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Wednesday 4 November 2009

Chroniques d'un égoïste ordinaire PDF on Scribd

Chroniques d'un égoïste ordinaire                                                                                                                                                    

Chroniques d'un égoïste ordinaire #11 (last episode)


Blois.
La voilà arrivée à sa destination finale. Sa sœur l'attend sur le perron. Cette sœur qu'il a lamentablement abandonnée, ainsi que ses neveux et nièces. Ils accourent vers elle, l'embrassent. Ils apprendront à être heureux sans leur oncle. Il est mort. C'est comme ça. Il aura, au final, satisfait sa dernière volonté à elle même si, après tous ces mois sans nouvelles, cette ultime intention n'avait plus la même signification, le même impact. Amener sa dépouille jusqu'ici, la terre de ses ancêtres, était celle de sa sœur.
Le corps enveloppé dans son linceul blanc, d'abord traîné sur les dunes, laissait un passage sinueux et macabre. Elle avait demandé à le faire mettre sur un chameau, quitte à marcher à côté de l'animal. Hafez avait partagé sa place, apparemment nullement incommodé par la pestilence. Elle avait dû attendre deux jours de plus pendant qu'Arzu, une amie à lui qu'il avait connue avant la fac, mettait les papiers en ordre. Puis elle avaient décollé, voyagé, atterri, le corps dans la soute. Un corbillard réfrigéré les attendaient sur le tarmac. Il avait déposé la dépouille au funérarium, quatorze jours après sa découverte.
Elle fait un compte-rendu à la sœur, pauvre âme errante. Il était peut-être mort un, deux jours plus tôt. Le sable n'avait pas eu le temps de le recouvrir. Elle raconte le livre, le lui montre. La sœur le prend dans ses mains tremblantes. Ses larmes tombent sur la table de la cuisine, silencieusement. Elle le feuillette, s'arrête vers la fin, lit, fronce les sourcils, un rictus amer se dessine progressivement sur son visage, puis elle jette l'ouvrage contre le mur, se tient la tête entre les mains.
Elle-même ne comprend pas. Elle a vérifié. Il n'y a plus rien à lire.
Elle ramasse le cuir racorni, à présent abîmé sur toute la tranche. Trouve la page, l'avant-dernière.


Jour 720, Désert blanc.
Matin
J'ai changé d'avis. Laisse-moi où je suis. Que je reste là où le sort a voulu m'appeler. Que la nature prenne de moi ce dont elle a besoin. Je n'ai trouvé aucun endroit dans le monde où je me sente à l'aise que le monde lui-même. Le désert, la jungle, l'océan, les montagnes. J'ai vu ce que je voulais voir. Les photos resteront dans ma tête, pour une fois. Les odeurs, les sons, les images, les sensations, les pleurs, la douleur. Tout ça pour moi, et rien que pour moi. Je ne l'ai pas fait pour rien. Plus de gens pour m'ennuyer, se mêler à moi, plus de société pour me conditionner, plus personne pour me dire que penser, que faire, que vouloir. Pour me juger. Je n'ai pas eu plus de patrie que tel rocher ou tel arbre ou tel nuage. Je n'ai peut-être pas eu le droit d'en avoir. Je m'en fous maintenant. Ça n'a pas plus d'importance que de savoir si demain il pleuvra ou pas. Il a plu bien des fois, tout au long de ces quelques sept cent jours qui ont passé comme des milliers, bien des fois il a neigé, venté, tempêté même. Et à chaque fois ce même plaisir de retrouver le soleil, cet infatigable compagnon de route. D'avoir à affronter les éléments qui, eux, ne font pas de plus infime cadeau que celui de la vie. Aucune voie pour me guider que celle de mes pas. Aucune limite que celle de mon corps. Limites qui se font plus pressantes. Plus présentes, plus proches. Je pense avoir les ressources physiques pour aller plus loin; oui, je pense pouvoir retraverser ce désert déjà conquis une fois. Il est néanmoins possible que l'on me retrouve au mitan du désert. Peut-être ne retrouvera-t-on rien d'autre que ce journal. Peut-être ne retrouvera-t-on jamais rien de moi, car je serais là où même les bédouins ne vont de peur de s'y perdre, le sable comme linceul, et l'abandon pour seule issue. Que Dieu et les hommes me laissent en paix, livré à la bonne ou mauvaise volonté de personne d'autre qu'à la mienne. Je suis libre désormais.


Elle hocha la tête, referma le livre. Elle soupira, en elle-même, pour elle-même. Oui, il était libre.

Chroniques d'un égoïste ordinaire #10


Paris.
A partir de la dernière entrée elle a remarqué une nette dégradation au niveau de la précision des dates, de la qualité de son écriture manuscrite. Il avait visiblement souffert. Quelque chose avait changé.


matin
pluies torrentielles. j'ai été recueilli par un vieil homme, dans la montagne. Je ne comprends pas ce qu'il me dit. Voilà à quoi m'a mené mon insatiable hubris: apprendre une dizaine de langues et je suis incapable de communiquer. mal de tête, bourdonnements, fourmis. nausée.


il Ne peuT pas ne paS Avoir raison. IL ME DIT qu'il n'y pas rais on poru que ça aille pas, mais moi je saiS


nuit
Restent trois comprimés. Pas lourd. Ne sais pas trop où je suis. Vieil homme sympathique, sa voix est douce et râpeuse. Nuit calme. Il me montre des étoiles, m'explique, assis sur ses talons, vêtus de haillons. Son visage est ridé, surtout lorsqu'il sourit. Ses yeux brillent comme la mer sous les feux de la lune. Je deviendrai libre ou je mourrai en tentant de le devenir.


Nuit
le vieil homme m'a donné une pipe en bois, je crois, pour m'accompagner. M'a pratiquement arraché des larmes. Il a salué longtemps, la main en l'air, alors que je redescendais sa montagne. Je vais mieux, ou plutôt: mon corps va mieux.


Matin
retrouvé une vieille amie, presque par hasard. Dans une agence de voyage. Nous avons dîné ensemble, avec son mari et ses trois enfants, chez elle. Arzu me traite de fou, mais elle a bien voulu traduire le message en arabe classique. Je l'ai agrafé sur la première de couverture. Précaution qui trouvera son utilité? Devenu homme de peu de mots, ironie trouvée dans une simple phrase que je peine à comprendre, moi qui, il y a peu pour quiconque et une éternité pour moi, trouvait mon bonheur dans l'utilisation effrénée de verbes. J'ai appris à partager, même si je possède peu. Le peu d'objets qui ont compté pour moi, je les ai offerts, de bon cœur, à ceux qui leur trouveront une utilité, quelle qu'elle soit. J'ai appris à aimer, aux dépens de certaines personnes. J'ai appris à me connaître, au crépuscule de ma vie. Il n'est jamais trop tard. J'ai surtout appris qu'il vaut mieux mourir dans la tentative de liberté que de vivre dans l'acceptation du carcan.


Après cela il n'y a que des pages blanches. Dans ce livre toute l'histoire de sa déchéance, de sa lente descente aux enfers. L'explication de son geste, la justification de son égoïsme sans pitié. Cette tumeur qui l'a terrassé au beau milieu du désert lui a permis de comprendre que son attitude n'était pas viable. Il savait que Conrad avait raison, mais ne voulait pas l'admettre, pour une raison ou pour une autre, qu'il a emporté avec lui, qu'il ignorait encore peut-être.

Monday 2 November 2009

Chroniques d'un égoïste ordinaire #9


Dans l'avion.
« Pas plus d'entrain que ça, » se dit-elle. Elle rentre pourtant. Au bercail, voir sa famille. Elle se sent nostalgique, mais de quoi. De quoi, bon sang. Elle n'était plus amoureuse de lui, il ne lui avait fallu qu'une nuit pour s'en rendre compte. Il lui restait un profond, un sincère attachement – dévouement, lui susurra une petite voix – mais elle en avait bavé. Et lui aussi, selon toute vraisemblance.


Jour 256, Saint Pétersbourg.
Je me souviens, comme si c'était hier, du verdict. Choc brutal du diagnostique. Un nom abominable suivi de tout un chapelet de mots tout aussi ignobles. Je savais que les maux de tête et les troubles de la mémoire n'auguraient rien de bon, mais pas ça. On entend les mots Glioblastome multiforme mais on ne comprend pas tout. On demande de parler français. Le mot tumeur tombe comme une lame de guillotine puis on entend en sourdine et en écho en même temps: tumeurs gliales anaplasiques...pronostic vitale...entre deux et quatre ans. J'ai entendu que dans mon malheur j'avais de la chance et que la tumeur se situait dans le lobe occipital. Je n'aurai pas, du moins dans l'immédiat, la dégénérescence neurologique et la dégradation de la personnalité qui accompagnent généralement les autres symptômes. Je lui signale que je n'aurai pas la chance d'avoir dégoté une tumeur asymptomatique. Il fait la moue. Et elle qui pleure, alors que ça m'arrive à moi. Le pire dont je puisse souffrir pour le moment, avant que la tumeur ne grossisse, sont des hallucinations visuelles. Il ne peut expliquer pourquoi je ne fais pas de crises d'épilepsie, mais me dit quoi faire en cas d'hémiparésie. Il délivre tout un paquet de médicaments, pour certains j'en ai encore sur moi, au cas où. Je renouvelle au fur et à mesure, quand je le peux, dans les grande villes, auprès de médecins complaisants.

Jour 365, Vladivostok.
Si j'ai bien comptabilisé le nombre des jours, voilà un an que je suis parti. Une année de voyage. D'errance ou de fuite doivent se dire certains, si tant est qu'ils pensent encore à moi. Mon acte, qualifié d'égoïste à n'en pas douter, était un choix de solitude, de privations. Bien fait, diront ces mêmes personnes. Je savais en partant que cela faisait partie de la donne, que rien ne serait simple. Mes capacités physiques diminuent, je le sens. Il y a des hauts, des bas. Je m'en fous. Peu de gens sur cette terre peuvent se targuer d'avoir vu ce que j'ai vu. Budapest sous un matin de neige; Prague en tenue de soirée; l'écho des vagues me berçant à Bari et bien d'autres choses encore. J'ai traversé des montagnes, des mers, des marécages, des steppes, des déserts arides, des vallées verdoyantes. Et il y en aura d'autres encore, si Dieu le veut.


Jour 469, Kyōto, route du Tōkaidō
Le docteur à Ōsaka a bien essayé de me faire comprendre que mon voyage, ma fuite si j'ai bien compris, n'était que pure folie. Il a essayé de m'en dissuader, mais sa culture l'a rattrapé et il m'a laissé partir. Brave homme. Me voilà dans l'ancienne capitale. Un rêve. Des années que j'attendais cela. La route mythique. Le vieux monde. Ce peuple qui à bien des égards intrigue, fait peur, révulse, alors qu'il est méconnu mais admirable. Le Hanami est un événement unique. Tout le monde sourit. On vient me serrer la main, me demander ce que je fais ici. La même chose qu'eux, je leur réponds, et ils sourient. Ils me convient à partager leur repas et leurs enfants me regardent avec attention. Le plus petit, pas encore tout à fait stable sur ses deux pieds, vient à moi, touche mes cheveux, mes paupières, s'amuse de mes grands yeux. Je resterai, pour cette famille, un voyageur devant l'éternel, et pas un homme condamné cherchant à fuir. Ils savent que je trouve ce que je cherche, et ils n'ont pas eu besoin de beaucoup de mots pour le comprendre.


Jour ? (596?)
Perdu quelque part en Chine. Perdu au nombre des jours. Désert du Taklamakan. Jamais vu un endroit pareil. Encore un cran à ma ceinture, je perd du poids à vue d'œil, il va falloir que je me remplume. Pas ici: rien. Pas même un animal, un insecte ou un charognard. Le vide total. Cri étouffé par la chaleur, par l'immensité. Pas d'ombre. Je marche. Aucun repère si ce n'est celui que la boussole veut bien me faire espérer. Pas de trace de passage, de civilisation, même nomade, même primitive. Je résisterai. Quoi qu'il m'en coûte.

Chroniques d'un égoïste ordinaire #8

Tripoli.
Arrivée à l'hôtel. Hafez est parti avec la récompense promise. Il retourne dans le désert parmi les siens. Elle dans sa patrie. C'est mieux ainsi. Elle s'allonge sur le grand lit. La douche, elle en avait rêvé. Elle avait accueilli l'eau sur son corps comme une bénédiction. Le livre est posé sur son sac. De là où il est elle ne peut voir qu'une partie de la couverture au cuir écorché, vieilli, et le message de secours écrit en arabe. Elle avait corné les pages « intéressantes », celles où il décrivait sa nouvelle passion. Elle avait eu raison de lâcher prise, de stopper ses recherches après le coup de Londres.


Jour 90, Tirana.
Je me rends à Londres. Le temps presse. Je dois voir Pauline, finir ce qui a été commencé il y des années. La seule qui m'ait jamais compris.


Jour 95, Tirana.
De retour dans la capitale albanaise, accompagné de Pauline. Nous parlons à bâtons rompus. Huit années d'incompréhension balayées en quelques mots. Je voulais me détruire, m'empêcher d'être heureux. Je ne voulais pas qu'on me comprenne, qu'on me dise que j'avais tort. Que j'avais besoin d'aide, que je vivais un enfer sans nom, chez mes parents. Voilà pourquoi je l'ai quittée. Elle a compris. À présent elle est ici. J'écris des poèmes, elle les lit, les aime. Nous marchons ensemble. Elle me soigne, m'aide lorsque j'en ai besoin. Elle sait que ceci n'est que temporaire, que je voudrais, à un moment donné et indéterminé, vouloir reprendre ma solitude. Je pense qu'elle profite des instants qu'elle n'a pu avoir auparavant. Bien narcissique comme idée. Ou alors elle prend ce que la vie lui donne, en profite tout autant que de moi, que moi. Nous nous ressemblons. Peut-être va-t-elle se lasser.


Jour 137, Samothrace.
La pluie creuse les dunes de ses épaules. Je n'ai rien vu de plus beau. Son ventre à même le rivage, ses seins lourds frôlent le sable fin, la cambrure de ses reins épouse les formes des îles au loin. Nous sommes seuls sur cette plage. Fait assez rare pour être souligné, il pleut en Grèce. Mais je suis avec Pauline et en fin de journée l'Eosphoros solaire reviendra sécher cette nature grandiose. Ma victoire de Samothrace. Je suis heureux. Pendant quelques instants, oui, j'ai cru ne pas devoir mourir, j'ai cru mériter ce moment de plénitude. Mais rien n'est dû, tout a un prix.


Jour 159
Pauline est partie, dans la nuit. Elle m'a confié ne pas aimer les adieux, les hôpitaux, les malades. Comme je la comprends. Elle a décidé qu'il était mieux pour elle de me quitter, de conserver un souvenir de moi qui ne soit pas désagréable, ou pire. Elle ne veut garder que le meilleur. Je reprends donc mon errance, seul, face au monde qui reste à parcourir.


Il n'avait eu que ce qu'il méritait. Confronté à une autre égoïste, il s'était vu retirer l'objet de son bonheur. Le problème est qu'il prenait tout, comme à son habitude, avec philosophie. Peut-être était-ce là sa façon de se protéger, de tout rationaliser, pour ne pas avoir à en souffrir. Elle est vannée, éreintée. Sur les rotules. Tout ça pour un mort. Son vol est dans deux jours, elle visitera la ville, pour se vider l'esprit.

Sunday 1 November 2009

Chroniques d'un égoïste ordinaire #7


Jour 18, Berlin.
On ne se ressemblait plus. Elle ne faisait plus l'amour et ne savait pas pourquoi, ne se posait même plus la question. Quelque chose clochait et elle faisait l'autruche. Il fallait se rendre à l'évidence crue, à l'inévitable fin directement sans passer par ces déchirements banals de couple banal. Au final, cette tumeur aura eu raison de nous, pour le meilleur sans aucun doute.


Le salaud! Il n'a rien compris. Plus elle lit et moins elle a envie de continuer. Elle lui en veut de rabaisser les moments qu'ils ont passé ensemble. Lui-même avait dit qu'ils en avaient bien profité. Pourquoi renier? Il était peut-être vrai qu'ils faisaient moins l'amour à l'époque, mais après les premiers mois où chacun découvrit l'autre, la routine s'installa; et puis il y avait le travail, la maison à rénover. Il n'était pas juste. Comme si, par dessus le marché, il lui mettait ça sur son dos à elle.


Jour 40, Budapest.
Un jour, quelqu'un demandera pourquoi je suis parti, pourquoi j'ai abandonné mes amis, ce qui restait de ma famille. Peut-être est-ce déjà fait, je me fous de savoir qui. Je n'aurai qu'une chose à lui répondre: une citation qui dès sa lecture m'a fichu la chair de poule, chaque mot résonnant et s'inscrivant du même coup dans mon cortex cérébral qui, même en décomposition rapide, ne pourra plus se souvenir en dernier lieu que de ceci:
« I will not serve that in which I no longer believe, whether it call itself my home, my fatherland, or my church: and I will try and express myself in some mode of life or art as freely as I can and as wholly as I can, using for my defence the only arms I allow myself to use – silence, exile, and cunning. [...] You made me confess the fears that I have. But I will tell you also what I do not fear. I do not fear to be alone or to be spurned for another or to leave whatever I have to leave. And I'm not afraid to make a mistake, even a great mistake, a lifelong mistake, and perhaps as long as eternity too. » Jusqu'à mon dernier souffle j'espère ne me souvenir que de ces mots, afin de voir ma vérité en face.


L'a-t-il vu, sa vérité?
Elle a toujours cette odeur abjecte dans les narines. Le feu crépite. Hafez et Azdim ont fini d'installer la tente. Les nuits sont froides, paraît-il. Ils dormiront dans la même tente, elle est d'accord. Non, elle n'a pas peur, ni de lui ni d'Azdim. Elle les remercie de leur patience, de leur gentillesse, de leur générosité. Elle ajoute qu'elle a laissé l'argent à Arzu, pour plus de sécurité. Ils hochent de la tête, sourient. Chacun se comprend dans sa propre appréciation de l'anglais. Ce n'est pas sa tasse de thé non plus, elle parle le portugais couramment. Elle est plutôt Amérique latine: Brésil, Pérou...D'ailleurs elle aurait dû partir, accepter le boulot qu'on lui proposait là-bas, mais elle avait cru qu'il reviendrait, qu'ils reprendraient tout à zéro, et elle avait laissé passer sa chance.
Sa mort achève quelque chose. Une sensation étrange dans son bas-ventre, le frémissement de quelque chose en train de mourir de la plus lente et de la plus disgracieuse des morts.
Cette nuit-là, elle se rapprochera de Hafez, comme pour se rassurer de son existence, de la matérialité de son corps. Elle aura tout le temps de s'abandonner à ses larmes plus tard.

Saturday 31 October 2009

Chroniques d'un égoïste ordinaire #6


      Désert Libyque.
      Elle lit, ballottée par la démarche chaloupée du chameau. Elle a tout d'abord, comme à son habitude, feuilleté l'ouvrage. Bribes éparses sans possibilité de donner un sens à toute cette mascarade. Si elle veut savoir, elle doit tout lire, depuis le début. Elle en aura le temps. Hafez a prévu deux jours de voyage à dos de chameau, ensuite une journée en jeep jusqu'à cette ville poussiéreuse dont elle se fiche du nom. Puis un taxi. L'hôtel où elle pourra enfin se laver, la télévision, la civilisation.
      Il fait diablement chaud ici. Il y a des paysages magnifiques, des vues sur le désert, sur des sculptures de calcaire à couper le souffle. Elle se dit que cela pourrait être une prochaine destination de voyage...mais non, ce pays est désormais souillé par son empreinte. Il a toujours laissé des marques indélébiles, chez les gens ou dans les lieux. Toujours on se souvient de lui, plus souvent en bien qu'en mal, certes. Mais là...ça sent la putréfaction. Elle n'a jamais vu ou même senti de cadavre avant cela. Oui, il laisse encore des marques, dans tous les esprits; il n'épargne personne, pas même lui. Contrée corrompue par la présence d'un homme qu'elle ne sait ni aimer ni haïr, voilà ce qu'est devenue la Libye à ses yeux. Comment revenir sans voir autant de beautés annihilées du coup par cette odeur âcre et tenace, ou même le souvenir de cette odeur, par ce cadavre en rémanence sur sa rétine?
Jour 1, sur la route.
Cela faisait longtemps que je n'avais pas fait d'auto-stop. On rencontre tout un tas de gens sympathiques, ou pas. Plus important, on fait beaucoup de chemin. Me voilà à Strasbourg. Il est vingt heures, j'ai planté la tente, je n'ai pas faim. J'observe les gens qui commencent à déplier leur auvent, à se faire des voisins, à s'inviter à l'apéro. This is life. This is what being human is all about. « We only exist insofar as we hang together. » Conrad avait raison. Et je reste persuadé que ce n'est pas incompatible avec ma façon de voir les choses.


Jour 2, encore sur la route.
J'avance moins vite, même si j'ai pris les grands axes. Moins de gens veulent d'un auto-stoppeur en route vers le bout du monde. Les gens n'ont plus d'humour. Encore en France, à attendre sur le bord de la route. Du temps, je ne sais pas combien j'en ai. Je vais continuer à pied. L'homme est né marcheur, alors il marche, se doit de marcher.
      C'est tout lui, ça. On ne comprend jamais où il veut en venir avec tous ces mots, toutes ces idées obsolètes d'auteurs morts depuis des lustres. Comme si les gens avaient les mêmes références que lui, pensaient comme lui. Comme s'il était inutile d'expliquer aux gens, qu'ils devaient comprendre par eux-mêmes. Voilà ce qu'on lui reprochait toujours en tant qu'écrivain, souvent en tant que personne; à toujours prendre les gens de haut, même sans le vouloir. Il était né sans tact, voilà tout.
      Hafez la regarde à la dérobée, avec insistance. Ce n'est pas pour lui déplaire, mais pas là, pas ici, pas avec la tache blanche dans son esprit.

Friday 30 October 2009

Chroniques d'un égoïste ordinaire #5


      Londres.
      « C'est comme ça que j'ai retrouvé sa trace. Il n'a pas utilisé sa carte bleue avant ça. Selon la compagnie aérienne, il a pris un aller-retour Tirana – Londres.
      _ C'est où Tirana?
      _ En Albanie. Il est resté quatre jours ici, avant de retourner là-bas, et s'il ne vous a pas vu, il est venu voir qui?
      _ Je sais pas. Les seuls personnes qu'il connaît je les connais aussi. J'ai bien une idée...mais non, le connaissant, c'est pas possible.
      _ Dis toujours.
      _ Il t'a déjà parlé d'une certaine Pauline?
      _ Oui, vaguement. Quelques fois. Il m'avait parlé d'une embrouille avec elle il y a longtemps.
      _ Tu sais s'il l'a revue?
      _ Je pense pas.
      _ Si c'est elle qu'il est allé voir, alors ça veut dire qu'on le connaissait pas assez.
      _ Il s'est passé quelque chose entre eux?
      _ Ils sont sortis ensemble en première année de fac. Ça a pas duré longtemps. Elle était carrément trop possessive – on pense que c'est pour ça qu'il a préféré finir cette histoire. Enfin bon, ce qu'on pense ça se trouve c'est de la merde. Tu sais, avec lui on savait pas souvent sur quel pied danser. Un coup blanc, l'autre noir. Cyclothymique. Il aurait adoré ce mot.
      _ Tu crois qu'il est allée la voir...pour...enfin...tu sais...finir ce qu'il avait commencé?
      _ Je sais pas. Peut-être. Il se retrouve face à lui-même, face à ce truc qui le bouffe à petit feu. Personne ne sait ce qui peut lui passer par la tête, pas même lui. Il doit réagir à l'instinct, sans se préoccuper de qui ou de quoi que ce soit.
      _ Il s'en fout bien de nous ou de ce qu'on pense de lui.
      _ Techniquement il ne sait pas que tu le recherches, d'ailleurs tu dois bien être la seule.
      _ Comment ça? Tu veux dire que certains sont contents qu'il soit parti?
      _ Non, ce que je veux dire, c'est que ses amis ont accepté sa décision, parce que déjà elle est unilatérale, et ensuite on le connait, le bougre. Pas du genre à changer d'avis. Peut-être qu'il n'en a rien à secouer, et ça ne m'étonnerait pas de lui, mais tout ça c'est de la spéculation. Tout ce que je sais, c'est qu'il est pas venu nous voir. Il en est arrivé à se foutre de ses meilleurs amis, alors qu'on pourrait l'aider, on a toujours été là pour lui. Personne ne comprend, et apparemment toi non plus. »

Thursday 29 October 2009

Chroniques d'un égoïste ordinaire #4


      Chartres.
      Biiip. Message reçu à huit – heures – quarante – quatre: « C'est moi. Je comptais tomber sur toi. Tant pis, je vais devoir te dire tout ça via une boîte vocale sans âme. Je comprends ton désarroi. Tu veux m'aider et je ne le veux pas. Sache qu'il y a beaucoup de choses que je ne veux pas. Ce que je ne veux surtout pas que tu vois, c'est ma déchéance. Je ne me suis jamais considéré comme un abruti, et les gens se sont souvent arrêtés à ce trait de personnalité, je ne veux pas que tu sois témoin de ce que je ne suis plus, au fur et à mesure, au jour le jour presque. Je perd la boule, la mémoire; je vois double, triple, des couleurs que je connaissais pas; certes je vomis moins, mais je ne supporte plus ton regard de compassion au sortir des toilettes. Mes maux de tête me tiennent éveillé tout ou partie de la nuit, je m'ennuie à mourir. Et je veux vivre seul ces choses que j'ai toujours voulu faire. Mon temps est compté et oui, je suis égoïste. Je ne veux pas partager ça, ni avec toi ni avec personne d'autre. Je veux être seul, vivre avec moi-même et être le seul à me supporter, à observer ce lent déclin, ces prémisses à la ruine. Je ne veux plus être lié à qui ou quoi que ce soit d'autre que le ciel au-dessus de ma tête et la terre sous mes pas. Je veux mourir seul. Je pars. » Appuyer – sur – un – pour – rappeler – votre –correspondant – sur – deux – pour – conserver  – ce – mess – Bip – message – effacé.
      Eh bien pars si c'est ce que tu veux. Meurs seul, je ne serai plus là quand tu auras besoin de moi.
      Finalement ils s'étaient revus la veille de son départ. Le hasard faisait décidément mal les choses. En plein centre-ville. Ils firent un peu de chemin ensemble. Il avait redit les mots, elle avait pleuré.
      « Allez, arrête de pleurer. Viens là. Je sais que tu auras du mal à couper le lien, j'aurais sans aucun doute moins de mal que toi, j'admets, mais ça ne veut pas dire pour autant que je n'aurais pas de mal du tout. Ça sera dur, mais au fur et à mesure j'aurais d'autres choses en tête, notamment une tumeur. Tout ce que je peux te promettre, c'est que tu me retrouveras, mort ou vif. Je ne peux rien te promettre de plus. Si tu es attachée à quoi que ce soit de matériel, il faudra que tu fasses vite. »
      Voilà comment elle en est arrivée là, sous le soleil libyen, à ne savoir que faire de son cadavre, lui qui avait passé près de deux années à traverser le monde de part en part.

Wednesday 28 October 2009

Chroniques d'un égoïste ordinaire #3


      Chartres.
      « Tu sais, je vais me mettre à brûler la chandelle par l'autre bout. Tu vas te brûler les ailes avec moi, passer le reste du temps qui m'est compté et puis, quand tout sera fini, tu feras quoi? Tu essaieras de reprendre une vie normale? J'en ai encore pour quoi, deux, trois ans au grand maximum? Pendant toute cette période-là tu perdras pied avec le monde, avec ta vie, avec ton boulot, tes amis, ta famille. Tu penses que tu pourras reprendre comme si de rien n'était, alors que le monde a continué sa route. Tu te trompes. Je ne veux pas que tu gâches ta vie alors que je m'en vais perdre la mienne dans un dernier tour de piste. En plus, je dormirais où je pourrais, me laverais si je peux, mangerais si je trouve de quoi. C'est pas vraiment des conditions pour toi.
      _ Tu penses que je vais te freiner?
      _ Il y a de ça aussi, oui.
      _ Tu ne m'aimes plus, alors?
      _ On en a déjà parlé. Tu sais que ce n'est pas ça du tout, que ça n'a plus rien à voir. Je vais mourir et ni toi ni moi n'y pouvons rien. On a partagé beaucoup de bons moments ensemble. Tu as l'occasion de partir, saisis cette chance. Tu es encore jeune. Tu sais qu'entre nous ça va plus très fort. De toute façon on vend la maison. Il n'y a qu'un poste et il est pour toi. J'aurai bien suivi et tu le sais, mais je sais aussi que ce voyage-là, c'est le tien. C'est ton pays depuis toujours. Tu t'y sens bien. Tu pourras recommencer à zéro de là-bas. Tu auras des opportunités, tu sais que tu en auras.
      _ Ça a l'air de te faire plaisir.
      _ Pas dans le sens où tu le penses. On a été heureux dès le début. On a appris à construire ensemble. On s'est soutenus, on a parlé, on s'est confiés l'un à l'autre. On est devenus meilleurs. On sait ce que c'est que de faire confiance à présent.
      _ Tu veux te débarrasser de moi.
      _ Bon. Apparemment tu ne veux pas comprendre. Je ne veux plus avoir cette conversation. Tu sauras rebondir. J'ai pris ma décision. Si tu veux qu'elle soit égoïste, libre à toi. Je la prends en mon âme et conscience. J'ai pesé le pour et le contre, exercé le peu de logique que j'ai acquis dans ma courte vie. Je ne veux pas balancer l'argument de la souffrance, mais ça m'arrive à moi, à moi. Et malgré tous les changements qui s'opèrent en moi contre ma volonté, je pense être quelqu'un de raisonné. Si tu ne veux pas te rendre à l'évidence – mon évidence certes – eh bien tant pis. Je ne veux rien dire de plus. »
      L'agent immobilier était passé, avait estimé, avait posé des questions gênantes. La maison n'avait pas tardé à être visitée, puis vendue, à un bon prix. Ils y avaient investi beaucoup de temps, pendant qu'ils se construisaient – pour rien, pensa-t-elle. À partir de ce moment-là, les rapports s'étaient faits moins fréquents, plus espacés, plus froids. Puis, un matin, il avait laissé un message pour dire qu'il partait. Il avait appelé deux fois puis laissé un message. Elle n'avait pas voulu décrocher. Sur le coup elle était loin de le regretter.

Tuesday 27 October 2009

Chroniques d'un égoïste ordinaire #2


      Désert blanc
      Pas d'ombre, nulle part. Pas même derrière ces dunes comme des vagues figées pour quelques heures. Le guide dit qu'elles changent sans arrêt de place. Le vent. Difficile à croire que ce vent, qu'ils appellent « ghibli » entre eux, puisse déplacer de telles masses de sable. Elle regarde la couverture en toile blanche, soulevée de temps à autres par le ghibli. Alors le voilà. Après tout ce temps à se demander où il était. Bientôt deux ans. Son visage a-t-il changé? Il doit être marqué, éprouvé. Mais y a-t-il un rictus de douleur, des rides au coin des yeux, près des ailes du nez, aux commissures des lèvres, qui pourraient témoigner d'une atroce souffrance, d'un calvaire quotidien, d'un combat acharné contre le mal qui le rongeait? Sans aucun doute, sinon pourquoi serait-il parti, lui qui avait toujours raison?
      Elle hésite. Elle n'a pas fait trois mille cinq cent kilomètres pour rien, pour ne pas l'affronter. Elle l'avait cherché, ça oui, au début. Six mois sans nouvelles. Puis une piste qui n'avait menée nulle part, ou plutôt si, mais loin, en Albanie. Pas une lettre, pas un email ou même un coup de téléphone. Silence total. Et le voilà étendu de tout son long, sur le dos. Elle n'a plus envie de pleurer, les larmes elle a déjà donné et ça n'a rien amené de bon, pas même un peu de soulagement. On l'avait plaint, on l'avait vilipendé, traité de tous les noms, mis plus bas que terre. Elle n'est pas certaine que cela l'ait aidée à l'oublier. Elle se demande pourquoi, après tout ce temps et ces kilomètres qu'elle a parcourus à bride abattue, elle n'a pas plus envie que cela de le voir, ni même de le ramener. Pourquoi d'ailleurs le ramener, exécuter les dernières volontés d'un égoïste pareil? Elle a bien envie de le laisser pourrir ici. Que les bestioles s'il y en a viennent se repaître de cet homme qui a fait souffrir plus que de mesure! Que le sable recouvre ce corps voué à une mort violente et prématurée!
      Le vent souffle un peu plus fort. Les trois hommes la regardent, ils semblent inquiets. Elle ne peut détacher les yeux de cette silhouette blanche sous laquelle se dessine le visage tourné vers le ciel, les bras le long du corps, les jambes tendus, les pieds. Ils ont déplacé le corps, l'ont retourné par curiosité ou par nécessité – un corps étendu face contre terre doit être retourné – puis ils ont trouvé le livre. Celui qu'elle n'a cessé de lire depuis que le bédouin le lui a tendu de sa main noueuse et tannée par une vie de soleil accablant. Ce livre, le journal qu'il a tenu depuis le jour de sa fuite organisée, ce livre, elle ne peut s'empêcher de l'ouvrir, de le sentir, de le toucher, mais les mots, les mots! Ceux-là qu'il aimait tant et ceux pour qui il a tout quitté, ces foutues idées, ces foutus bouquins qu'il lisait sans cesse. Ils étaient plus importants que les gens, que la réalité; plus importants même que ceux qui les avaient écrits. Ces mots, elle les hait du plus profond de son âme. Mais elle n'a rien d'autre. Plus rien d'autre; non pas pour comprendre, mais pour accepter. Elle va devoir tout reprendre depuis ce jour maudit.

Monday 26 October 2009

Chroniques d'un égoïste ordinaire #1


      Désert blanc.
      Elle est là. Elle avait dit venir dans quatre ou cinq jours, une semaine tout au plus. Hafez sourit. Elle a tenu parole. Schelem sourit aussi. Ils se regardent. Ils sont habitués au désert, et Schelem n'a mis qu'un jour et demi de moins pour venir lui annoncer sa venue. Azdim était resté à l'aéroport de Tripoli pour préparer le voyage de la femme; ils avaient dû partir sur-le-champ. Apparemment elle n'est pas du genre à attendre ou à faire du tourisme. Tant mieux, toute cette histoire commençait à sentir comme du lait de brebis en plein soleil. Et le grand désert se réveille. Le ghibli souffle plus fort depuis ce matin, rapproche l'erg du hamada. Le corps devra être déplacé. Elle dira.
      Azdim suit derrière, avec le chameau et les vivres. Elle marche devant. Elle a des lunettes, un chèche blanc, comme lui avait, noué autour du cou. Elle a quelque chose à la main, un livre. Le livre, au bout de son bras qui suit le mouvement de sa marche. Elle a un doigt coincé entre deux pages, comme si elle était en train de le lire. Il a l'air d'avoir de l'importance pour elle.
      Pour lui, comme pour Schelem, ils n'avait compris que l'inscription en arabe agrafée sur la couverture du livre. Les caractères à l'intérieur étaient occidentaux, probablement français. Il lisait et parlait un peu l'anglais mais ne reconnaissait pas cette langue. Sûrement du français, oui. Ils n'étaient « que » des bédouins, après tout. Leur jour de chance était venu lorsqu'ils étaient tombés sur le corps, dix jours plus tôt. C'est rare, de tomber sur des cadavres comme ça. Celui-ci ne paraissait pas avoir été touché. Pas de sang, ni de blessure. Il n'y a pas de bête suffisamment grosse ici, humaine ou animale.
      L'inscription disait de contacter une certaine Arzu à Tripoli, en cas de besoin. Elle saurait quoi faire. Il y aurait une récompense. Deux jours pour aller à Sebha, trouver un téléphone. Madame Arzu avait dit s'occuper du reste. Elle avait rappelé quelques minutes plus tard, donnant des instructions. La femme viendrait avec l'argent, dans une semaine tout au plus. L'argent est donc là. Il ne se serait jamais cru avide à ce point, mais avec ça il pourrait soigner sa nièce, payer l'hôpital et les frais médicaux. L'homme était mort, sa nièce vivrait.

Habits

I am a man of habits I got to this conclusion because I flash-realised that I am hoping that someone, someday will see the patterns the rou...