Tuesday 2 February 2010

L'insouhaitable #3


Alice
          Alice se réveille doucement. Une douce chaleur pique sa peau ; une brise légère fait danser le rideau devant la fenêtre. Elle tourne la tête vers la porte et s’aperçoit, un peu déçue, qu’elle est seule dans la pièce blanche. Elle s’appuie sur son coude et tente de se relever mais quelque chose l’en empêche. Elle tourne la tête en direction du cliquetis sur sa droite et découvre ébahie tout un appareillage complexe de tuyaux. Pourquoi est-elle sous perfusion ? Elle regarde stupéfaite les gouttes tomber à allure régulière dans la solution limpide. Alors qu’elle scrute le ciel à travers le ballon en plastique transparent, relié à son bras par un fin tuyau ondoyant comme un serpent, transparent lui aussi, elle se souvient. Il y a deux jours, elle a accouché, elle a donné naissance à son premier bébé, son enfant. Et les neuf mois d’attente ne comptent plus aujourd’hui, ni la souffrance des contractions, ni l’anxiété durant tous ces mois où les échographies étaient trop floues pour y voir distinctement son bébé, ni son bébé en siège. Elle se souvient que son mari était présent au début de l’accouchement, qu’on lui avait demandé de sortir, qu’il avait d’abord refusé, puis face à l’insistance du médecin, il avait accepté ; qu’il lui avait tenu la main, mais aujourd’hui même cela ne compte plus. Elle se souvient avoir accepté la péridurale, puis la césarienne, sans broncher, parce qu’elle voulait son bébé. Elle voulait qu’il arrête enfin de se cacher dans son ventre, qu’il se montre à elle, elle qui le portait, le choyait, lui parlait quand il dormait, le caressait à travers cette peau, cette chair qu’elle en venait parfois à détester, à vouloir déchirer pour enfin pouvoir étreindre son fils contre son cœur.
 
          Doucement, silencieusement, Alice pleure. Elle ne sait pas au juste pourquoi elle pleure, mais cela la libère de quelque chose car, à mesure que les larmes coulent le long de ses joues creusées et s'écrasent sur la blancheur de l’oreiller, sa poitrine s’affranchit de son oppression, ses jambes se relâchent et son cœur bat moins vite, plus régulièrement.
 
         Elle repose sa tête sur l’oreiller, sent la froideur du tissu imprégné de larmes. Le rideau diaphane danse toujours la danse du vent par la fenêtre ouverte. Le soleil n’est pas visible, caché par un pan de mur, mais elle s’imagine son éclat en le comparant à celui du ciel bleu, puis se demande si l’éclat du ciel bleu n’est pas plus brillant que celui du soleil. Elle ne se rappelle pas quand son fils est né, mais elle aimerait qu’il soit né aujourd’hui, par cette matinée si bleue. Avec maintes précautions, Alice se relève et s’assoie ; mais un instinct en elle l’avertit, trop tard. Une douleur lancinante traverse sa tête de part en part, lui vrille les tympans, résonne comme les cloches d’églises des dimanches de sa jeunesse, dans tout son corps. Elle sent dans son ventre comme une flamme lécher ses intestins, ses poumons, sa gorge. Le regard fixé sur le drap de coton, sur le creux et les plis que ce dernier forme entre ses jambes, elle lutte contre la douleur, si aiguë soit-elle, contracte ses muscles, serre les dents. Un spasme secoue son corps et elle vomit sur le drap, devant elle.
 
        Elle ne comprend pas ce qui se passe en elle, pourquoi son corps se rebelle ainsi. Les changements à l’intérieur de son corps se font plus nets, plus réels : son fils n’est plus dans son ventre ; et puis il y a autre chose, un changement plus profond. Elle ignore la raison pour laquelle elle pense soudain aux hiéroglyphes dans la pyramide de Gizeh, mais elle associe aussitôt, spontanément, les mystérieux hiéroglyphes à ce changement. Et son esprit remonte à la surface, comme un plongeur remontant des abysses recouvrent ses sens. Alice entend un son comme dans le lointain, sa tête pivote d’elle-même sur son axe. Dans le chambranle de la porte se tient une femme tout de blanc vêtue, une infirmière dont les lèvres bougent au ralenti, dont une veine, sur son cou, palpite doucement. Alice ne parvient pas à lire sur les lèvres qui sont trop loin ce murmure qui est trop bas. De son regard figé, comme si elle ne voyait pas ce qu’elle voyait, elle embrasse la scène : plusieurs infirmières, courant au ralenti, se précipitent vers elle. Puis, toujours au ralenti, Alice voit la pièce tomber délicatement sur le côté et rester doucement en équilibre, la scène défilant de manière plus irréelle encore. Elle sent la fatigue, une fatigue immense, comme si elle n’avait pas dormi depuis des siècles, inonder l’intérieur de son corps, éteindre le feu dans son ventre, engloutir ses sens. Puis, lentement comme tirant un rideau opaque à la fin d’une scène de théâtre, l’obscurité.
 
         Elle se réveille, de nouveau. Elle a la bouche pâteuse. Ses paupières sont lourdes, mais elle parvient à les lever suffisamment pour observer une infirmière, au sourire énigmatique, lui essuyer le visage. A son tour, Alice sent ses joues se plisser dans un douloureux sourire. L’infirmière lui éponge délicatement le front, son regard est tendre, elle aussi est une mère. Son corps repose dans une plaisante torpeur, comme si elle se laissait glisser au fil de l’eau. Elle a envie de répondre à cette gentillesse, à cette infirmière qui prend tant soin d’elle, mais quand les mots sortent de sa bouche, ce ne sont pas ceux qu’elle avait l’intention de prononcer : «Je souhaite que mon fils aille bien.» Alice sent les muscles de son visage se contracter sous la surprise, mais l’infirmière répond par un sourire plus grand encore, Alice croit même voir des larmes inonder ces immenses yeux bleus aussi immense que le ciel de tout à l’heure. Alice veut lui dire qu’elle est reconnaissante, qu’elle veut la serrer dans ses bras et la remercier du plus profond d’elle-même, mais de nouveau elle sombre dans le sommeil, le cliquetis de la perfusion tintinnabulant dans ses oreilles.
 

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