Saturday, 27 February 2010

L'insouhaitable #14

Alexandre
 
        « C’est comme si je buvais le ciel bleu au-dessus de moi, comme quand Michel-Ange a peint le plafond de la Chapelle Sixtine ; on dirait un plafond peint par un prodige aux mains divines. C’est comme si j’étais dans une cathédrale d’air, comme si l’herbe au-dessous de moi n’existait que par mon imagination. Si je pouvais m’envoler comme un oiseau et échapper à ma condition humaine, je le ferai. Il ne doit rien y avoir de plus exaltant que de plonger dans ce bleu et de s’y perdre, de s’y fondre. Le soleil est là mais il n’est pas là, car je ne veux pas qu’il soit là, alors il disparaît à ma vue et laisse ce ciel sans tache. Le soleil n’est pas Dieu, car c’est bien le soleil, c’est bien Râ qui orne le ciel, et pas le contraire. On dépeint plus souvent le soleil comme emblème de Dieu ou d’un dieu parce que nous sommes dans l’incapacité la plus concrète de peindre un ciel aussi bleu. Nous n’avons pas la couleur dans notre vaste palette, c’est un bleu ciel comme beaucoup ont tenté, en vain, de reproduire. Mais une imitation ne trompe pas, les copies sont toujours trop pâles ou trop foncées, le juste milieu n’est pas intelligible parce que le juste milieu est l’apanage de Dieu seulement, et parce que nous sommes humains et faillibles. Un ciel dénuagé et désoleillé. Si seulement je pouvais voler comme un oiseau…mais j’ai peur de mes propres souhaits. Il n’y a qu’à regarder où cela a mené les plus grands. Un génie exauce un de nos souhaits et hop ! nous voilà réduits en esclavage par notre condition d’homme, par nos désirs qui tendent irrémédiablement vers l’excès, vers ce que nous ne sommes pas censés savoir, avoir, voir, vers la connaissance de l’inconnu et de l’infini et des choses sacrées, vers nous-même.» Alexandre se retourne et contemple les brins d’herbe près de son visage. Il se dit qu’il y a un microcosme, un espace quasi-infini dans cette terre, voire dans chaque brin d’herbe, et que c’est remarquable ; il peut faire les mêmes remarques concernant le monde marin qui est, si cela est possible, plus grand et plus majestueux encore ; cependant aucun de ces deux royaumes, aussi microcosmiques soient-ils, ne peut rivaliser avec le microcosme macrocosmique du ciel. Il sait que quand il regarde les étoiles, il regarde le ciel d’il y a six milliards d’années ou quelque chose comme ça, que le ciel tel qu’il le voit est autre, peut-être même est-il mort. Mais ni le temps ni l’espace n’ont de prise sur le ciel, c’est ce qu’il comprend lorsqu’il s’étend sur le dos, un genou relevé et une main soutenant sa tête, et regarde de nouveau le ciel bleu ciel. D’ailleurs, de grands oiseaux blancs évoluent dans ce – non, ce n’est là qu’un mirage, car le ciel n’est qu’un désert et ses reflets d’évanescents parhélies. » Alexandre se dit qu’il n’y a rien à espérer de tels cieux que d’aphéliques mirages, car cette voûte est…trop près, écrasante, suffocante. Le ciel bleu ciel commence à tourner, d’abord doucement, puis plus rapidement, puis le ciel bleu ciel spirale autour du bleu du ciel bleu ciel et telles des hélices bleues le ciel s’enroule et le ciel bleu ciel bleuie et devient noir parce qu’Alexandre s’est évanoui.

          Il passe plusieurs heures ainsi, étendu de tout son long dans l’herbe.

         « Eh ! » une voix braille. « Eh ! Faut pas être sur les pelouses ! Eh ! Vous êtes sourd ou quoi ! Je vous dis de déguerpir avant que je vous colle une prune ! »

        Alexandre sort de sa torpeur avec la nausée et une migraine « dans le quart supéro-externe » de son crâne, diagnostique-t-il intérieurement. Le vieillard vocifère dans ses oreilles de ficher le camp. Il porte une moustache et une barbe, d’une blancheur dérangeante, qui pend jusqu’à son nombril. Il postillonne à tout va. Sous sa casquette de serge marron, son visage cramoisi et déformé par la colère aurait été drôle à voir dans d’autres circonstances, mais Alexandre n’a pas le cœur d'imaginer ces circonstances. Ce maudit ciel bleu ciel l’a rendu malade. Ou est-ce le soleil. Le soleil est derrière son dos alors qu’il remonte péniblement le coteau, et pour autant qu’il s'en souvienne, le soleil a la couleur du ciel. Il aurait dû aller au travail aujourd’hui, mais le ciel bleu ciel l’en a empêché. Il faut qu’il arrête de dire ciel bleu ciel. Le ciel l’irrite, comme si le monde faisait face à une pupille colossale. Il regarde sa montre : elle s’est arrêtée à deux heures moins cinq. La trotteuse palpite sur sa seconde, comme si quelque perfide main retenait son avancée. Il n’a pas envie de demander au vieillard qui ronchonne derrière lui l’heure exacte.
 
             Le ciel l’a rendu fou, lui aussi. Alexandre se dit que dans le pire des cas il ne doit pas être plus de trois heures. Le vieillard le dépasse alors qu’il sort du terrain herbeux, lui jette un regard empli de haine, pestant contre les jeunes d’aujourd’hui et s’évanouit dans un bosquet tout proche, aussi mystérieusement qu’il est apparu. Il essaie de voir le vieillard entre les arbres mais il n’entend aucun bruit de pas sur le gravier, aucun grommellement : le vieillard s’est volatilisé. Il se demande s’il n’est pas sujet à une hallucination, toutefois ses pensées s’arrêtent là-dessus car il se plie en deux : une pointe de côté s’élance dans sa poitrine. La douleur est insoutenable, il vomit sur le gravier gris du chemin. Sa tête le fait souffrir le martyr, des points blancs dansent devant ses yeux. Il déteste la douleur, la souffrance. Souffrir pour lui est un calvaire innommable. Il tente de se redresser mais c’est comme s’il avait une barre de fer dans son ventre qui déchirerait ses chairs s’il se levait, alors il s’assoit à même le sol, en prenant soin d’éviter la flaque nauséabonde de sa souffrance. Son estomac émet d’étranges bruits de révolte, de mutinerie. Son corps entier semble se battre contre quelque corps étranger. Il se tâte l’abdomen, entend des gargouillis et pressent avec une certaine appréhension d'autres vomissements.
 
              Il est certain que le ciel bleu ou le soleil dissimulé derrière le voile du ciel a quelque chose à voir avec tout cela. Son front est trempé de sueur. Il est loin de chez lui, pourtant il va falloir qu’il rentre. Il cherche un moyen de se calmer, de se débarrasser de ces oppressions que le tiraillent. Mais son cerveau s’embrouille et il n’a plus qu’une seule chose en tête pour apaiser les crampes, les nausées : a, préfixe privatif – lex, loi – andros, homme. Préfixe privatif, loi, homme. Sans, loi, homme. Ces trois syllabes flottent en ritournelle pour mieux se concentrer dans un océan de bleu qu’il exècre à présent, s’emmêlent, se font et se défont; il se lève, titube et arpente en zigzaguant le long chemin hors du parc. Il s’éloigne bientôt et disparaît derrière un arbre. Il est difficile, avec la distance, de voir si c’est un chêne ou un érable. Le ciel omphalique derrière lui est resté intensément bleu, et inonde la ville de son éclatante lumière. 
 

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