André
Il ne desserre pas son étreinte d’un pouce ; il peut sentir le cœur de sa femme battre à travers sa propre poitrine. Il a recouvré assez de force et de ses esprits pour se tenir debout sans être pris de vertiges. La lumière du ciel dessine un trapèze tronqué sur le carrelage de la cuisine ; au loin dans la salle de séjour une fenêtre ouverte accueille à volets ouverts le vent qui amène ses précieux pollens. Telle une statue digne de Pygmalion, le couple se dresse, pétrifié. Puis lentement, en pleurant posément, dans le creux de l’oreille de Jeanne, André chuchote son rêve.
Olivier
Ses parents sont assis à la table sur laquelle sont posés, à la va-vite, quatre couverts. Son frère est attendu. Sa mère ne pleure pas, lui dit que son père va l’emmener au collège en voiture, comme ça il peut rester plus longtemps et profiter de la famille au complet. Ce à quoi son père ajoute, un sourire strict aux lèvres, qu’il n’y a pas de quoi se presser vu qu’il va rester quelques jours. Olivier espère que son propre sourire ne trahit rien de son anxiété, mais exprime plutôt une certaine forme de joie. Son père semble satisfait car il tourne la tête vers sa femme et lui caresse le bras. Ils discutent de son frère mais il n’écoute pas car il lui semble entendre des bruits de pas dans l’escalier. Oui, c’est bien cette démarche traînante ! Olivier sort en trombe de la cuisine et voit son frère debout dans le couloir trempé de lumière. Celui-ci tient un objet sans forme dans ses mains ramenées en coupole. Olivier regarde son frère lui sourire et, poussé par un instinct qu’il ne cherche pas à comprendre, se jette au cou de celui qu’il voudrait être. Celui-ci répond de manière plus tempérée à ce débordement de joie, une des raisons étant qu’il porte dans ses mains un objet à ses yeux précieux.
Olivier sent les larmes venir mais il se retient du mieux qu’il peut pour ne pas gêner son frère. Il n’est pas habitué à pleurer ; même lorsqu’il reçoit un mauvais coup d’un Première ou d’un Terminale il ne pleure pas. Il plie mais ne rompt pas, comme un jour son frère lui a dit, visiblement fier de cette démonstration de volonté toute masculine. Cependant ils savent tous deux que la séparation a été longue – quatre mois pour être exacte. Alors ils profitent de ce moment de solitude pour s’apaiser mutuellement du regard avant de rejoindre leurs parents assis dans la cuisine. Le père d’Olivier est officier dans la marine, ce qui explique ses absences prolongées, et l’enfant, depuis un certain temps déjà, le considère au mieux comme quelqu’un d’austère et de rigoureux, au pire comme un de ces élèves perpétuellement absents mais qu'on continue à nommer lors de l'appel.
Le courant passe mieux entre lui et son garçon le plus âgé, car il a rejoint lui aussi les rangs de la marine. De cet exemple il tire une fierté paternelle et humaine incommensurable, trouvant par là même une justification à sa propre existence de marin, à sa propre condition d’homme dévoué corps et âme à sa patrie, à sa propre condition de père – son propre père avait été dans la marine et avait tout naturellement suivi les pas de son père. Son fils aîné a choisi de devenir sous-marinier, le contact avec la mer étant bien entendu légèrement différent, mais l’appel est le même, théorise-t-il. La mer appelle, la patrie appelle, le sang appelle, la justice appelle. Seul son deuxième et dernier fils n’a pas répondu à cette vocation – pas encore peut-être – néanmoins il émet des doutes quant à un probable revirement de sa part, car il ne voit pas en lui la moindre once du marin. Un marin en reconnaît toujours un autre, même en civil.
Dans ce monde impitoyable où les hommes se font la guerre entre eux, portés par la mer, c’est cette dernière qui décide toujours du sort des batailles, du sort des hommes qu’elle porte. Aucun navire, aucun homme n’est assez puissant pour affronter et vaincre la furie maritime – on peut tout au plus lui survivre, en étant marqué au fer rouge, jusqu’à sa mort, par sa sainte majesté reine des flots – car oui, la mer est noble. Un marin naît sur, dans ou près de, la mer, vit au gré de ses vagues et n’apprécie la terre que parce qu’il sait qu’il rejoindra son noble berceau ondin.
Son fils ne ressent pas ces choses quand il tente de les lui expliquer ; peut-être fera-t-il un bon officier dans le corps de terre. Il se rend compte qu’il n’aurait pas du accepter ce poste en Afrique – cause de ses si longues absences – car sa femme l’a trop choyé, trop couvé. Il ne l’en blâme pas plus que cela, car il a choisi sa femme justement parce qu’elle avait cet instinct maternel, mais c’était son devoir à lui d’initier ses fils aux rigueurs de la vie, et en cela il avait échoué avec le dernier. Il n’avait pas encore de regrets parce qu’il avait des projets pour ce fils tronqué des devoirs envers la mer et la patrie, grâce notamment à ses nombreuses relations au sein de l’Armée, et ses projets, il comptait bien sur cette semaine de permission pour les lui annoncer. Il allait redresser son fils, ainsi que son erreur.
C’est à cela qu’il pense quand il voit ses deux garçons, si différents de visage et de caractère, s’installer à table. Lui et son fils ont immédiatement, automatiquement, arrangés les couverts devant eux, pas sa femme ni son fils. Des choses vont changer. C’est une belle journée pour que les choses changent. Le bleu du ciel quelque part l’apaise, et d’autre part le fait languir pour un ciel chargé de massifs nuages noirs striés d’éclairs, balayés par des bourrasques faisant tanguer dangereusement le navire, pour un ciel si agité, si sombre et si profond qu’il se confond avec la mer en dessous.
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