monsieur Vigile ne parvenait pas à guérir tout le monde. Sa mère la prit dans ses bras, ne cherchant plus à cacher ses larmes dans les gouttes de pluie. Lui pleurerait peut-être, en se réveillant au beau milieu de la nuit, sous son plaid, un livre tombé aux pieds du chesterfield, mais pas maintenant. Il y avait la déception à surmonter, l'échec était là. Il n'y avait pas de miracle, plus aucune chose glorieuse à attendre. L'échec cuisant. Il avait choisi de ne plus souffrir. Il avait choisi la facilité. Il avait baissé les bras. Il aurait pu apprendre à vivre à ce stade de souffrance, avec tous ces symptômes certes encore présents, mais diminués. Néanmoins, nous ne savions pas à quel stade il était. Personne n'est égal face à la douleur. Lui-même n'aurait sûrement pas tenu deux ans avec ce corps souffrant, avec ce corps qui le trahissait, avec l'isolement, la dépression. Mais ils étaient là. Il y avait Hélène. Il devait avoir pesé le pour et le contre. Avec quelle balance. Face à la douleur, ils n'étaient rien. Il avait choisi.
Baba Yaga attendrait encore sa rose bleue.
La nuit même, sous son plaid, il pleura dans son sommeil, son livre ouvert sur sa poitrine parfois secouée de sanglots. Après un temps il se calma, les rêves reprirent le dessus. Il ne se rendrait compte de rien.

Tuesday 22 September 2009

Monsieur Virgile #8


Aujourd'hui était LE grand jour. Hélène avait réussi à convaincre monsieur Virgile de l'accompagner chez l'ophtalmologiste pour faire ôter son bandage.
« Bonjour monsieur l'ophtalmologiste! » Le vieil homme écarquilla les yeux: il n'en croyait pas ses oreilles.
« Eh, petit pirate, tu sais que tu viens de mettre toutes les syllabes au bon endroit?
_ Oui mais celui-là on a déjà l'impression que les lettres sont au mauvais endroit!
_ Bonjour mademoiselle...euh, alors comment tu t'appelles?
_ Halène!
_ En fait c'est Helène. Elle a un petit problème de dysorthographie, efnin pas vraiment, enfin voilà. Bref.
_ Vous êtes son père, monsieur?
_ Non, c'est monsieur Vagire! Le monsieur qui t'occupe des livres!
_ VIRGILE, crénom! Bref! Non, je ne fais qu'accompagner cette jeune demoiselle parce que sa maman est au travail.
_ Euh bon, be d'accord. Je suis aussi au courant que vous, je remplace mon collègue qui est en congé maladie. Alors...donc...oui, voilà: il fallait corriger une légère amblyopie. On t'a dit ce que c'était?
_ Ben c'est que mes dieux voient pas les mêmes choses alors je vois double.
_ Ils ne fixent pas le même objet, ce qui fait que ton cerveau élimine l'image de ton œil malade pour éviter de voir double. Alors on a obligé ton œil amblyope – celui qui n'allait pas bien – on l'a obligé à se corriger en cachant l'autre.
_ Ben oui, je sais ça!
_ C'était aussi pour que le monsieur sache aussi de quoi –
_ Je sais très bien ce qu'est l'amblyopie, merci.
_ Ah? Vous êtes médecin
_ Non. Je suis biblothérapeute.
_ Mmmh....c'est bien...ça...c'est...donc...euh –
_ On peut peut-être lui enlever son bandage?
_ Euh...non. Voilà, commençons par le commencement. Nous allons d'abord vérifier les éléments que mon collègue orthoptiste a noté. » Le vieil homme s'enfonça un peu plus dans son fauteuil pendant que le spécialiste mesurait, observait, notait, posait des questions. Il ne se sentait pas différent de cet homme. Même protocole, même envie de soigner. La fillette lui tournait le dos. Il avait donc tout loisir d'admirer cette touffe de cheveux blonds comme les blés indisciplinés, voire même hirsutes. Sa mère était brune aux yeux bruns. Elle, blonde aux yeux bleus. Elle devait tenir de son père, qui était parti depuis un moment, d'après ce qu'il avait compris. L'homme en blouse blanche était en train de lui ôter ce bandage hideux. Enfin on arrêterait de se moquer d'elle à l'école, mais d'un autre côté elle cesserait d'être son petit pirate.
« Oh! » Le médecin tenait le visage d'Hélène entre ses deux mains.
« Qu'est-ce qu'il y a? Monsieur?
« Eh bien mon collègue avait observé une hétérochromie, mais je dois dire que je ne m'attendais pas à cela. »
La fillette se retourna sur sa chaise, posa son menton sur ses coudes repliés sur le dossier, et fixa le vieil homme qui resta interdit. Elle avait toujours eu un superbe œil bleu. Le problème est qu'elle n'en avait qu'un, l'autre était mordoré. Le contraste était plus que saisissant: il était fascinant. Impossible de se détacher d'un regard comme celui-là.
« Si je m'attendais à celle-là. Tu ne m'as jamais dit que tu avais les yeux vairons?
_ Les yeux quoi?
_ Laisse. Si vous avez fini docteur, nous allons rentrer. »

Monday 21 September 2009

Monsieur Virgile #7


« Bonjour, Virgile. Comment allez-vous?
_ Bien, et vous – avez bien lu?
_ J'ai dû relire Le Petit prince. Il me fait un bien fou, ce bouquin. C'est drôle comment on recherche des trucs compliqués dans des bouquins épais comme des parpaings alors qu'on trouve trois grammes de vérité dans l'équivalent de dix feuilles de papier hygiénique.
_ Drôle, oui. J'ai bien pensé à vous cette nuit. Et j'ai pensé à quelque chose de nouveau, une sorte de multi-thérapie. Je vous ai concocté une petite série de quatre ouvrages à lire en alternance. Par chapitres.
_ Intéressant. Tenez, je vous rends les « anciens ». De bien belles éditions.
_ Merci, je vais les ranger tout de suite, si ça ne vous dérange pas.
_ Faites comme chez vous. Vous avez vu Hélène récemment?
_ Hier. Nous étions mercredi.
_ Ah. Les devoirs. Je suppose que sa mère a dû accepter ce deuxième emploi. Elle n'aurait pas dû. Hélène a toujours son bandage?
_ Toujours notre petit pirate. Voilà. Je vous ai préparé les quatre ouvrages dont je vous ai parlé. La liste des chapitres, dans l'ordre. Veillez à bien le respecter. Rien ne vaut un bon vieux remède de cheval!
_ Vous savez, Virgile, je vous dois beaucoup. Hier, je suis allé au zoo. Je n'avais pas fait ça depuis des lustres. Je ne sais pas combien de temps cela va durer, mais je me sens mieux. La douleur est plus diffuse, je dors un peu mieux. C'est pas encore l'Amérique, mais je vis. Je suis retourné voir les médecins qui me donnaient pour mort. Je suis un mort-vivant et ils ne comprennent pas. Une anomalie. Ah! Je leur ai dit que j'étais déjà une anomalie, vu que j'avais chopé un syndrome « féminin ». J'ai toujours su que quelque chose ne tournait pas rond. Mais là, je ressens un truc, je crois que c'est ça, l'espoir.
_ Eh bien vous aurez L'Espoir à lire, justement. En conjonction avec Le Seigneur des anneaux, L'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche et La Pierre et le sabre. Attention au Quichotte, la couverture a vu quelques guerres. Je me répète: alternez bien les chapitres. Je pronostique une légère hépatalgie et un retour des myalgies, mais il vous faudra dépasser ce stade.
_ Comme pour Lord Jim? Aïe, j'aime pas du tout quand ça fait ça. La fin m'a fait un mal de chien.
_ Il faut soigner le mal par le mal. Vous allez y arriver, je n'en doute pas. »


Pierre était passé, comme promis. Il avait vu le jeune homme et après son départ, s'était rangé à l'opinion de son père: il y avait quelque chose chez ce François. Une volonté de vivre qui affleurait.
Alors le vieil homme pensa à une chose à laquelle il n'avait jamais pensé, pas même secrètement, au noir de la nuit lorsque les rêves sont fous et cavalent comme mille chevaux.

Sunday 20 September 2009

Monsieur Virgile #6


Le soir, son fils était venu le retrouver, comme il le faisait une fois par semaine depuis le décès de sa mère. Ils dînèrent ensemble. Discutèrent de tout, de rien, de la pluie et du beau temps. Du travail de Pierre que son père ne trouvait pas bien excitant. Puis Pierre avait expliqué, simplement, de son côté de la table de la cuisine, celui qu'il occupait étant petit, celui où il renversait toujours un peu de soupe parce qu'elle était trop chaude et lui trop affamé, qu'il ne pourrait pas reprendre le flambeau. Les banques ne voulaient pas prêter pour une affaire qui ne rapportait pas. Il avait tout d'abord tenté de plaider sa cause, mais son fils avait déjà plaidé la sienne auprès de son banquier. Il n'était ni enregistré ni même reconnu par de l'ordre des médecins. Pas même reconnu d'utilité publique. Une pétition ne servirait à rien, aucune banque ne voudrait tenter l'aventure. Il faisait du bien aux gens, tout le monde savait ça, mais nous vivions dans un monde de plus en plus pragmatique. Il devait bien s'en douter, les clients se faisaient plus rares. Il expliqua alors à son fils ce qu'il savait déjà pour l'avoir entendu un certain nombre de fois: cette boutique représentait plus qu'une simple accumulation d'ouvrages. Il fallait un savoir-faire, une connaissance certain de l'homme pour qu'elle vive, qu'elle soit utile. Ce n'était pas simplement passer le flambeau d'une génération à l'autre, c'était une amélioration, une précision, un perfectionnement assidu, constant, nécessaire. Pierre savait tout ça, il en était conscient, mais le connaissant comme s'il l'avait fait il ne devait pas avoir beaucoup insisté. Alors lui insista. Il avait des clients dont le traitement ne pouvait être stoppé ainsi. Il était usé, amoindri, il se sentait vieillir de jour en jour. Il sentait son impetus ralentir, il n'avait plus la même envie, il se sentait las. Il sentait bien qu'il allait se passer quelque chose, quelque chose d'important. Oui, ce jeune homme, François. Il faudrait qu'il le voit. Il lui fallait un avis extérieur. Pierre avait promis de venir voir ce François dès le lendemain, de retourner voir son banquier, de faire tout ce qui était en son pouvoir.
Il se sentait comme le fantôme d'Ashurbanipal voyant sa bibliothèque partir en fumée. A quoi bon avoir passé tout ce temps si c'était pour finir ainsi.

Saturday 19 September 2009

Monsieur Virgile #5


« Maman dit qu'il s'est embolie. »
Ce n'était pas qu'elle était bête ou ne savait pas parler, elle mettait simplement les sons au mauvais endroits. Monsieur Virgile fit la moue.
« Pas embolie, Hélène. Il s'est emBEllie. De plus ta maman n'a pas tout à fait raison. Il va mieux, donc il a meilleur mine. On ne peut pas dire que François soit plus beau, on ne peut pas dire non plus qu'il soit folichon, d'ailleurs.
_ Mouais. Je suis pas sûre, je pense que maman a bien voulu dire qu'il s'était embelli.
_ Hm. Je ne vois pas ce qu'elle lui trouve...bref.
_ Vous êtes quand même vraiment trop fort, monsieur Vrigile. Vous arrivez à guérir tout le monde. Maman dit que vous êtes un vrai portier!
_ Sorcier? Ah, ça non, je n'ai vraiment pas l'âme d'un portier – d'un sorcier! Ah! Que diable, tu me contamines. »
La clochette tinta. La mère d'Hélène était sur le pas de la porte.
_ Tu es encore fourrée ici? Je t'ai cherchée partout! Je me suis un peu inquiétée quand même. Tu sais que tu embêtes peut-être monsieur Virgile?
_ Maman! Monsieur Virgèle dit que je l'ai étaminé!
_ CONtaminé. Hélène, je t'ai dit que quand tu venais me voir, tu devais laisser un message à ta mam –
_ J'ai oublié! » Elle était déjà partie dans le coin que le vieil homme lui avait aménagée pour y lire.
« Je me doutais bien qu'elle devait être là, monsieur Virgile. Comment va monsieur François?
_ Il se remet sur pied, même si c'est laborieux. De plus, ses prescriptions ne traitent pas le mal, mais stabilisent un état qui ne peut qu'empirer.
_ Ah bon? Moi je pense que vous vous sous-estimez. Je pense qu'il va guérir. Bon, il faut que je retourne au boulot. Je repasserai la chercher en fin d'après-midi. Demain ya école.
_ Les devoirs sont faits, ne vous inquiétez plus.
_ Ah, oui, merci. » Tintement de clochette. Elle était inconsciente. Pas seulement elle, les autres aussi. Ils ne voyaient que l'extérieur. Ils ne voyaient pas les dégâts à l'intérieur, la gravité de la situation. Le champ de ruines. Mais les livres allégeaient un peu la douleur.
L'après-midi, comme à son habitude, s'étira, traîna en longueur. Pas beaucoup de monde. Très calme. François appela pour dire qu'il passerait le lendemain matin. La mère d'Hélène tardait à venir. Il n'avait plus beaucoup de livres à restaurer. Plus beaucoup de poussières à faire. Plus beaucoup de livres à classer. Il en avait encore à lire – ce n'est pas comme s'ils allaient arrêter de s'écrire. Mais...il y avait, oui, une sorte de lassitude. Sourde.
Hélène était à côté de lui. Elle lisait attentivement. Sa huitième prescription et toujours aucune amélioration. Pas même une syllabe revenue au bon endroit. Ça ne devait pas être drôle tous les jours à l'école. Elle devrait encore porter son bandage sur l'œil pendant deux semaines encore. Elle vous fixait de son œil bleu comme la banquise et elle ne vous lâchait pas. Un théorème de mathématiques devenait du coup un sacré problème.
Ils n'avaient pas eu de fille, seulement un fils, et il lui semblait que sa femme aurait aimé Hélène.
Clochette. Un couple qui se tenait la main, même pour ouvrir la porte. Ils s'avancèrent jusqu'au comptoir. La jeune fille lui donna un coup de coude, discret mais décidé.
« Oui, euh, bonjour monsieur. Voilà, euh, en fait... » Il donnait de brefs coups de tête vers la fillette qui lisait sur son tabouret de bar, à côté.
« Oui, monsieur?
_ C'est-à-dire que vous voyez, c'est assez délicat comme ça...hum...si vous pouviez... » Coups de tête, encore. Gros yeux. Sourires gênés.
« Hélène, tu ne veux pas aller nous chercher un petit goûter à la boulangerie?
_ Ben il est pas un peu tard? Je sais pas si mam –
_ J'ai une petite faim, ma grande. Un...pain au chocolat. Tu diras à madame Granger de mettre ça sur mon ardoise. Tu peux choisir ce que tu veux, si seulement tu ne dis rien à ta mère.
_ Coooooooooooooooooooooooooooool! » Il l'entendit encore crier à pleins poumons jusque dans la rue, et sûrement jusque dans la boulangerie.
« Merci, monsieur. Je ne savais pas comment amener le sujet...
_ En parlant de cela, qu'est-ce qui vous amène?
_ C'est, comment dire...
_ Vous n'avez eu qu'un bref exemple de la célérité de cette jeune fille. Elle sera –
_ Nous avons un petit problème au lit. » Les deux hommes tournèrent la tête en même temps. Il est vrai qu'elle n'avait dit mot depuis qu'ils étaient entrés. « On ne va pas y passer la journée.
_ Bien, bien. Il faut prendre les choses en main, pour ainsi dire. Est-ce...monsieur ou madame qui éprouve des difficultés?
_ En vérité, ni l'un ni l'autre. C'est juste que, c'est comme si on avait perdu le petit truc. On...en bref, on s'ennuie tous les deux.
_ Ah...bon, ce n'est pas si simple, ça. On peut essayer un certain nombre de choses...bon, nous n'avons pas deux heures. Je vous prescris Justine ou les malheurs de la vertu en édition illustrée, on ne trouve pas ça partout. S'il ne fonctionne pas, nous concentrerons nos efforts sur d'autres aspects, peut-être moins...bref, vous comprend –
_ J'ai pris une seringue au chocolat!
_ Une MEringue! En plus c'est pas une meringue, mais une religieuse!
_ Ah? Pas grave! » Le couple regarda un instant la jeune fille engouffrer de large bouchées de pâte et de crème. Il fallait reprendre le dessus. Il posa un peu vivement le livre, le couple sursauta. Il expliqua, une énième fois, le système de prêt. Le bruissement du sac en papier marron. La main tendue, anxieuse. Le bruit de l'argent posé sur le comptoir, le raclement des pièces, le froissement des billets. La lumière qui diminuait. La gêne du couple. Son sourire gêné.
L'insouciance d'Hélène, son visage maculé de crème pâtissière. Son œil bleu, malicieux, plein de vie. Elle avait oublié de lui prendre son pain au chocolat.

Thursday 17 September 2009

Monsieur Virgile #4


Ce matin-là avait commencé comme tous les matins du monde. Du monde, justement. Trois personnes étaient venues lui demander conseil. Chacune était repartie satisfaite avec sa prescription sous le bras. Le Bonheur fou, Le Parfum et Voyage au bout de la nuit avaient apporté leur contribution à soigner respectivement une petite asthénie passagère (« traitement tout en douceur, amélioration significative avec la fin »), un problème d'anosmie (« vous sentirez mieux après ça, croyez-moi! ») et un lumbago (« rare cas où un livre peut aider physiquement un patient – vous en l'occurrence – car la lecture entraîne une tension des muscles lombaires et remet en place ce qu'il y a à remettre en place »). En revanche il avait conseillé au monsieur souffrant d'anosmie, déjà d'un certain âge, de voir son médecin de famille car le traitement qu'il avait prescrit était efficace sur le court terme mais qu'il était d'une efficacité quasi-nulle contre les rhinites à répétition. Rien de bien sorcier.
Il y avait eu encore un jeune couple qui voulait initier leur petit garçon aux joies de la randonnée et celui-ci refusait catégoriquement de bouger de devant sa console de jeu. Il leur avait prescrit d'1 – arrêter cette machine infernale, de 2 – lire La Guerre des boutons. Il s'était dit, voyant l'homme et la femme sortir main dans la main, qu'il y avait encore quelques parents qui s'inquiétaient de l'éducation de leurs enfants. Il était satisfait, lui aussi, de pouvoir apporter sa pierre à l'édifice.
L'après-midi, lui, s'était étiré en longueur. Il y avait eu quelques personnes mais rien de bien folichon; il en avait profité pour réparer des livres, en classer d'autres, à faire (un peu, pour la forme) les poussières sur les rayons. Les passants se firent plus rare, bien que le temps ait été plus clément. Il passa même un peu de temps à profiter de la relative chaleur sur le perron, à sourire aux gens. Bientôt, l'après-midi toucha à sa fin. Un soleil de fin de saison baignait la devanture d'une lumière sépia. Il se dit même qu'il fermerait bien un peu plus tôt pour aller se promener au jardin public.
C'était sans compter sur madame Désibert. Pas en personne, cependant. Un jeune homme se présenta à lui, venant de sa part. Celle-ci lui avait fait l'éloge de sa boutique et de sa sagesse, avait encensé l'homme qui l'avait guérie de tous ses maux et Dieu sait s'il y en avait tout un chapelet. Il n'avait pas la trentaine et déjà les cheveux dégarnis, grisonnants près des oreilles. Un sans-gêne, il l'avait vu tout de suite. À peine entré dans la boutique que déjà il prenait un livre près du comptoir, le retournait comme pour l'ausculter, le reposait sans ménagement, en faisant une mine de dégoût. Il avait de grands doigts de pianistes qui bougeaient comme des mandibules d'araignées. Il parlait en vous regardant droit dans les yeux et il avait des yeux sombres sur un visage émacié, un iris noir sur une pupille noire. Il était grand, une bonne tête de plus que lui.
Il était venu parce qu'un collégial de médecins lui avait diagnostiqué une fibromyalgie. Il l'avait regardé avec des yeux grands comme des soucoupes.
« Qu'est-ce que c'est que ça?
_ Fatigues psychique et physique chroniques, douleurs multiples chroniques dont une allodynie tactile, troubles de la mémoire sur le court et moyen terme, insomnie, irritabilité, difficulté de concentration. Ah oui, j'oubliais: tendances suicidaires.
_ Eh bien, tout un programme.
_ Personne n'a trouvé de traitement. Ma tante dit que c'est sans compter sur votre grande intelligence.
_ Je remercie votre tante –
_ Soigner avec des livres! L'Inquisition brûlait pour moins que ça. Vous ne pourrez pas m'aider, je le vois.
_ Et je pense que vous avez raison! Non mais, c'est pas permis d'avoir autant de choses qui vont mal! Et d'abord, comment vous avez attrapé tout ça?
_ Alors ça...il paraîtrait que ce serait un désordre des neurotransmetteurs ou du sommeil, voire même une prédisposition génétique.
_ Vos parents en souffraient?
_ Non.
_ Vos grands-parents? Un membre de votre famille?
_ Hormis une tendance à l'hypocondrie chez les femmes – vous connaissez ma tante – et une tendance toute masculine à un peu trop lever le coude – non.
_ Et vos neurotransmetteurs, vous les sentez comment?
_ Ils ne me font pas souffrir.
_ Mmmh...c'est bien ce que je pensais. Si j'ai bien suivi, vous avez des problèmes de concentration, donc vous aurez des problèmes pour lire. Je ne peux malheureusement pas vous aider, comme vous l'avez déjà souligné.
_ C'est bien ce que je pensais aussi. Tant pis, ce n'est pas si grave au final. Ce n'est pas comme si vous étiez mon dernier espoir.
_ Je –
_ Ne vous inquiétez pas, je ne vous en veux pas. Je vais simplement aller avaler quelques barbituriques ou me jeter sous un train. J'en ai un moi, de remède!
_ Non mais vous allez arrêter vos enfantillages!
_ Eh! C'est moi qui vais mourir, pas vous, alors baissez d'un ton!
_ Vous n'allez pas mourir, arrêtez votre char, ça ne marche pas avec moi! Vous souffrez je n'en doute pas, il n'y a qu'à voir la façon dont vous baissez la tête et plissez les paupières, mais vous n'en mourrez pas.
_ C'est ce qu'on va voir. » Il tourna les talons, et juste avant de sortir d'un pas décidé, il lui décocha un regard lourd de reproches et...de haine peut-être. Même la clochette tinta rageusement. Il regarda à son tour cette silhouette un peu voûtée, s'en aller prestement et disparaître au coin de la rue. Il ne lui fallut pas plus de trois secondes pour s'en vouloir: il prit l'annuaire et trouva le numéro de madame Désibert. Il décrocha le combiné et resta le doigt suspendu sur la touche du téléphone. Le jeune homme était devant la porte, la main sur la poignée. Il pleurait. Son visage n'était qu'un rictus de douleur. Monsieur Virgile n'en revenait pas. Le simple contact de sa peau sur la poignée de la porte lui semblait insupportable. Le mot allodynie tactile lui revint immédiatement à l'esprit. Ce n'était pas du dégoût qu'il avait éprouvé au contact du livre, mais de la douleur. Ils restèrent un moment à se jauger, séparés par l'épaisseur de la vitre. Il reposa le combiné. Le jeune homme entra. Il ne fut rien dit de plus. Monsieur Virgile prit sa plume, nota scrupuleusement. Le jeune homme se promena quelques minutes entre les rayonnages. Le vieil homme lui tendit un billet de rendez-vous pour le lendemain. Il fermerait la boutique un moment, il lui devait bien ça. Le jeune homme sourit brièvement en prenant le billet. Le lendemain, à l'heure convenue, il serait là.

Wednesday 16 September 2009

Prufrock

Any resemblance to any person, living or dead or agonising, must without the shade of a doubt be purely frictional. I would be very much surprised of the contrary. I mean, I went so far as to change the names. Or not. Any action portrayed therein is indeed of stuff dreams are made on, that could have gone without saying. And of course the actor has made his own stunts but still: always drink moderately.


Prufrock
Monday evening, the sky a-shining red with cardinal hues; the cobblestones a-glowing underfoot: it has been a wet day indeed. There’s nothing like a good stroll after a heavy spell; the people are back on the streets again, ensconced in their mackintoshes and God they look sullen. But let’s face it: there are dingy streets in Tours, shabby-looking houses that do look like cardboard houses, sombre passages leading to even darker corridors and nooks. The ‘passage du Cœur navré’ is one, for that matter, but it leads to the Place Foire le Roy, my present destination. Well, one can steer straight through the Rue Colbert up to the Pale, but one grows weary, after a time, of its noisiness that is not quite like that on rue Nationale, its dirtiness that isn’t quite like that of Place Plumereau, its dreariness that isn’t quite complete. One knows that going down this street, one could be alone and quietly loitering, in tranquillity. But one can’t, really. That is why I took a longcut, rather than a shortcut, through the ‘passage du Cœur navré’: just to avoid, however transiently, the meagre line of population going upstream. Oh, I also enjoy walking down the passage, don’t be mistaken. There’s something gothic in the beam under which one has to stoop, a special renaissance tinge in the unlevelled ground, the high, narrow asymmetrical walls. And I have never, ever, met anyone while walking through it. Never, as in “never”. And it’s a comforting thought to know there could be one place in the world when one could be alone. But one would think twice before stepping into the darkness of that longish corridor. Slithering between the houses, and I believe, under the houses, the passage opens on the infamous Place Foire le Roy. It is difficult to make up your mind about this place tonight. In a more merciful light, you could see how and why this place has been important in the past, as it has kept the medievalish flavour one also feels, almost palpably, in Place Plum’. But I have said infamous on purpose: it was on this very place that they used to carry on the public executions; and the – usually – repenting fiend would be led through the unlit ‘passage du Cœur navré’, in order to avoid the swaying mass, with their eager faces turned gallowwards, that was congesting the place. A few historian friends of mine would have a thing or two to object to this, but I will wish them to the devil, if I may, because the likeness with the ‘pont des soupirs’ is dearer to me than any historical fact, however accurate and – maybe – more interesting. I am in the poetical mood tonight, winding my way through the passage, and it might be true that I have a sorry heart. But let us turn that into ‘soary’ for the moment. It is a little after seven, and it is already dark. Foire le Roy is quiet, the fountain buoyantly gurgling, marking the junction with the rue Colbert. Landmark for the street-travellers like De Quincey, rallying place for the boisterous ripailleurs like, say, Rabelais, and meeting place for the lovers like…well, fill in the blank if you feel the need to. But tonight no street-traveller, no ripailleur, no lover…not yet. And I shan’t be waiting for them. I walk across the place, see some skulking cat smelling its way around a corner, and I step on the worn-out threshold of the Pale. They have just painted it a light burgundy. I wonder if they’ll put the Irish tags back. I walk in. ‘Hullo’. Ah, the Pale; one of the very few places in Tours where you can speak English without making a fool of yourself. English, the dear language of the ‘enfoirés de rosbifs’ as my honourable father would put it. That’s some reference, you know, if you want to know what the ‘France profonde’ thinks about anything. But I’ll leave it like that for tonight; one cannot really prevent one’s father from being a narrow-minded, inebriated French bastard, no offence meant. Well I like English, and I am damn proud of it. Tonight, think I to myself, I shall get drunk, but in an Irish way, and using Irish methods. And the first toast I wish to dedicate shall be to my delicate father and, mind you, that’s the last thought I’m going to spend on him, for tonight I’m afraid. But this shall not be. Judy’s behind tonight, the counter that is. And seeing her pouring the black foam in the glass wipes out from my memory the dedication I wanted to make. The first toast, ultimately, is for the Irish nation. A nation with a sort of barbarian nostalgia. But let’s get back to less serious matters. I know that some people are already downstairs, the lights are on; but I remain standing for a while, sipping at my pint, soaking up the Irishness of the pub. Even though it’s not that Irish, after all. But who cares. I’ve had a hard day, and I’m knackered. At least one can get some comfort in the two customers not really watching the TV, their vacant eyes fixing the vague nothingness just below; or in the quiet dimness of the landing; in Judy not caring a damn about you or your long vowels problem. I hear some laughter downstairs: the Prufrock Society has started. No more shilly-shally. A couple of steps and there I am, in the damp but cosy downstairs. I had wondered earlier on in the afternoon how many of us would turn up. Six, me included. Gertrude’s there; always smiling, this Gertrude. A fine tongue if you ask me, for someone who isn’t studying English. She’s a nice girl for all I can tell, even though I don’t know her that much. I’m sure she’s far more brilliant than I suspect. The two Irish girls from the first time are there, Catriona – I’ve never been sure of the spelling of them Irish names, they’re damn awkward to spell – and the other girl’s name I can’t remember. I have no memory for names, but I’m pretty good at remembering faces. Stephen, the Master of Ceremony, the Poet, the Walking Quoter, is there. Frank also. Woops. I should have called you Frank, I know, sorry man, but you know, I’m so busy I even tell my girlfriend to book two weeks in advance if she wants to talk to me. No, Frank, no why should there be a problem with my girlfriend, no, no, no – no. Why, yes. Oh, I just don’t know, Frank, don’t ask me now, I’ll tell you in two weeks. By that time it should be over so that there will be nothing more to add. Well, it’s like the first meeting of the PS – ‘Prufrock Society’, for the sleeping reader, not ‘Parti Socialiste’, though sometimes I’m just not sure – just the six of us. As we had agreed a couple of weeks ago, the Irish girls brought some Yeats. Well that’s brilliant. She will like it, I’m sure. If she comes, that is. There’s this girl in the same course – very fine girl, brilliant, chatty, with a sharp sense of humour – I asked her to come, between friends, there would be people so it’s not just the two of us alone in a pub. She needn’t be scared, I told her in reply to her let’s-not-put-the-cart-before-the-horse look. Poems pass round: ‘September 1913’ – well, let’s start easy then. ‘A Coat’’s one of my favourites, maybe the Irish girl has it ready. No? Pity, real pity. They read, we read, discuss discuss, peals of manly laughter are heard from upstairs. My pint’s empty already, glass must be porous. Up I go, a glance shot outside through the steamy window; she’ll come, she’ll come – leave her time to get ready, perhaps put on some make-up. Sip sip at my pint. Well, let’s go downstairs. Down and at it in a jiffy – oh yes, I have something to say to that, lads. It seems a second since I had my last look at the pint in front of me – half-empty it is. Evaporation I suppose. She will come. Stephen is at work explaining something. I can read in the bewildered, sidelong glances: ‘What the heck is he talking about?’ I’m not certain myself. Stephen is harping on about something which I feel is important, but my stultified brains ain’t workin’ no mo’. I’m pleased with my English tonight, but the beer must be accounted for. I hate when I can’t string two words together or when I stumble on that fucking long ‘i’, like in seed. Seeeed. Sometimes it just doesn’t want to come out properly. But after two and a half pints, my tongue is loosed like a thousand devils from Hell. I even give a try to that damn expression: “the next best thing”. People acquiesce: they have understood. I can speak good English. I think of the exams. If I get to the oral, I must remember to get mùisce. Slightly tipsy would be enough, I reckon, but tonight I’m on my way beyond the Pale. Will she come, will she come. I don’t recognise the hand that’s holding my glass, and the people and things about me have slightly blurred contours. I should get a bite. Left, right, no one looking; nibble nibble nibble at some crisps. Stephen is anal about crisps, he must have them; can’t see why – apart from the fact that he’s English – ‘enfoiré de français’ thinking this is an ‘enfoiré de rosbif’. Comments are shooting around me and I feel stupid not to add my share, but I’m no longer in it. Taking a slash might help. In some sort of instinctive effort I rise, realising but faintly that I have startled my neighbour on the left. Giddy giddy, steady. Steer North-North-West, up the stairs – shit, I asked her to come, ‘come, please come I’ll buy you a pint if that’s what you want’ but she must have felt I was up to something – up the steps again, hold fast onto the handrail – fuck – banister, not handrail; whatever. Bumpy trip through the enguinnessed crowd, through the scraping chairs – why, there’s a lot of people tonight – and there we go, I finally relieve my painful bladder – was I really up to something. I’m a long time in, I reckon, because when I finally get back to my chair, I’m sober enough to see their glasses empty. Stephen has a fresh pint even. I don’t feel like getting one. They have passed on to something else. Shit, Yeats’s over. That was the only time to say what you had on your heart about Yeats, and you let it slip, bugger. She won’t come now, I knew it. Too busy preparing tomorrow’s class. I really wanted to see her. Outside the Agrégation context I mean. Just to make sure, you know. Just…I simply like her company, that’s all. Justify justify yourself. Dig you own hole, fool. It’s time to steer home-home. I have a meeting in my agenda – the person booked two weeks ago – and it cannot wait any longer. Yeah, yeah, Frank, I’ll call you, promise. Tonight, walking back to my daily routine until the next meeting, I do have a sorry heart in this wet, unnameable street.

Tuesday 15 September 2009

Salle d'attente

Le silence stellaire des toits pelliculés de pluie
dans les vapeurs exsangues exhalées de milliers de bouches ouvertes malgré le froid
gésira malgré lui dans les cénotaphes de la vieillesse et de l’oubli

Malgré tout
il y aura bien quelque insensé
pour se rappeler
le bruit
que fait la pluie
l’été
lorsque tout le monde meurt
dans l’horreur suprême de l’indifférence
les doigts accrochant vainement les nues
qui glissent
entre leurs doigts émaciés
par tant de violence aux mains assidues de leurs frères d’ombres

Il faudra bien attendre dans ce monde de brutes
chacun son tour avec son ticket à la main
que le voisin de devant donne sa pelle pour l'enterrer avec son voisin de devant

ou parqués comme des bêtes de somme dans un dortoir d'infortune cloaque nocturne
la peur vrillant les intestins des plus forts
la pluie tombant sans bruit sur ce foutu toit de tôle
gouttant sans conviction à même le sol sans qu'on daigne l'arrêter

L'espoir que l'insensé en question finisse par ne plus s'en poser
talonné au sol par une botte de cuir

Ah! La nuit n’est plus ce qu’elle était

ni ne sera plus ce qu'elle est

sauf si

Monday 14 September 2009

Monsieur Virgile #3

Il ouvrit la porte et du seuil lui lança:
« Que fais-tu là à cette heure-ci?
_ Bonjour monsieur Virgule!
_ Si tu savais lire tu saurais que moi c'est Virgile, pas virgule. » À la mine déconfite de la fillette il sut qu'il lui avait parlé sèchement, sur son ton « à casser de la porcelaine » comme disait sa femme. « Excuse-moi, je ne voulais pas être méchant. Que fais-tu là?
_ Ben j'attends que ça ouvre!
_ Certes. (soupir) C'est ta mère qui t'envoie? L'ouvrage ne lui convient pas?
_ Elle dit qu'elle a toujours mal à la tête.
_ Je lui ai bien spécifié que cela prendrait un certain temps, environ aux deux –
_ Oui mais elle a fini le livre et ça va toujours pas mieux!
_ Voilà qui est inhabituel. Entre. » La fillette passa devant lui. Il referma la porte. « Et ne touche à rien!
_ Oui, monsieur Vergile.
_ VIRgile, que diable! On ne t'apprends pas à lire à l'école?
_ Si! Mais maman dit que j'ai la mémoire tellement comme une passoire que je retiendrais même pas les nouilles.
_ Amis de la poésie, bonjour.
_ Hein?
_ Rien. Dis-moi, ta maman m'a bien dit qu'elle n'avait pas le temps de lire?
_ Oui, mais elle a bien aimé votre livre et elle l'a commencé dès en arrivant et elle l'a fini hier au soir. Mais rien. Elle a toujours ses mitaines.
_ MiGRAInes! Mais c'est infernal ça! Bon, il faut que je réfléchisse deux minutes...et si tu pouvais te taire dans ce laps de temps je t'en serai reconnaissant. »
Encore le ton cassant, mais il lui fallait réfléchir. Elle avait aimé l'Écume, mais il n'y avait pas eu de changement...moui...peut-être celui-ci. « Voilà, ça devrait faire l'affaire. Dis à ta maman de ne pas se fier au titre, ça a beau être de la médecine étrangère, elle est tout aussi efficace.
_ Autant que l'autre? Bon. Ferdytruc?
_ FerdyDURke! Bon sang! C'est pas possible d'entendre une chose pareille! Reste là. Je vais te prescrire un livre pour corriger ça.
_ Mais maman m'a donné que –
_ Celle-ci est pour moi, cadeau de la maison. Ta maman me remercia quand ça aura fait son effet, ça suffira. Je te les mets dans un sac en papier, comme ça. Quand ils sont finis, et si la boutique est fermée, il faut les déposer dans le sac dans la boîte aux lettres située sur la porte.
_ On peut aussi attendre que vous ouvriez.
_ Non, car il est toujours possible qu'il y ait une urgence et que j'aie besoin de l'ouvrage au plus vite. Donc dès que le livre est fini, hop, dans la boîte.
_ Parce que vous avez pas deux fois le même livre ici?
_ Bien sûr que non. » À ces mots, il vit dans le regard cyclopéen de la fillette une lueur d'étonnement. Il lui sembla percevoir, au fin fond de cette pupille cerclée de bleu, comme une certaine tristesse. « Je disais donc: voici le livre pour ta maman, et voici le tien.
_ La Gloire de mon père. Mouais.
_ Tu vois! Ça fonctionne déjà! Pourquoi tu fais la moue?
_ Parce que mon père on sait pas où il est. Il est parti un jour et il est pas revenu.
_ Ça arrive. Tu sais, des fois, c'est mieux comme ça. Au fait, tu ne devrais pas être à l'école?
_ J'ai pas cours le mercredi.
_ De mon temps on vous trouvait toujours quelque chose à faire à l'école.
_ Ben là ils sont à court d'idées on dirait. » Elle déposa la monnaie sur le comptoir, se fendit d'un « en revoir » et sans attendre de réponse ouvrit la porte et démarra en trombe dans la rue, zigzaguant au milieu des premiers passants.
Pour lui-même il marmonna « AU revoir ». Elle n'avait pas un mauvais fond, cette gamine.

Sunday 13 September 2009

Monsieur Virgile #2

« C'est l'édition de 1947, vous m'en direz des nouvelles!
_ Des nouvelles, Ah ah ah! Décidément, monsieur Virgile, vous jouez sur les mots aujourd'hui!
_ Que voulez-vous, je dors mieux. Bref. Cette édition est un petit bijou, madame Désibert, aussi voudrez-vous en prendre le plus grand soin.
_ Je -
_ Je ne voulais pas vous froisser, chère madame, veuillez me pardonner. Jamais vous ne m'avez rendu un ouvrage ne serait-ce que écorné! C'est simplement que je tiens à cette édition de Mallarmé comme à la prunelle de mes yeux.
_ J'en prendrai grand soin, tranquillisez-vous. Le dernier ouvrage de Chateaubriand que vous m'avez prescrit m'a fait le plus grand bien. Je pense que je pourrais enfin me passer de vos bons et loyaux services, après toutes ces longues années.
_ Madame Désibert, vous allez me manquer.
_ Nous nous reverrons, ne vous inquiétez pas, d'une manière ou d'une autre. »
Il la regarda sortir, puis marcher contre le vent vers le coin de la rue où elle disparut finalement. Comme à chaque fois où un client le quittait parce qu'il avait réussi à le soigner, il se prit d'un bouffée de nostalgie teintée de fierté. Son père avant lui soignait les gens avec des livres. Il avait repris le flambeau sans même se poser de question. Cela allait de soi. Les gens avaient besoin non d'ordres, mais de direction, il fallait simplement leur indiquer le chemin qu'ils devaient emprunter. Il n'était pas un donneur de leçon, ni même un philosophe détenteur des réponses que les gens ne venaient de toute façon pas chercher, même s'ils l'ignoraient eux-mêmes. On venait le voir parce que la médecine moderne avait des limites. Le corps parfois continuait de souffrir après la guérison; parfois les plaies étaient refermées mais la langueur subsistait. Parfois même le corps allait bien, c'était l'esprit qui faisait des siennes. Il intervenait donc, un livre à la main, pour soulager les maux de l'esprit. La plupart tu temps un seul livre suffisait à tout remettre dans l'ordre. Il ne lui fallait que quelques instants pour jauger une personne, pour voir son tempérament, ses attentes, ses manques. Il prescrivait alors l'ouvrage qui guérirait, celui qui ferait grandir l'âme et soignerait l'affliction, si bénigne ou au contraire si formidable soit elle. Il avait soigné des dépressifs, des agélastes, des tocqués, des névrosés. Il avait allégé les douleurs de cancéreux lorsque leur corps assimilait la morphine comme un verre d'eau. Il ne pouvait rien – aucun livre ne pouvait rien – contre les maladies graves de l'homme: cancer, tumeurs, maladies orphelines, déficiences en tous genres. Là où seul l'esprit pouvait atteindre et faire violence, là seul le pouvoir du livre atteignait. Bien entendu il y avait eu des miracles, ceux dont son père racontait les histoires extraordinaires à la fin des repas dominicaux. Mais ni lui ni son père n'en avait vu de leur propres yeux ou même été l'auteur. Occasionnellement une personne rentrait dans sa boutique et « posait problème », comme il disait à sa femme de son vivant, c'est-à-dire qu'elle avait beau lire et lire les prescriptions, rien n'y faisait. Cela prenait parfois des années – comme dans le cas de madame Désibert – mais il ne lâchait jamais prise, jamais. Aussi lisait-il sans relâche, nuit et jour depuis le décès de sa femme, tous les auteurs possibles afin d'élargir son champ de connaissance, et donc de guérison. Il conservait chaque ouvrage soigneusement, l'inventoriait, le classait, le prescrivait sous forme de prêt ou les clients pouvaient ne payer que la visite et se procurer ledit ouvrage à leurs frais, ailleurs. Mais les gens avaient confiance en son jugement et en la qualité des œuvres entreposées sur les rayonnages de bois patinés par les ans. Il y avait là beaucoup de livres. Des milliers, peut-être même des dizaines de milliers. Du sol au plafond, sur les deux étages de la mezzanine; même chose au troisième étage, la partie où il logeait. Tous en rang d'oignons, à sa place. Tous les jours ou presque venaient s'ajouter un ou deux ouvrages et inlassablement il reclassait, dans l'ordre alphabétique des auteurs, décalant d'autant la longue file vers la droite. Un jour, se disait-il souvent, il n'y aura plus de place sur les rayons. Un jour il devra faire aménager la cave. Mais il y avait assez de place pour voir venir – enfin juste assez pour passer le flambeau à Pierre, son fils. Il était jeune, il lui laisserait le soin des gros œuvres. Oui, c'est vrai qu'aujourd'hui je joue sur les mots, se dit il.
Il était tard. La nuit était d'un noir d'encre et plus personne ne passait plus, malgré les quelques lampadaires. Bientôt il monterait, en baillant, les escaliers de bois menant au dernier étage. Il ferait réchauffer la soupe de tomates de la veille et continuerait son livre et s'endormirait, comme à son habitude, sur son fidèle chesterfield marron, un plaid sur lui. Pour l'instant il baissait le rideau de fer, ne pensant à rien de précis. Le lendemain matin en le rouvrant il découvrirait un œil bleu le fixant avec toute l'impatience du monde.

Plaine vélique

– Silence des feuilles malgré le boréal –
La plaine ocre du soir sous l’empire du souffle
S’est immobilisée dans l’haleine hiémale –
– Rien n’évolue ici ; même le temps s’essouffle –

Le vent, rien que le vent dans les statues de sel
Jonchant simple fétus le sol dur tels les cœurs,
Le vent, plus que le vent figeant le triste ciel
– Plus d’amour, de peine ; plus d’envie ou de peur –

Régisseur d’espace, profileur d’horizon.

Un seul son entendu dans le morne éthéré :
Le râle déchirant, la lente exhalaison
De l’oraison du vent ratissant de ses rets

Invisibles les mers des hommes, et la plaine –
Voilà pourquoi ce vent m’emplit de tant de peine.

Le visionnaire dans l’ombre d'une cave

Délateur grandiose amené dans le sombre
Par ses mots délicats émergés de l’obombre,
Le voici croupissant dans le fond d’une cave :
Il est bien Ezéchiel, l’homme à la voix si grave.

Amené en terre de la page inhumée.

Proclamé régisseur de la voix de Dieu –
Nautonier cénotaphe anonyme exhumé,
Et bien plus ; Ezéchiel, fatigué et vieux,
Expire silencieux de l’incompréhension

Des hommes ; le message est passé sans passion.

L’impétus des verbes étranglé dans les gorges
Par le fer ambiguë né du noir feu des forges.
Regrettant ses visions se lamente Ezéchiel –
Tant d'hommes insensés – il contemple le ciel
Du caveau infâme, et d’un coup, il pardonne.

Friday 11 September 2009

Monsieur Virgile #1

     « Mmmh, ce dont vous avez besoin…c’est d’un bon Queneau. Pourquoi pas Exercices de style ? Vous m’en direz des nouvelles. » A ces mots, il extirpa d’une étagère en hauteur, perché en équilibre du fait de sa petite taille sur une échelle de bois patiné, un ouvrage neuf à la couverture luisante. « C’est une belle édition, vous verrez. Vous vous sentirez beaucoup mieux ensuite. Pour le retour, glissez simplement l'ouvrage dans la boîte qui se trouve sur la porte d'entrée. Au revoir, madame. » Il l’emballa dans un sac en papier marron. La dame, visiblement satisfaite du diagnostic et du traitement, posa l’appoint sur le comptoir vieilli puis poussa la porte de la boutique. La clochette tinta à l’ouverture puis, doucement, comme cherchant à reprendre son souffle, tinta sourdement à la fermeture. Le vieil homme se pencha sur un immense livre. « Mmmh, madame Désibert ne devrait pas tarder. Elle a lu tous les Hugo…mmmh…peut-être que Borges en traduction lui irait…ou alors du Chateaubriand si elle n’aime pas la médecine étrangère. » Du bout des doigts il prit une plume, la trempa dans un encrier et inscrivit d'une main sûre la prescription qu'il venait de délivrer, le nom de la cliente, la date et le prix. Il tira ensuite un trait, proprement, en prenant garde que l'encre ne bave pas. Il leva les yeux, scruta la rue derrière la vitre. Des années qu'il regardait ces mêmes pavés, ces mêmes passants lui semblait-il. Le monde n'allait pas mieux. Il sentait la douleur, sourde, vibrante, du monde. Tout autour de lui se trouvait la solution – ou plutôt les solutions – chacun la sienne. Il y avait forcément une solution, parce qu'il y avait problème. Chaque livre ici il l'avait lu, l'avait patiemment répertorié pour tel ou tel problème. On venait le voir de loin, de très loin parfois, pour se faire soigner. Il prodiguait conseils et sourires, délivrait ses prescriptions, réconfortait, racontait, à l'occasion, des anecdotes ou des histoires. On l'écoutait avec attention, monsieur Virgile.
     Du doigt il passa en revue la liste des personnes susceptibles de venir. Non, plus personne à part madame Désibert. Seul le hasard pourrait faire entrer quelqu'un d'autre aujourd'hui. Il faisait gris. Les gens passaient, engoncés dans leur manteau au col relevé, la mine maussade. La rue fut passante, autrefois. La zone commerçante s'était étendue, les gens s'étaient créés d'autres besoins, donnés d'autres priorités. Mais en fin de compte son activité avait beau avoir ralenti, le bouche à oreille fonctionnait toujours. Et puis il y avait les habitués, et les récalcitrants. Ah, s'il n'y avait pas ceux-là...il – quelqu'un arriva du coin de la rue et semblait chercher son chemin. Ce n'était pas madame Désibert, elle était plus...La personne leva la tête, s'avança. Il vit la femme rentrer, tenant la main de sa fille. Elle ne devait pas avoir plus de neuf ou dix ans. Ce n'est pas qu'il n'aimait pas les enfants, mais bon, ça ne se soignait pas de la même manière que les adultes. Ce qu'il fallait avant tout, c'était les éduquer. Bien entendu, il avait les livres pour ça, pour les enfants et pour les parents. Celle-ci avait un bandage sur l'œil droit, derrière des lunettes aux montures rouges un rien trop voyantes. Sa mère se présenta comme ayant de violents maux de tête. Classique.
« Tellement que ça me réveille la nuit.
_ Ah? Bon, je ne pense pas qu'il faille s'inquiéter outre mesure. Vous lisez souvent?
_ Euh...eh bien en fait, je, je n'ai pas trop le temps, avec le travail, ma fille...
_ Vous savez que je ne peux rien pour vous si vous ne prenez pas le temps de vous soigner.
_ Oui...je, c'est une amie qui m'a dit, je ne pensais pas –
_ Écoutez, il n'y a pas de mal à essayer. Vous verrez. Je vais vous donner une édition facile à lire, pas trop encombrante et assez rapide. Juste une question: quel genre de livre préférez-vous? » Il baissa les yeux, se concentra sur les informations qu'il inscrivait, bien droit, sur une seule ligne. Il attendit quelques instants puis, devant le mutisme de la femme, il releva la tête.
     « Quel genre de – »
     Il ne vit pas le visage cramoisi de la mère, mais aussitôt ce fut l'absence de la fillette qui lui sauta aux yeux. Il tourna la tête vers le fond de la boutique. Rien. Il fit le tour du comptoir.
« Hélène! Viens ici! Je suis désolée, elle n'a touché à rien j'en suis sûre. Hélène! » Il trouva la fillette au beau milieu d'un rayon. Elle avait le bras en suspension dans l'air, le doigt touchant presque l'un des volumes. Il sentit son pouls s'accélérer subitement. Elle rougit, devint écarlate, presque autant que la monture de ses lunettes. Elle baissa la tête et s'avança. Passa devant lui, sous son regard sévère. Il n'aimait pas que l'on fouine, que l'on furète. Il retourna au comptoir à la suite de la fillette. La mère se confondait en excuses, était devenue de la même couleur d'andrinople que sa fille. Il n'écoutait pas, repassa derrière le comptoir. Il s'arrêta net. Il avait dû poser sa plume trop vivement pour aller voir où se trouvait la petite. Peste. Il y avait trois gouttes, oblongues, nettes, se détachant nettement sur le blanc un peu passé de la feuille. C'en était trop.
      « Madame, je vais vous donner le titre de l'ouvrage qui vous soignera, puis je vous demanderai de partir. » Il prit un longue inspiration. « Lisez L'écume des jours, de Boris Vian. Les maux de tête ne cesseront pas tout de suite, il faudra que vous attendiez les deux-tiers du livre pour constater une amélioration. Si malgré tout rien ne s'arrange, je vous prierai de vous tourner vers la médecine conventionnelle. Au revoir madame. » A ces mots, il tourna les talons et fit mine de s'occuper avec la couverture d'ouvrages à réparer. Il entendit, après quelques instants, le double tintement de clochette. Il soupira. Il avait su garder son calme. Après tout, ce n'était pas si grave. Et puis si, justement. Elle lui avait fait perdre le fil et il avait taché son grimoire à cause d'elle. Elle avait pourtant un joli oeil bleu.

Pluies vues par la fenêtre

Thursday 10 September 2009

Thrène

Garde mon souvenir lorsqu’en des jours lointains
Tu verras l’avenir dans l’oubli de tes mains,
Tu verras les demains dans le marbre porphyre
De ce tombeau serein désormais mon empire.

Lorsqu’en des jours lointains, gardant mon souvenir,
Voyant le feu éteint de mon las devenir,
Un large sourire sur tes lèvres carmin
Seul devra m’écrire les mots de ton chagrin.

Peut-être que demain on ouïra retentir
Le sanglot du tocsin annonçant mon périr

Mais rien ne doit franchir le seuil de tes yeux bruns,
Ni larme, ni soupir de tes lèvres nadirs
Car je mourrai très loin dans le royaume éteint
Durant des jours lointains parmi tes souvenirs.

Wednesday 9 September 2009

Monographie

L’agitation vaine de ces quelques heures
ploient les fleurs d’herbe assoupies
sur les quatre-vingt vents polymathiques

des hommes et des femmes de papier

que nous sommes au bord du drame
langagier des voies mortes ou éteintes
L’homme est foncièrement hors de propos
En fin de compte rien n’est acquis

Ce que la mer ne reconnaît pas
elle l’abandonne au sable du rivage

laissé à notre médiocre disposition
faméliques charognards oublieux de la raison
par les dimensions enconstellées comme autant
de myrmidons

L’homme
n’a de destin hors l’ombre
hors la poussière lierreuse des ans

Nous avons bien peur que cela soit nos limites

Ultimes pantomimes silhouettées dans la brume
les paupières ruisselant de crachin
ou bien est-ce de chagrin universel
ou la joie d’être – néanmoins transients –

argile primordiale aux pieds d’airain scellés au sol

Aux pleurs d’une mère perdue
Aux vêpres d’une enfance sacrifiée
En l’autel de l’atavisme

hagiographie des Terribles

Rien de plus ou de moins qu’une somme
infinitésimale d’atomes X Y Z et T

qu’une chair frissonnant sous la rosée estivale
sous le feu réchauffant une engelure
une gorge déployée par le rire idiot
par l’oreille sourde aux appels de fausset

L’homme est né hypocrite et meurt solitaire

L’amour ne se peut plus au fur du
ressentiment de l’injustice

gnomon des idées massacrées par le fait
baromètre social de l’instabilité du temps

Il n’y a pas de construit plus social qu’un point à la ligne

se substitue à la peur de n’être plus
dans le sens de la marche d’une ellipse
tronquée d’une boucle lacée autour d’un hiatus

méconnaissable en regard glacé d’une pupille
noire béante dans laquelle tout
devient un néant de plus
dérivant en un espace creux
fluide et clapotant telle une rivière en furie

L’homme s’embarque sur la crue
pour y sauver non des rameaux
des hommes monstres d’indigence

pourris de hargne, d’envie, de fatuité
indignes de malchance

plèbes charnues défilant en moëbius

restes étiolés de voyageurs traînant la semelle
sur le tranchant des pierres jonchant
les sillons symboles de l’utilité
à mauvais escient édictée par la main lippue

par la bouche avide de puissance cornucopéique

Le ciel, lui, défile ses nuages sans consigne
La pluie décerne ses couronnes d’argent
Le pied-de-vent étire en silence son arc-en-ciel

Le sang coule sur les plaines et rouille les ramures
Les minutes s’égrènent eu égard à la photosynthèse
Les agonies râlent dans les poitrines ouvertes

Bientôt la mousson fertilisera les plaies
temps bénis de placidité

pourtant l’ennui maîtrise tout en ses tentacules.

The man made of haiku

#1
a bent head
lying on the side of a breastbone
sweating under the rain

#2
a left foot
supporting a bleeding right foot
limp and in the shade

#3
a left hand
spasms running along its fingers
end protruding

#4
a right hand
at long last still as if dead
motionlessness

#5
wind blowing wildly on the skull
wild hair
the mound wet with rain

#6
carving through skin and flesh
remnants of voyages
unpared toenails

#7
mighty and mysterious
a shiny veiny left biceps
bemutes the ages

#8
as one of us
shivering under the angry cold stars
right elbow

#9
muscular thighs
remember adventures and fights
and sloughy darkness

#10
deeply scarred
by the damp, black, erect, thorny hair
the sad, white forehead

#11
raindrops
falling by thousands on the showing rib
soothe the blood

#12
intolerable beauty
in the delicate fold on the neck
omphalos of the world

#13
anonymous hands
piercing through and through and again
doubts and agony

#14
words banging on the
wooden carcass of the mouth
parched with thirst and glory

#15
unbeknownst to them
the sad immobility
undeciphered

#16
imbecile man
not yet dead waiting for what
– stop their agony –

#17
betrayed and naked
the lame man is leaving an
empty cenotaph

#18
beyond the words is
what this here lonely man feels
and the key to all riddles

#19
The cicadas’ cry
forgotten images of childhood
forgotten to the world

#20
the thrush’s song
in the clear resounding morning
he suddenly remembers

#21
the large cut on his
flank bleeds and bleeds and bleeds
water like Pegasus’ spring

#22
The hammered nail
Ignores bones tendons veins and blood
Wood only stops him

#23
Sweatbead, tear, rain, lymph
Wound-precipice
Shame and honour

#24
to endure as sole commandment
nothing to worry about
but the rain

Wednesday 2 September 2009

Les résignés

Frêle esquif transi dans la cohorte des vagues ;
Les rames dégondées depuis presque deux jours ;
L’horizon que rien hormis les lames n’endaguent ;
Les cieux furieux dont rien n’esquisse le contour.

On cherche l’espoir derrière chaque vague,
Un bout d’atoll qui ne serait pas un écueil ;
Les bastaings que les crêtes en fouettant élaguent
Craquent sinistrement comme un vieux cercueil.

Eperonnée dix fois, et bientôt mille fois,
Notre birème nue que mille rouleaux rague
S’éboule sous les eaux d’un titanesque poids ;
Et nous accrochés à quelque débris qui vague,

Nous attendons que la tempête enfin se calme,
Ou que la mort soit plus clémente avec nos âmes.

With the End Suddenly in View

Pull down a curtain over the bright sun,
Cover your ears to the boys having fun,
To the unstoppable ticking of time
For one is dead of a slayerless crime.

Leave your best suit where it is in the press,
Leave out the hoover and don’t mind the mess,
Feed the cat, feed the dog, water the plant,
Have nothing in your mind but your dead friend.

Leave this day’s mail lying dead on the floor,
Make sure the bell rings on a lockéd door,
Sit down, take a drink, the night will be long
And whistle softly your friend’s favourite song.

Now imagine the Sundays without him
– Cry once and for all if that is your whim –
But the steam-streakèd sky’ll still see the sun
And the young children will still have some fun.

But today is a black and mournful day.
For your friend didn’t have the choice to stay,
For your old friendship has come to an end
Without your having time to shake his hand.

Eyelid and coffin lid shut together
For both of you: he mourned and you mourner:
In his wooden box your friend dies again,
Others hide behind dark glasses and pain
– Let no one cry aloud that he is dead,
For no sound must reach your friend’s final bed.

Tuesday 1 September 2009

L’envol du héron

L’envol du héron, alerte et mesuré,
Délie l’aube carmin et dorée
De la cyphose instinctive de son cou
Les glèbes ravagées de l’Anjou.

Le vol du héron, tranquille et désolé,
Cadence et prend le matin de lait
Du métronome de ses ailes d’ankou
Les étangs silencieux du Poitou.

Le héron, posé parmi les roseaux noirs,
Observe les eaux de sa hauteur ;
Ces eaux de boue qui ne sont pas des miroirs
Renferment l’octroi de ce pêcheur.

Ce héron, son œil et son bec meurtriers,
Fend les vagues comme des couteaux ;
Son plumage gris-blanc tel le ciel strié,
Chinant son pain maillé d’oripeaux.

Les nuages pèlerins du bleu atlas,
Comme les feuilles du néflier
Sous la bruine, que même le temps n’efface
Ne perçoivent la mort se déplier
En un éclair jaune que rien ne surpasse.

Le héron, monarque des eaux et des sables,
Délaisse les rives criardes de mouettes
Et plus solitaire que l’aigrette
Renie le mitan de ses semblables.

Sis solitaire au centre du champ aqueux,
Le héron du paysage en peine
Féodalise les univers dès que
Son essor est pris pour la Touraine.

Ses ailes protéennes battant le temps,
Encyclent la mesure des choses
Et permettent tous les recommencements
Comme la poussière se dépose.

Mais ce roi tisserand rejoignant ses cendres
De son dernier envol de décembre
Enseigne son chant fait de silence aux astres
Pour y perpétuer l’ode du désastre,

Pour faire vibrer l’empreinte de son passage
Parmi les touffes de roseaux sauvages –
Pendant ce temps-là, sur l’horizon de verre,
Vibrent les lourdes vagues de fer.

Entretemps l’homme n’y va pas de main-morte…–…
L’agonisant héron dans la rouille…
Ses plumes ravagées par la houille…
Solitaire se souvenant des cohortes –

Aucun de ces lents moments de honte
Que l’homme vit en son quotidien morbide
Le héron n’a ; ni veule pitié ni -cide ;
Immobile en les eaux de la sente.

L’échassier attend tellement de la pluie :
Qu’elle essuie les collines de leur ennui,
Qu’elle lave le fleuve des morts :
Qu’on reparte du zéro du sort,

Mais la pluie vient mais la pourriture reste
L’eau coule et le cycle continu
Car l’homme est bien pire que sa peste
Et le héron vole dans les grises nues.

Le héron, moëbius volant, blanc amibe,
Grand appropriateur des vivants,
Gaņeśa de l’existence, impavide
Oiseau terni de mille tourments,

Combien te faudra-t-il donner de tes plumes
Pour étancher nos soifs d’écrire le mal ?
Croupit cependant au fond du val
Ton cadavre enveloppé d’écume.

L’œil du héron, gouffre infranchissable,
Orbe l’espace entre les ourlets du monde,
Exténue les sables périssables
Des hypogées que sont nos bauges immondes.

L’œil du héron, invincible cataracte
Où tout se détend et se rétracte,
Décompacte le phlogiston des mirages,
Terrifie les vils freux noirs d’orage.

Tout ce qui vient et tout ce qui meurt
Depuis les millénaires des millénaires
Et les monocellules de fer,
Tout ce qui tient et tout ce qui est fait d’heure
Se forme dans ce si clair iris
Né prémat d’une béante cicatrice.

Cet œil, nous ne savons pas que nous l’aimons.
Nous les hommes de varech et de limon.

Cet œil, nous ne savons pas que nous l’aimons
Et nous le prenons pour un démon,
Incapables que nous sommes de n’y voir
Rien d’autre que notre désespoir.

L’œil indescellable du héron de cendres,
Simple point d’unique constellaire,
Erre lente inscrite en une autre aire,
Tout cela l’insolite comète engendre.

Ce hiéroglyphe qui perce le secret
– Ce secret qui gonfle nos poumons –
Bâtit forcément un secret plus épais
Plus abject que du goémon.

Et le héron, délaissant parfois les eaux
Pour les plaines herbues de la terre,
S’en va soustraire ses tristes os
Aux yeux des hommes qui commandent l’enfer.

S’en va se dérober au destin de plomb
Qu’administre la bêtise humaine –
Nous qui voyons ce héron dans l’aquilon
Pouvons-nous oublier notre haine?

Habits

I am a man of habits I got to this conclusion because I flash-realised that I am hoping that someone, someday will see the patterns the rou...