Sunday 28 February 2010

L'insouhaitable #15


Alice
              La porte s’ouvre, mais Alice n’en a rien à faire. Elle est en train de maudire le bleu du ciel bleu qui, dans le grand rectangle de la fenêtre, est devenu un œil qui ne pleure pas, un œil qui la fixe, qui la juge et qui l’accuse. Face à son juge bleu elle pleure et, à court d’arguments, l’envoie au diable. Elle sent une main lui caresser les cheveux et reconnaît instinctivement son mari. Elle se retourne et aussitôt l’œil n'est plus qu'un mauvais souvenir. Le visage fatigué de Pierre l’emplit de courage, mais elle se rappelle les raisons de sa si longue absence. Elle sait intuitivement que c’était grave, qu’il y a eu des morts, qu’il a dû affronter le feu et les cendres qu’il déteste tant. Il se penche vers elle et l’étreint. Il lui dit à l’oreille qu’il est là maintenant ; que son chef lui a donné un congé ; qu’il s’excuse mais qu’il avait fait son possible pour arriver au plus tôt ; qu’ils doivent aller voir leur fils à présent ; et que oui, il sait.
 
            Alice desserre son étreinte, essuie ses larmes du revers de la main, prend son mouchoir en papier et se mouche doucement, une fois. L’infirmière a fait le tour du lit en poussant quelque chose devant elle – un chariot sûrement – et cache à sa vue le ciel bleu et son bleu si envoûtant. Rapidement, elle enlève la perfusion. Elle l’aide à s’asseoir dans le lit puis, lentement, péniblement, à prendre place dans ce qui s’avère être un fauteuil roulant. Le nœud dans sa gorge ne s’est toujours pas relâché, et Alice ne sait plus très bien ce qu’elle veut faire. Elle se laisse guider.


Thomas
                La cour est trop bruyante pour lui, et du préau il ne pourrait pas voir le ciel. Beaucoup de nez sont tournés vers le bleu du ciel, mais il a la sensation que celui-ci lui appartient, bien qu’il n’ait aucune raison valable à fournir. Il ne veut pas avoir l’air bête et tendre les bras pour tenter d’en arracher un morceau et le mettre dans sa poche tant l’impression de densité et de proximité se fait pressente ; la tentation est forte. Thomas dirige ses pas vers son coin favori pour s’y asseoir, celui que personne n’occupe parce qu’il est tout le temps au soleil. Sauf qu’il y a quelqu’un aujourd’hui. Fait exprès, un groupe de cinquième joue aux billes juste devant. Aux billes ! Il pensait que ce jeu n’existait plus. Vraisemblablement, il s’est trompé. La cloche sonne et le fait sursauter : il en a oublié d’aller en classe, comme tous les autres. Il n’est pas du tout en retard, finalement. Les cinquièmes déguerpissent à toute vitesse, le sac en bandoulière, en faisant la moue.
 
            Thomas les regarde rejoindre les rangs qui se forment rapidement. Il jette un dernier regard sur son coin qu’il n’a pu occuper. Ses yeux se posent sur une bille laissée là, abandonnée au triste sort des billes oubliées. Il fait quelques pas et la ramasse. Elle est plus grosse qu’une bille, mais ce n’est encore pas un calot – dommage, pense-t-il. En revanche, elle est d’une belle couleur bleue. Il la fait rouler entre son pouce et son index et sent les petites aspérités à sa surface. Il la tient ainsi en l’air et l’examine d’un œil, jadis expert, devant le ciel, le meilleur moyen pour jauger la qualité d’une bille. Il laisse échapper un «oh» de surprise lorsque la bille se confond parfaitement sur le bleu du ciel. Aurait-il arraché un bout du ciel, comme il avait voulu le faire, il n’aurait pas été aussi bleu que sa bille. Il contemple sa trouvaille. Il a du mal à exprimer ses impressions : il a l’impression qu’il fait rouler le ciel bleu entre ses doigts ; il a l’impression de toucher le ciel, d’en avoir dérobé un morceau dur, concret ; il a l’impression que la voûte au-dessus de lui est en fait un mur peint par le meilleur peintre de la terre ; il a l’impression, une fois détachée de la sphère bleutée du ciel, que sa bille est le trésor le plus rare et le plus précieux que sa main ait jamais touché, que main d’homme ait jamais convoité. D’une main tremblante, il glisse la bille dans la poche de son pantalon marron et rejoint ses «camarades» de classe.

Pauline
 
              Elle lance le livre à travers la chambre et atterri sur la pile de linge sale. Pourquoi «The horror! The horror!»? Kurtz le misérable parle-t-il de sa vie, parle-t-il de la rivière sans nom, de sa situation, de ce qu’il a fait ou vu, des noirs et de leurs coutumes, des blancs cupides et implacables et symboles du progrès ? Elle croit savoir pourquoi Marlow a menti, bien qu’elle ne sache pas encore de quels mots revêtir ses intuitions. Elle a lu d’autres romans de Conrad, mais celui-ci semble tout remettre en question, jusqu’aux fondements mêmes du roman et de l’expérience humaine. La deuxième de couverture indique «1999» griffonné au feutre, l’année où elle l’a acheté et où elle l’a lu. Presque quatre ans plus tard, c’est une totale redécouverte : la première fois, elle avait lu des mots, repéré des groupes de mots formant des phrases complexes ; elle ne se souvient pas avoir été transcendée par le roman, ni même qu’elle l’ait aimé. Pourtant cette relecture, que certains préconisent, acquiert une dimension existentielle.
 
               Pauline gît sur le sol, les bras étendus de chaque côté d’elle, et elle regarde le ciel par la fenêtre ouverte. Le soleil, s’il reparaît, dans quelques heures, se couchera ; qu’adviendra-t-il de ce ciel bleu si bleu ? Elle baille mais elle n’a pas sommeil. Le ciel bleu, par quelque magie, l’attire. Elle l’entendrait presque lui murmurer de suaves invitations à se perdre dans ses méandres que l’œil nu ne peut percevoir. Mais trop de questions volent dans sa tête. Elle se relève précipitamment et court à quatre pattes vers le livre. Elle envoie, par-dessus son épaule, les affaires par brassées derrière elle. Le livre apparaît enfin ; la page de garde est coupée en deux par le rayon de lumière oblique. Tétanisée, comme foudroyée, elle reste figée. Elle lâche les quelques affaires restées dans ses bras. Elle sait. Une bourrasque de vent soudaine traverse la chambre, fait danser les rideaux, balaye ses cheveux ondulés et repart au dehors – et le ciel au dehors est si bleu et si intense qu’on aurait l’impression que chaque chose en viendrait et y retournerait. C’est l’impression que lui a donné ce coup de vent ; il est venu et est reparti vers – dans – le ciel bleu si bleu. Hypnotisée, Pauline ne peut détacher ses yeux de la couverture. Elle sait. Le temps semble s’allonger, s’étirer à mesure qu’il passe. Sa vue se brouille, se trouble ; elle sait que si elle tente de se lever, elle va tituber et se faire mal en retombant. Elle se sent partir doucement, sa gorge se serre. Alors, sagement, obéissante, Pauline s’étend sur la couette et ramène ses jambes près de sa poitrine. Voilà une belle revanche de son organisme : elle n’a pas mangé de toute la journée et son corps, à cause du stress accumulé pour ce foutu exposé, croit qu’elle recommence ses conneries d’anorexique. Pourquoi n’a-t-elle pas mangé ? Elle a bien besoin de tomber dans les vapes maintenant. Quelques secondes plus tard, elle perd connaissance.
 

Olivier
             Olivier est de retour dans la rue de son collège. Comme son père ne se rappelait plus le chemin et que la rue était à sens unique, il n’avait pu le déposer directement devant. Néanmoins, il est un peu en avance. Ceux qui sont demi-pensionnaires jouent et crient dans la cour de graviers gris. Il reste un peu devant les grilles et lève les yeux au ciel. A chacune des extrémités de la rue s’agitent des formes, des ombres qui rejoignent lassement le temple de la connaissance. Le vent s’est levé de nouveau, il souffle cependant moins fort que ce matin ; c’est une brise très légère, presque imperceptible tant les feuilles des bouleaux semblent immobiles. Puis, tout d’un coup, il entend une respiration insistante juste à côté de lui. Il sursaute, il lui semble même avoir crié. Mais il n’y a personne. Furtivement, il jette un regard inquisiteur par-dessus son épaule, mais là encore, rien. Il jure pourtant avoir entendu quelqu’un respirer dans le creux de son oreille, comme lorsqu’il est sorti de chez lui. Deux fois qu’il sent quelqu’un par-dessus son épaule. Il n’est pas seul dans cette rue, quelqu’un lui joue un tour, et il n’aime pas qu’on se paie sa tête.
             Le misérable va souffrir, presque autant que lui parce qu’il recommence l’après-midi avec Anglais. Il déteste l’Anglais, il ne voit aucun intérêt dans cette langue que des barbares assoiffés de sang ont inventé, que des moines chauves ont utilisé et que des rois et des reines tyranniques utilisent toujours. Il se demande ce qu’ils vont faire aujourd’hui. Mince, s’il ferme les yeux, il peut sentir une présence à ses côtés. Quand il les rouvre, il n’y a rien, bien entendu. Il remet son cartable convenablement sur son dos, parce qu’une des bretelles mord dans sa peau laissée nue par sa chemise débraillée. Il passe les grilles du collège, pensif. Cette présence l’a surpris, mais quand il y pense, il ne la considère pas comme dangereuse. Du moins il pense.
 
                Du regard, il cherche les autres membres de son groupe qu’il se plaît à appeler son « Cartel », comme il l’a vu en Histoire avec les cartels de la drogue en Colombie et ailleurs, mais il ne sait plus où. Il ne voit personne qu’il voudrait voir volontiers à ses côtés, alors il décide de monter directement devant la salle, non pas parce que – et ce serait contraire à son éthique – il souhaite arriver le premier, mais parce que c’est contraire au règlement. Lui, Raquin, brave tous les interdits. Et puis, ce ciel bleu l’insupporte. Tout le monde a les yeux rivés à ce bout d’air stupide et sans intérêt. Il n’aime pas ce que les autres aiment et il s’en félicite. Il jette un coup d’œil sur la cour et parmi les vagues continues d’élèves criants, courants, gesticulants, jouant ou absorbés dans d’intenses conversations, il aperçoit le nain, Thomas-te. Il a une soudaine envie de « s’amuser » un peu, mais un peu plus loin, sur sa droite, il repère un pion qui fait sa ronde. Un autre patrouille près des toilettes, aucune chance donc. Il se dit qu’il ne paie rien pour attendre et qu’il le chopera à la sortie, rien ne presse.
 
            Volontairement – pour apaiser le feu de sa colère que la perspective manquée de rosser le nain a attisé – il passe dans une ronde de minuscules sixièmes, en bouscule quelques-uns qui tombent mollement à terre, et continue son chemin en écartant les épaules pour dissuader tout acte de rébellion. La tactique Olivier Raquin. Imparable. Pourtant, il sent bel et bien un souffle sur sa nuque. Soudain – et la sensation lui fait dresser les cheveux sur la tête – il sent une main empoigner son épaule et le force à se retourner.
 

Saturday 27 February 2010

L'insouhaitable #14

Alexandre
 
        « C’est comme si je buvais le ciel bleu au-dessus de moi, comme quand Michel-Ange a peint le plafond de la Chapelle Sixtine ; on dirait un plafond peint par un prodige aux mains divines. C’est comme si j’étais dans une cathédrale d’air, comme si l’herbe au-dessous de moi n’existait que par mon imagination. Si je pouvais m’envoler comme un oiseau et échapper à ma condition humaine, je le ferai. Il ne doit rien y avoir de plus exaltant que de plonger dans ce bleu et de s’y perdre, de s’y fondre. Le soleil est là mais il n’est pas là, car je ne veux pas qu’il soit là, alors il disparaît à ma vue et laisse ce ciel sans tache. Le soleil n’est pas Dieu, car c’est bien le soleil, c’est bien Râ qui orne le ciel, et pas le contraire. On dépeint plus souvent le soleil comme emblème de Dieu ou d’un dieu parce que nous sommes dans l’incapacité la plus concrète de peindre un ciel aussi bleu. Nous n’avons pas la couleur dans notre vaste palette, c’est un bleu ciel comme beaucoup ont tenté, en vain, de reproduire. Mais une imitation ne trompe pas, les copies sont toujours trop pâles ou trop foncées, le juste milieu n’est pas intelligible parce que le juste milieu est l’apanage de Dieu seulement, et parce que nous sommes humains et faillibles. Un ciel dénuagé et désoleillé. Si seulement je pouvais voler comme un oiseau…mais j’ai peur de mes propres souhaits. Il n’y a qu’à regarder où cela a mené les plus grands. Un génie exauce un de nos souhaits et hop ! nous voilà réduits en esclavage par notre condition d’homme, par nos désirs qui tendent irrémédiablement vers l’excès, vers ce que nous ne sommes pas censés savoir, avoir, voir, vers la connaissance de l’inconnu et de l’infini et des choses sacrées, vers nous-même.» Alexandre se retourne et contemple les brins d’herbe près de son visage. Il se dit qu’il y a un microcosme, un espace quasi-infini dans cette terre, voire dans chaque brin d’herbe, et que c’est remarquable ; il peut faire les mêmes remarques concernant le monde marin qui est, si cela est possible, plus grand et plus majestueux encore ; cependant aucun de ces deux royaumes, aussi microcosmiques soient-ils, ne peut rivaliser avec le microcosme macrocosmique du ciel. Il sait que quand il regarde les étoiles, il regarde le ciel d’il y a six milliards d’années ou quelque chose comme ça, que le ciel tel qu’il le voit est autre, peut-être même est-il mort. Mais ni le temps ni l’espace n’ont de prise sur le ciel, c’est ce qu’il comprend lorsqu’il s’étend sur le dos, un genou relevé et une main soutenant sa tête, et regarde de nouveau le ciel bleu ciel. D’ailleurs, de grands oiseaux blancs évoluent dans ce – non, ce n’est là qu’un mirage, car le ciel n’est qu’un désert et ses reflets d’évanescents parhélies. » Alexandre se dit qu’il n’y a rien à espérer de tels cieux que d’aphéliques mirages, car cette voûte est…trop près, écrasante, suffocante. Le ciel bleu ciel commence à tourner, d’abord doucement, puis plus rapidement, puis le ciel bleu ciel spirale autour du bleu du ciel bleu ciel et telles des hélices bleues le ciel s’enroule et le ciel bleu ciel bleuie et devient noir parce qu’Alexandre s’est évanoui.

          Il passe plusieurs heures ainsi, étendu de tout son long dans l’herbe.

         « Eh ! » une voix braille. « Eh ! Faut pas être sur les pelouses ! Eh ! Vous êtes sourd ou quoi ! Je vous dis de déguerpir avant que je vous colle une prune ! »

        Alexandre sort de sa torpeur avec la nausée et une migraine « dans le quart supéro-externe » de son crâne, diagnostique-t-il intérieurement. Le vieillard vocifère dans ses oreilles de ficher le camp. Il porte une moustache et une barbe, d’une blancheur dérangeante, qui pend jusqu’à son nombril. Il postillonne à tout va. Sous sa casquette de serge marron, son visage cramoisi et déformé par la colère aurait été drôle à voir dans d’autres circonstances, mais Alexandre n’a pas le cœur d'imaginer ces circonstances. Ce maudit ciel bleu ciel l’a rendu malade. Ou est-ce le soleil. Le soleil est derrière son dos alors qu’il remonte péniblement le coteau, et pour autant qu’il s'en souvienne, le soleil a la couleur du ciel. Il aurait dû aller au travail aujourd’hui, mais le ciel bleu ciel l’en a empêché. Il faut qu’il arrête de dire ciel bleu ciel. Le ciel l’irrite, comme si le monde faisait face à une pupille colossale. Il regarde sa montre : elle s’est arrêtée à deux heures moins cinq. La trotteuse palpite sur sa seconde, comme si quelque perfide main retenait son avancée. Il n’a pas envie de demander au vieillard qui ronchonne derrière lui l’heure exacte.
 
             Le ciel l’a rendu fou, lui aussi. Alexandre se dit que dans le pire des cas il ne doit pas être plus de trois heures. Le vieillard le dépasse alors qu’il sort du terrain herbeux, lui jette un regard empli de haine, pestant contre les jeunes d’aujourd’hui et s’évanouit dans un bosquet tout proche, aussi mystérieusement qu’il est apparu. Il essaie de voir le vieillard entre les arbres mais il n’entend aucun bruit de pas sur le gravier, aucun grommellement : le vieillard s’est volatilisé. Il se demande s’il n’est pas sujet à une hallucination, toutefois ses pensées s’arrêtent là-dessus car il se plie en deux : une pointe de côté s’élance dans sa poitrine. La douleur est insoutenable, il vomit sur le gravier gris du chemin. Sa tête le fait souffrir le martyr, des points blancs dansent devant ses yeux. Il déteste la douleur, la souffrance. Souffrir pour lui est un calvaire innommable. Il tente de se redresser mais c’est comme s’il avait une barre de fer dans son ventre qui déchirerait ses chairs s’il se levait, alors il s’assoit à même le sol, en prenant soin d’éviter la flaque nauséabonde de sa souffrance. Son estomac émet d’étranges bruits de révolte, de mutinerie. Son corps entier semble se battre contre quelque corps étranger. Il se tâte l’abdomen, entend des gargouillis et pressent avec une certaine appréhension d'autres vomissements.
 
              Il est certain que le ciel bleu ou le soleil dissimulé derrière le voile du ciel a quelque chose à voir avec tout cela. Son front est trempé de sueur. Il est loin de chez lui, pourtant il va falloir qu’il rentre. Il cherche un moyen de se calmer, de se débarrasser de ces oppressions que le tiraillent. Mais son cerveau s’embrouille et il n’a plus qu’une seule chose en tête pour apaiser les crampes, les nausées : a, préfixe privatif – lex, loi – andros, homme. Préfixe privatif, loi, homme. Sans, loi, homme. Ces trois syllabes flottent en ritournelle pour mieux se concentrer dans un océan de bleu qu’il exècre à présent, s’emmêlent, se font et se défont; il se lève, titube et arpente en zigzaguant le long chemin hors du parc. Il s’éloigne bientôt et disparaît derrière un arbre. Il est difficile, avec la distance, de voir si c’est un chêne ou un érable. Le ciel omphalique derrière lui est resté intensément bleu, et inonde la ville de son éclatante lumière. 
 

L'insouhaitable #13


Pauline
 
            Kurtz vient d’expirer son dernier râle et Pauline pense au ciel bleu au-dessus de lui, aux flots boueux en dessous de lui, aux confins de la cabine, à Marlow qui n’est pas à ses côtés, aux bruits du bateau qui résonnent dans la petite cabine, à l’atmosphère sinistre ondoyant à ses aises, à l’homme noir annonciateur de sa mort. La quête vient de prendre fin, pourtant il reste des pages. Plusieurs. Pauline ne saurait dire combien, mais assez pour que le mystère pèse un peu plus sur sa poitrine.


Thomas
 
               Thomas arpente les rues de la ville d’un pas pressé : il est en retard. Ce n’est pas qu’il habite loin, mais il reste toujours trop longtemps avec sa mère le midi. Ce midi-ci ne fait pas exception. Pourtant il ressent une gêne à l’intérieur de lui : sa mère a conservé un sourire radieux tout au long du repas, alors qu’elle arborait toujours un sourire triste. Peut-être est-ce le beau temps et le ciel bleu. Il ne reproche pas à sa mère d’être triste. Lui et son père ne savent plus comment lui remonter le moral depuis que sa mère est morte, il y a quelques mois de cela. Mais aujourd’hui est peut-être un grand jour, peut-être que sa mère a enfin accepté de faire la paix. Il sourit à cette pensée, mais il court à présent : les cloches de la cathédrale toute proche – il peut voir les deux flèches triomphales se dresser, seules, dans l’azur du ciel – retentissent. Les grilles de l’école sont en vues ; il voit Raquin le mécréant passer leur seuil, suivi de près par une des pionnes : il n’est pas si en retard. Comme d’habitude, il passe près des groupes de sa classe sans se faire remarquer, il semble même que les autres exilés ne veulent pas le voir, trop occupés à se renfermer sur eux-mêmes. Thomas marche la tête légèrement baissée, ses yeux fixant à la volée chaque gravier, chaque aspérité sur le sol – dans le coin de son œil, il voit Raquin un peu plus loin, en retrait – puis bouscule un sixième qui tient le ballon de foot sous un bras. Thomas ne le dépasse que de quelques centimètres, mais pour lui, cela suffit. « Dégage, » lui lance-t-il, venimeux. L’autre ricane. Thomas soupire en haussant les épaules, affligé par la bêtise de l’avorton. Il se demande s’il était comme ça en sixième.


Alice
 
              L’infirmière est dans la chambre d’une autre patiente, et elle s’attendrit au spectacle de mère et enfant faisant connaissance après neuf mois d’attente, séparés mais complices. Alice, elle, est en état de choc depuis le départ un peu précipité du médecin ; il n’est pas retourné la voir, même s’il est venu plusieurs fois demander de ses nouvelles. La dame blanche voudrait avoir des paroles réconfortantes mais elle n’en a pas, car elle-même n’a su se rassurer. Elle se demande pourquoi ces choses-là arrivent, car malgré les explications que la médecine moderne peut proposer, toutes logiques et certainement vraies, il y a quelque chose d’inexplicable dans la fatalité. Dieu dispose toujours, semble-t-il. Comment éviter qu’un enfant se retourne au moment fatidique, s’enroulant dans le même mouvement avec le cordon ombilical, s’interdisant sa propre naissance ? Certains voient en ce geste une sorte de suicide raisonné par l’instinct, d’autres la marque du destin inéluctable. Les médecins penchent pour la plupart vers la deuxième hypothèse, même s’ils n’utilisent pas le mot « destin », même s’ils n’en parlent qu’entre eux, faisant montre d’une honte certaine pour cette zone d’ombre dans leur savoir. L’infirmière admet sa propre ignorance sur le sujet et préfère vaquer à ses occupations loin de la chambre d’Alice. Pourtant, dans quelques minutes, son mari arrivera, car il a téléphoné il y a presque une heure déjà, et alors elle devra retourner au chevet de cette mère privée de son enfant, une parmi d'autres.

Thursday 25 February 2010

L'insouhaitable #12

André
 
             Il ne desserre pas son étreinte d’un pouce ; il peut sentir le cœur de sa femme battre à travers sa propre poitrine. Il a recouvré assez de force et de ses esprits pour se tenir debout sans être pris de vertiges. La lumière du ciel dessine un trapèze tronqué sur le carrelage de la cuisine ; au loin dans la salle de séjour une fenêtre ouverte accueille à volets ouverts le vent qui amène ses précieux pollens. Telle une statue digne de Pygmalion, le couple se dresse, pétrifié. Puis lentement, en pleurant posément, dans le creux de l’oreille de Jeanne, André chuchote son rêve.

Olivier
 
           Ses parents sont assis à la table sur laquelle sont posés, à la va-vite, quatre couverts. Son frère est attendu. Sa mère ne pleure pas, lui dit que son père va l’emmener au collège en voiture, comme ça il peut rester plus longtemps et profiter de la famille au complet. Ce à quoi son père ajoute, un sourire strict aux lèvres, qu’il n’y a pas de quoi se presser vu qu’il va rester quelques jours. Olivier espère que son propre sourire ne trahit rien de son anxiété, mais exprime plutôt une certaine forme de joie. Son père semble satisfait car il tourne la tête vers sa femme et lui caresse le bras. Ils discutent de son frère mais il n’écoute pas car il lui semble entendre des bruits de pas dans l’escalier. Oui, c’est bien cette démarche traînante ! Olivier sort en trombe de la cuisine et voit son frère debout dans le couloir trempé de lumière. Celui-ci tient un objet sans forme dans ses mains ramenées en coupole. Olivier regarde son frère lui sourire et, poussé par un instinct qu’il ne cherche pas à comprendre, se jette au cou de celui qu’il voudrait être. Celui-ci répond de manière plus tempérée à ce débordement de joie, une des raisons étant qu’il porte dans ses mains un objet à ses yeux précieux. 

              Olivier sent les larmes venir mais il se retient du mieux qu’il peut pour ne pas gêner son frère. Il n’est pas habitué à pleurer ; même lorsqu’il reçoit un mauvais coup d’un Première ou d’un Terminale il ne pleure pas. Il plie mais ne rompt pas, comme un jour son frère lui a dit, visiblement fier de cette démonstration de volonté toute masculine. Cependant ils savent tous deux que la séparation a été longue – quatre mois pour être exacte. Alors ils profitent de ce moment de solitude pour s’apaiser mutuellement du regard avant de rejoindre leurs parents assis dans la cuisine. Le père d’Olivier est officier dans la marine, ce qui explique ses absences prolongées, et l’enfant, depuis un certain temps déjà, le considère au mieux comme quelqu’un d’austère et de rigoureux, au pire comme un de ces élèves perpétuellement absents mais qu'on continue à nommer lors de l'appel.
 
          Le courant passe mieux entre lui et son garçon le plus âgé, car il a rejoint lui aussi les rangs de la marine. De cet exemple il tire une fierté paternelle et humaine incommensurable, trouvant par là même une justification à sa propre existence de marin, à sa propre condition d’homme dévoué corps et âme à sa patrie, à sa propre condition de père – son propre père avait été dans la marine et avait tout naturellement suivi les pas de son père. Son fils aîné a choisi de devenir sous-marinier, le contact avec la mer étant bien entendu légèrement différent, mais l’appel est le même, théorise-t-il. La mer appelle, la patrie appelle, le sang appelle, la justice appelle. Seul son deuxième et dernier fils n’a pas répondu à cette vocation – pas encore peut-être – néanmoins il émet des doutes quant à un probable revirement de sa part, car il ne voit pas en lui la moindre once du marin. Un marin en reconnaît toujours un autre, même en civil.
 
            Dans ce monde impitoyable où les hommes se font la guerre entre eux, portés par la mer, c’est cette dernière qui décide toujours du sort des batailles, du sort des hommes qu’elle porte. Aucun navire, aucun homme n’est assez puissant pour affronter et vaincre la furie maritime – on peut tout au plus lui survivre, en étant marqué au fer rouge, jusqu’à sa mort, par sa sainte majesté reine des flots – car oui, la mer est noble. Un marin naît sur, dans ou près de, la mer, vit au gré de ses vagues et n’apprécie la terre que parce qu’il sait qu’il rejoindra son noble berceau ondin.
 
            Son fils ne ressent pas ces choses quand il tente de les lui expliquer ; peut-être fera-t-il un bon officier dans le corps de terre. Il se rend compte qu’il n’aurait pas du accepter ce poste en Afrique – cause de ses si longues absences – car sa femme l’a trop choyé, trop couvé. Il ne l’en blâme pas plus que cela, car il a choisi sa femme justement parce qu’elle avait cet instinct maternel, mais c’était son devoir à lui d’initier ses fils aux rigueurs de la vie, et en cela il avait échoué avec le dernier. Il n’avait pas encore de regrets parce qu’il avait des projets pour ce fils tronqué des devoirs envers la mer et la patrie, grâce notamment à ses nombreuses relations au sein de l’Armée, et ses projets, il comptait bien sur cette semaine de permission pour les lui annoncer. Il allait redresser son fils, ainsi que son erreur.
 
            C’est à cela qu’il pense quand il voit ses deux garçons, si différents de visage et de caractère, s’installer à table. Lui et son fils ont immédiatement, automatiquement, arrangés les couverts devant eux, pas sa femme ni son fils. Des choses vont changer. C’est une belle journée pour que les choses changent. Le bleu du ciel quelque part l’apaise, et d’autre part le fait languir pour un ciel chargé de massifs nuages noirs striés d’éclairs, balayés par des bourrasques faisant tanguer dangereusement le navire, pour un ciel si agité, si sombre et si profond qu’il se confond avec la mer en dessous.
 

Wednesday 24 February 2010

L'insouhaitable #11


Alice
             L’infirmière ne tarde pas à venir. Un pan de sa blouse est taché sur l’ourlet, et la couleur de la tache est indistincte, mais sombre, sombrement sombre, sans le moindre doute. Alice a les yeux rivés sur la tache, elle ne voit pas autre chose, et reste confondue lorsque l’infirmière lui demande la raison de son appel. Elle bredouille faiblement, balaye du regard le sol aux pieds du lit comme si la réponse pouvait s’y trouver, puis se décide à affronter le regard inquiet de l’infirmière à la tache sombrement sombre. Elle s’est déplacée à côté d’elle, en un instant, glissant sur le sol presque, prend son poignet et le tâte, à la recherche de son pouls. Alice se sent rougir, s’excuse, mais la dame blanche ne l’entend pas, concentrée sur les pulsations sourdes et sur sa montre. Alors, Alice se souvient. Alice pense à son cœur et d’une voix éteinte demande l’heure, puis le jour, puis la date. Elle reste stupéfaite. Elle n’aurait passé ici que quelques heures seulement – deux jours – alors qu’il lui semble y avoir séjourné une éternité ? Elle reste silencieuse, les bras ballants, les pensées fusent dans sa tête.
 
            L’infirmière à la tache sombre lui dit que, comme elle semble réveillée, elle va trouver le médecin de garde pour qu’il lui parle. Mais Alice n’entend pas. Elle vient d’avoir un avant-goût de l’éternité et ne semble pas satisfaite. Elle pense aux Champs Élysées, aux champs de roseaux, au Paradis et elle sent un bouleversement dans son cœur ; elle sent un pincement au milieu de son ventre et se demande pourquoi l’éternité est si longue et si laborieuse, pourquoi peines, souffrances et inquiétudes sont toujours ses hôtes. La porte s’ouvre sur le médecin de garde et sur l’infirmière à la tache. Le médecin est dégarni sur les tempes et le haut du crâne ; elle ne voit pas son nom sur sa poitrine. Il lui parle mais elle ne comprend pas. Ses lèvres muettes bougent, elles sont fines, découvrent deux rangées de petites dents serrées. Il est aux pieds du lit, consulte attentivement des feuilles où apparaissent des courbes et des chiffres et des lignes d’écritures hâtives, il fait parfois la moue, mais il lève la tête, hausse les sourcils et sourit. Il s’approche d’elle, s’assoit sur le bord du lit, met sa main libre dans la sienne – celle qui est piquée du cathéter reste immobile, amorphe.
 
«Comment allez-vous, Alice ?» Il sourit toujours.
_ Bien, je pense. J’ai dormi beaucoup, mais apparemment pas autant que je ne le pensais.
_ Ce sont des effets connus de la péridurale ; l’accumulation de stress vous a fait perdre la notion du temps ou du monde autour de vous. Vous souvenez-vous que votre mari était présent au début de votre accouchement ?
_ Oui, ment-elle.
_ Il n’est pas revenu parce que son cabinet l’a appelé pour une urgence. Il a appelé plusieurs fois, mais nous lui avons répondu que vous dormiez. Il sera de retour bientôt, ce soir peut-être. » Alice rougit. Elle a oublié son mari, le père de son enfant. Elle n’a pas eu une seule pensée pour lui. Elle tourne la tête pour que le médecin ne la voie pas rougir, vers la fenêtre.
« Il fait beau ; tous les enfants doivent être dehors.
_ Oui, » dit-il en forçant son sourire imperceptiblement, « il fait très beau, et l’air est doux. Alice, il faut m’écouter attentivement à présent. Vous avez subi une césarienne, vous en rappelez-vous ? (Alice acquiesce de la tête) Bien. Vous souvenez-vous de la péridurale ? (Alice répète son geste, le médecin prend une inspiration) Alice, il n’y a pas à tourner autour du pot : votre enfant est au plus mal. Être arrivé à terme ne signifie pas que tout va bien, même si dans notre cas, bien sûr, c’est un avantage.
_ Qu’y a-t-il ? » lance Alice, les larmes aux yeux. Elle sait, se doute de.
«  Le cordon ombilical s’est enroulé autour de son cou, et la position de siège ne jouait pas en notre faveur. La césarienne nous a évité beaucoup de mauvaises surprises, cependant votre fils a subi plus de lésions que nous le supposions : nous l’avons mis sous couveuse car il est très faible. » Le médecin se trouble, les yeux d’Alice sont remplis de larmes. Ses traits se déforment en un rictus affreux. La douleur, la douleur est là, palpable, sans fard, nue, vicieuse et abominable. Le médecin se rapproche d’Alice, la prend dans ses bras. La perfusion cliquette, chaque cliquetis agressant l'ouïe. Il caresse ses cheveux d’une main tremblante. Il murmure à son oreille que son mari ne sait rien encore, il lui répète qu’il a été appelé pour une urgence, sur un gros sinistre, mais qu’il va revenir ; que la vie continue, qu’ils sont jeunes encore. Mais Alice est inconsolable. A travers ses pleurs et ses hoquets de désespoir, elle demande si son enfant a des chances de rester en vie.
 
« Alice, je ne vais pas vous mentir. Votre enfant est très, très faible. Nous ne savons pas encore quelles sont l’étendue et la gravité de ses lésions au cerveau. Il ne peut pas respirer sans la machine. » Il s’arrête un instant, il ne veut pas pleurer. Il n’a jamais pleuré en vingt ans de pratique, même si, plus d’une fois, il s’est retrouvé dans cette situation. Néanmoins, il lui semble qu’aujourd’hui, avec ce ciel bleu envoûtant, la situation est particulièrement difficile à supporter. Il a toujours compatis à la douleur, il ne supporte pas de voir quelqu’un souffrir, mais l’éthique de son métier voudrait qu’il ne s’implique pas autant, qu'il ne laisse pas l'affect troubler sa perspective. Qu’il n’embrasse pas les patients. Mais il n’en a cure, de l’éthique.
 
« Alice, vous et votre mari êtes ses parents, vous lui avez donné vie : c’est à vous de nous dire ce que nous devons faire. » Il sent l’étreinte de la jeune femme se serrer un peu plus. Elle veut le voir. Elle veut voir son mari. Elle veut voir son fils, elle l’aime. Le médecin réprime un sanglot.
 
« Très bien, Alice, nous allons prévenir votre mari et vous irez voir votre enfant lorsqu’il sera là…Je dois y aller, Alice, mais n’hésitez pas à appeler une infirmière si vous ne vous sentez pas bien – médicalement, bien sûr (les muscles de ses mâchoires se contractent sous la fine peau) – il n’y a aucun remède pour le cœur brisé, j’en suis le premier navré. » Il se dégage des bras d’Alice qui soudain l’encombrent, se lève et sort de la chambre à grandes enjambées. Il ne veut pas voir la tristesse sur son visage. Il ne veut pas voir la question que ses yeux doivent lancer à toute la chambre, à l’infirmière qui est restée, à chaque objet, au ciel intensément bleu dehors, à son dos, LA question qu’il connaît si bien et qu’il exècre : « pourquoi ? »
 

Tuesday 23 February 2010

L'insouhaitable #10


Le rêve de Pierre
 
           Un champ de blé qui s’étend à l’horizon, de chaque côté, de toutes parts. Le vent bruit parmi les épis arrivés à maturation. Pour autant qu’il sache, le champ de blé peut très bien dépasser les limites de l’horizon car c’est son horizon, la limite de son champ de vision. Le champ est magnifique et, aussi étrange que cela puisse lui paraître, miroite. Il n’a pas besoin de lever la tête pour voir que le ciel au-dessus de lui est bleu, aussi bleu et aussi dénuagé qu’un ciel peut l’être. Le blond doré du blé exacerbe le bleu ciel du ciel. Il se rend compte que le blond doré du blé ne fait pas qu’exacerber le bleu du ciel, il l’arrondit également. Du point de vue de Pierre, le monde est presque parfaitement elliptique. La ligne d’horizon, jamais interrompue, est courbe en tous points de sa circonférence. Le bleu au-dessus de lui forme un dôme monumental. Le ciel, il veut dire. Le ciel au-dessus de lui forme un dôme monumental.
 
           La ligne d’horizon, qui sépare le blond doré du bleu, n’est gâchée par aucune nuance, aucun dégradé, la coupure est nette, comme tranchée au sabre par un habile samouraï. Ce paysage aux coruscantes couleurs laisse Pierre rêveur. L’impalpable brise fait courber les épis de blé qui bruissent comme les bâtons de pluie dans les pays d’Afrique. Hormis cette douce mélodie, le silence est parfait. Le même silence que dans les cathédrales ou les églises, les dimanches à la tombée des soirs d’automne. Il est dans une église, la plus petite et en même temps la plus vaste de tous les temps, église aux piliers d’air, à la nef de vent, à la coupole et aux vitraux de bleu – de ciel – une église sans portes ni extérieur. Quant à lui, le seul visiteur de cette église, pour l’instant, érigé telles les imposantes statues des Dieux égyptiens, immobile comme Bouddha, il observe ce qui aurait pu être un tableau avec les yeux d’un homme qui rêve. Pierre vit son rêve car il veut s’en souvenir à son réveil, car qui ne connaît pas ses rêves ne se connaît pas vraiment lui-même. La coque d’une huître ne donne que peu d’informations à l’observateur, pourtant celui qui cherche va ouvrir la coque et ouvrir les yeux.
 
            Mais, se dit-il, rêvant, chercher n’apporte pas de réponse, c’est trouver qui répond aux questions. Le chercheur reste observateur jusqu’à ce qu’il trouve : à partir de ce moment-là, il devient découvreur, et découvrir est la plus belle chose qui soit sur terre. Partir à la découverte des paysages et des objets de ses rêves est la plus grande conquête personnelle que Pierre ait jamais entrepris, et il compte bien la mener à son terme le plus poussé, en découvrir jusqu’au plus intime secret dans le recoin le plus reculé, le plus obscur, le plus dangereux. Derrière tous ces admirables desseins, la convoitise l’anime, car son but ultime, inavoué, est bien entendu la possible découverte de lui-même.
 
            Depuis le jour où il a fait la découverte personnelle que la forme d’une église rappelle celle du Christ agonisant sur la croix, il passe la plupart de son temps sur le terrain à chercher dans le chœur des églises, situé non loin de l’omphalos d’un homme Vitruvien, car le cœur est le siège des passions, l’écrin de l’âme, le moteur premier de cette mystérieuse machine qu’est l’homme. A la différence près que ses rêves – et il s’en souvient brusquement, des années de rêves surgissant de nulle part – figurent de vastes paysages sans limites visibles ou alors des lieux si étroits qu’il se sent étouffer et où il lui est impossible de trouver quelque cœur que ce soit. Faut-il chercher ailleurs ?
 
            Entouré par ce champ de blé sans fin, écrasé par ce ciel bleu ciel désoleillé, Pierre pleure parce qu’il ne s’est jamais senti aussi à l’étroit que dans cette grande étendue de blond doré, sous cette infaillible voûte. Il pleure amèrement parce que sa conduite le déçoit. Il ferme les yeux, puis prend une profonde inspiration. Il expire lentement, jusqu’à se sentir vide. Prêt. Immobile jusqu’alors, Pierre décide de partir explorer ce pays aux allures d’infini et avance d’un pas vers ce qu’il croit être «en avant». Il sent aussitôt son pied achopper contre quelque chose, ne peut s’empêcher de trébucher – en une fraction de seconde tourne son regard vers la motte de terre qui sourd du sol inégal – et tombe comme un arbre qu'on abat. Sa tête heurte non pas le sol durci par l’air sec, ni une autre motte de terre, mais une pierre.


Pauline 

             Pauline, sentant le temps battre à tout rompre dans sa poitrine, retourne dans sa chambre et reprend son livre. Elle marche jusqu’à la chambre submergée de lumière, défait la couette du lit et s’allonge dessus, sur la moquette, directement dans le faisceau éclatant. De ses doigts fébriles, elle caresse les pages restantes, la fin de l’histoire, la fin du mystère ; le livre s’ouvre et l’histoire reprend son cours. Elle s’arrête aussitôt, l’histoire entre ses doigts en suspens, et se demande ce qui arrivera lorsque la lumière deviendra opaque. Un ciel bleu comme aujourd’hui resterait-il aussi bleu, aussi visible ? Il est heureux que la lumière soit transparente, se dit-elle. Mais est-elle vraiment transparente ? Elle fronce les sourcils. Plus tard. Le cours de l’histoire, interrompu l’espace d’une seconde comme une rivière immobilisée par un barrage de fortune, reprend avec plus de force.
 

Photos (pas les miennes, si seulement...)

 
Deux liens d'un très grand intérêt.

Même si vous les connaissez déjà, cela ne fait jamais de mal de se refaire du bien:

Nick Brandt et son grand œuvre, disponible ici

et Steve McCurry, (très connu pour son portrait de cette jeune fille afghane...)

Bonne contemplation et/ou méditation!

L'insouhaitable #9


André
 
             Jeanne, amuïe par la peur, s’est effondrée aux pieds inertes d’André, implorant du regard un visage statufié par une puissance sibylline et implacable. Jeanne voit les lèvres bouger, se contracter parfois dans un rictus de douleur qu’elle connaît bien, se relâcher dans une alarmante apathie, se crisper autour de mots qui n’en passent pas le seuil. Ces lèvres qu’elle a maintes fois embrassées et réconfortées, aujourd’hui Jeanne les implorent d’une prière répétée, la seule qui lui soit venue à l’esprit.
 
            À cette seconde, André lui semble dans un autre monde, un monde qu’elle ne comprend pas et auquel elle n’a pas accès ; un monde rempli de danger, de huttes obscures comme en Inde, de fleuves sacrés qui engloutissent tout une fois par an, d’hommes noirs, de femmes noires, d’enfants noirs comme l’ébène et qui se déplacent comme des taches sinistres dans la nuit. Elle veut ramener celui qu’elle aime, avec qui les souffrances sont d’ordinaire partagées, de cette contrée qu’elle n’a jamais vue si ce n’est par les images furtives et bourbeuses et vert sombre de la télévision et bien en deçà de l’affreuse réalité. Cette contrée pour elle est l’enfer, les sauvages cannibales qui rôdent dans ses entrailles abominables sont des diables ; les fleuves sacrés qui naissent de son sein putride sont des styxs, des fleuves d’où les crocodiles et les fauves bondissent à la gorge des pèlerins venus absurdement prêcher la parole de l’Évangile, les forêts immenses et impénétrables desquelles personne ne ressort sont des tombeaux vivants qui s’agrippent à vos chevilles, peuplées de bêtes de la géhenne qui se repaissent d’ombre et de cadavres : ces forêts sont des enfers à elles seules. 
               Jeanne se ressaisit brusquement. Elle secoue la tête comme pour chasser ces mauvaises pensées, ces pensées absurdes ; elle appelle son mari, presse ses paumes contre ses genoux, tire sur son bleu de travail taché ça et là par de l’eau de javel, crie. André cligne des yeux alors qu’il sort de sa torpeur, scrute le visage tourmenté de sa femme à ses pieds. Le couple se relève d’un seul mouvement et s’étreint.


Alice
 
             Le temps semble s’être arrêté dans la chambre d’Alice. Son corps immobile, dont le drap propre dessine les contours tout aussi inertes, ressemble à un gisant dans une cathédrale de lumière. Le cathéter est obstinément planté dans le revers de la main, la perfusion goutte-à-goutte résolument, sans un bruit. Le vent est tombé, les rideaux sont figés comme des colonnes doriques que l’épreuve du temps n’auraient pas affecté. Elle est seule dans la chambre : ni patient, ni infirmière, ni parent, ni bébé. Elle ne dort plus mais ne veut pas se réveiller maintenant. Elle veut prendre son temps et savourer les derniers limbes de son rêve. Alice a hérité de sa grand-mère une incroyable mémoire pour les rêves et les souvenirs. Comme elle, Alice se souvient chaque matin du ou des rêves de la nuit avec une précision stupéfiante, revivant généralement le rêve tout en se le racontant. De la même manière, elle se souvient de chacun de ses cauchemars, mais ceux-là elle met toujours un point d’honneur à les oublier. 
             Elle se demande l’heure qu’il est. Il n’a pas d’horloge. Et sa montre n’est pas sur la table de chevet. Quel jour est-on? Elle ne sait pas. Elle se rend à l’évidence qu'elle a envie, non, besoin de retrouver ces gardes fous sans lesquels elle ne sent plus aucune vie possible, et ce besoin si intense devient irrépressible et se mue en angoisse et la contraint à se réveiller en sursaut et à appeler une infirmière.


Olivier
  
               S’arrêtant un instant dans l’embrasure de la porte, il saisit avec vélocité une poussière qui flottait négligemment dans le rayon de lumière incliné qui parcourt la cuisine dans toute sa longueur. Le grain de poussière est à présent à lui ; mais il lui rend sa liberté car il est bon et magnanime avec ceux qu’il a vaincu. Aussitôt Olivier regrette de l’avoir relâché : il ressent une très grande solitude envahir son ventre comme s’il n’avait pas mangé depuis des lustres, une solitude presque insensée, à la mesure de la poussière.


Thomas
 
               La porte s’ouvre et Thomas se précipite dans les bras de sa mère qui l’embrasse. Elle n’est pas habituée à ce qu’il fasse cela en rentrant de l’école, mais le laisse faire. Elle caresse ses cheveux ébouriffés par le vent et pense, le sourire aux lèvres, que Thomas est encore, grâce à un sursis qu’elle n’espérait pas, son petit garçon, encore pour quelques temps. Thomas se dégage de l’étreinte de sa mère qu’il trouve à présent trop longue et dénoue ses lacets tandis que sa mère retourne s’occuper du repas dans la cuisine. Il sait qu’il va devoir retourner à l’école cette après-midi, mais comme il affectionne les repas du midi avec sa mère, il se dépêche toujours pour rentrer le plus rapidement possible.
 
               Son sac posé, les chaussons aux pieds, il entre dans la cuisine d’où s’échappe des odeurs de poisson. Intérieurement, il peste contre Raquin et sa bande qui lui ont fait perdre de précieuses minutes, mais maintenant qu’il est là il en profite, et ce qui aurait pu devenir une humeur maussade à un autre moment tombe dans l’oubli. Il s’assoit sur la chaise qui lui est réservée, mais il déteste cette chaise, ou plutôt le réhausseur posé dessus. La table est soigneusement disposée pour occuper l’unique rayon oblique de lumière qui transperce la fenêtre. Les couverts en inox brillent de mille feux. Thomas joue avec cet effet rutilant inattendu puis, à la question de sa mère, commence à narrer le récit de sa demi-journée.
 

Monday 22 February 2010

L'insouhaitable #8

Pauline
 
           Elle ne regarde pas son exposé, n’en revient toujours pas d’avoir paru aussi stupide. Néanmoins, le ciel bleu l’apaise. Jamais elle n’a vu de ciel aussi bleu, aussi attirant. A tout moment, il lui semble que le ciel va s’ouvrir, et que de la fente du firmament une main gigantesque et pâle se tendra vers elle, paume ouverte et doigts déployés en une frange majestueuse. Et qu’elle saisirait cette main. Elle sait que derrière le voile aveuglant de la lumière se dresse le cosmos, sombre et infini, constellé d’étoiles, de nébuleuses, de galaxies inexplorées et inexplorables, de trous noirs où tout se décompose et disparaît, où tout devient néant pour les siècles des siècles. Mais l’énigme éternelle de la création s’érige tel un obélisque dont le temps aurait effacé les votives inscriptions, une énigme aussi insondable, aussi inintelligible, aussi imprévisiblement perfide que les eaux troubles du Congo.
 
              Debout dans sa cuisine où chaque objet renvoie la teinte bleutée de la lumière, elle veut savoir ce qui se cache derrière le cœur des ténèbres de l’univers. Elle pense soudain à sa mère qui doit être en ce moment sur le marché aux fleurs, à hésiter sur tel ou tel bouquet qui conviendrait mieux à l’occasion de ce soir ; peut-être que, si elle se dépêche, elle peut l’y rejoindre. Ses yeux cherchent l’horloge : elle a une heure pour manger et aller au collège pionner les petits morveux. Trop juste, étant donné qu’il lui reste le dernier chapitre à lire. Tant pis, elle lui parlerait ce soir, à l’anniversaire de son père. Elle réprime une moue de dégoût à l’idée de devoir assumer, une demi-journée de plus, ses fonctions de pionne dans ce collège de bourges. Nerveusement, elle rassemble ses affaires et ses esprits.


Thomas
 
                Il décolle son oreille du bois de la porte et regarde une dernière fois ce ciel qui le fascine et qu’il redoute pour une raison x ou y, x étant l’absence d’oiseaux, de nuages et, si l’on n’y prend pas gare, de soleil, et y étant le caractère oppressant ou plutôt la sensation d’écrasement que l’on ressent comme lorsqu’on regarde les flèches de la cathédrale et que les nuages passant là-haut vous donne l’impression qu’elles vont vous tomber dessus. Il a même du mal à détacher ses yeux du spectacle magnifique ; il a pourtant hâte de rentrer à l’abri sous le toit, à l’intérieur des murs de sa maison. Il en oublie même que, quelques minutes plus tôt, il a souhaité faire rire avec chacun de ses mots.


André
 
            André regarde Jeanne garer la voiture devant le portail, envisageant ainsi de repartir plus tard cet après-midi. Elle n’est pas non plus accompagnée de leur fille quand elle rentre, une composition florale reposant mollement dans le creux de son bras. Soudain André se sent seul, abandonné ; il aurait aimé voir sa fille qui le fuit. Debout devant la fenêtre de la cuisine, il contemple avec mélancolie l’orbe bleu chatoyant suspendu à son zénith. A cet instant, s’il fermait les yeux, il verrait le cours sinueux d’un long fleuve brun serpenter dans une forêt vierge fardée d’incantations secrètes, il verrait d’étroites barques affronter les méandres fourbes dans lesquels reposent les squelettes d’aventuriers aux noms depuis longtemps oubliés, il verrait une voix s’élever dans l’air dense et moite et danser parmi des esprits vieux de dix mille ans au rythme mesuré d’un tambour de guerre. Mais il ne ferme pas les yeux, il affronte en sourcillant à peine les rais brûlant du ciel, apparemment sans se souvenir qu’il y ait jamais eu de soleil.
 
               Il entend la porte d’entrée s’ouvrir et sa femme l’appeler. Il sait que sa femme s’appelle Jeanne mais, pendant un court instant, il ne s’en souvient plus. Il détache ses yeux meurtris du disque bleu et, à bout de souffle une fois de plus, il passe sa main sur son visage aux traits tirés. André fait quelques pas dans la cuisine en direction de la porte mais les forces lui manquent, l’effort à fournir est trop grand. Il tire bruyamment une chaise vers lui et s’assoit pesamment dessus. De nouveau, il passe sa main sur son visage. Son cœur bat la chamade, comme s’il avait fui pendant des heures dans une jungle hostile. Sa femme, les bras chargés de fleurs et de courses, entre dans la cuisine le sourire aux lèvres. Ce sourire s’évanouit aussitôt qu’elle voit André assis, amorphe, vieilli de centaines d’années en quelques heures, ressemblant à ces statues indiennes qui lui faisaient toujours froid dans le dos lorsqu’elle voyait un reportage à la télévision. Elle se rend compte que son mari ne s’est pas aperçu de sa présence car elle l’entend murmurer, mais seules des bribes effilochées dénuées de sens lui parviennent.


Pierre
 
            L’intérieur contraste tellement avec l’extérieur qu’il en est abasourdi. La fraîcheur est prenante, pénètre par chaque ouverture de sa chemise. Il fait sombre aussi. Ce qui le frappe le plus est le fait que l’intérieur semble proportionnellement plus grand que ce que l’extérieur laisse présager. Une série de six piliers soutient une voûte en moellons située à une dizaine de mètres à peine du sol carrelé. Les piliers sont ronds, énormes et paraissent s’enfoncer profondément dans les carreaux usés du sol et de la voûte de l’église ; la voûte est constituée de petites pierres finement taillées dans lesquelles Pierre croit voir un ordre obscur. Le niveau du sol est inégal, comme si en dessous le calcaire s’était effondré, emportant avec lui le fondement de l’église.
 
            Alors que ses yeux s’accoutument à la pénombre, cette idée s’échappe. Il avance le long de la nef, par le vaisseau central, en direction du chœur à la croisée du transept. Les vitraux laissent filtrer une lumière douce et immobile dans l’église désertée, mais pour l’instant Pierre ne voit rien d’autre que l’omphalos et croit sentir les larmes humecter ses yeux alors qu’elles coulent déjà le long de ses joues. De prime abord, il a du réviser son jugement et replacer la construction de l’église au XIIème siècle, étant donné l’emplacement des piliers, leurs formes, la voûte en berceau rudimentaire mais magnifiquement exécutée, la taille du chœur et des bas-côtés. Mais l’omphalos, l’omphalos ! Il tient un exemple rare d’omphalos invisible à l’œil nu, un de ceux que seul l’œil aguerri de l’architecte ne peut que percevoir tant il fait partie intégrante de l’église, de l’air même stagnant dans l’église.
 
            Pierre lève les yeux car il ne les croit pas, mais au-dessus du chœur une voûte sur croisée d’ogives entaille le dôme intérieur de la tour. Il se sent vaciller dans le défilé coloré des éclairs des vitraux, se retourne vers le portail et dans un maelström de clair et d’obscur tombe lourdement sur le sol, inconscient.

Friday 5 February 2010

Haïku

Un dernier regard jeté par-dessus l'épaule
Et un soupir inattendu
Qui tonne comme un adieu à la terre

Haïku

mille et une âmes en partance
trouvant, avec un peu de mauvaise foi, Cocagne
même dans un grain de sable

Thursday 4 February 2010

L'insouhaitable #7 - pour la route, je ne pourrais pas poster pendant quelques temps ^^


Alice
        Alice rêve.


Pierre
        La fraîcheur dans l’église est presque insoutenable, chaque longue minute amène son cortège de frissons et de chair de poule ; les poils sur ses avant-bras sont continuellement redressés en une parodie de terreur. Dehors, les rayons bleus du ciel, visibles dans l’encadrement de la porte en bois massif, l’invitent à sortir se réchauffer doucement à leurs feux ; cependant, ceux qui filtrent au travers des vitraux multicolores l’enchante et le presse de rester, malgré le froid.
 
         Il aime les églises par-dessus tous les autres édifices érigés de main d’homme: c’est celui qui marie le plus subtilement le sacré et l’humain, celui qui a la grâce ou sobre ou fastueuse, celui qui, à un moment donné de l’histoire, a su rassembler des génies, des artistes, des hommes pour élever l’œuvre à la sueur de leur front, au mépris de la gravité. Parfois au mépris des hommes-mêmes. Architecte par vocation et expert-assureur par nécessité, il voit les prouesses et les faiblesses, si minimes soient-elles. Pierre concède qu’on trouve majoritairement plus de prouesses dans les églises, et rarement, très rarement, d’erreurs – qui ne sont en générale pas entièrement dues à l’architecte et à ses ouvriers, mais à une reconstruction ou à un réaménagement dans un autre style. Depuis toujours il aime les vieilles pierres, les vieux bâtiments qui, lorsqu’on en franchit le seuil, sont tellement beaux que l’émotion vous noue la gorge et vous tire les larmes des yeux. Il n’en est pas de même avec cette église, ou du moins pas vue de l’extérieur. A première vue, en sortant de sa voiture, Pierre avait estimé cette église de campagne au XIVème siècle, mais elle avait un léger quelque chose d’ancien qui l’avait attiré. Une construction sobre, voire austère : une tour, au toit à quatre pans recouvert d’ardoise surplombant le transept dont les bras, minces et trapus, s’élèvent aux deux tiers pour venir frôler le bord de la toiture en double bâtière de la nef, en tuile de terre cuite, portant une flèche octogonale – le clocher – en ardoise.
 
         Quelques tombes reposent en silence autour du chevet à cinq pans ; deux concessions de construction récentes, début du siècle sans aucun doute, se tiennent sur un carré d’herbe tondue de part et d’autre de la façade occidentale. Le corps de l’église est massif, presque replet compte tenu de sa longueur, une trentaine de mètres tout au plus, ce qui lui donne un aspect ramassé, comme si elle avait surgi d’un bloc du sol.
 
           Il ne s’est pas donné la peine de compulser la plaque avec les détails concernant la bâtisse, il préfère constater par lui-même. Il a simplement saisi le nom : église St-Etienne. L’église Saint- Etienne de Dorceau. Deux heures de route l’avait amené dans l’Orne afin d’établir un devis pour une société de produits laitiers – leur laiterie, vétuste et sur le point d’être rénovée – avait complètement brûlé dans la nuit, à la suite d’un court-circuit dans la boîte de dérivation, selon les pompiers. Quarante-huit heures qu’il était là, à dormir à l’hôtel, à travailler avec les pompiers, à éviter les colonnes de fumée âcre qui prenaient à la gorge, à guetter les quelques braises ravivées par les tourbillons de vent, à tousser à chaque volute de cendres que ses pas soulevaient. Il avait dû se couvrir le visage de son mouchoir et enjamber les cadavres raides et calcinés – encore fumants – de plusieurs vaches avant de pouvoir dresser un premier bilan – lourd, très lourd. Il avait finalement quitté le couple de fermiers en pleurs – lui était au bord de la nausée depuis deux jours – et avait décidé de se changer les idées avant de rentrer. Il voulait voir de plus près cette église dont on ne voyait que le clocher de la route. Et maintenant il se trouve devant et il pense à son fils qui vient de naître et qu’il n’a pas encore vu. Il se souvient qu’on lui a demandé de sortir, il se souvient qu’il soupçonnait quelque chose mais que l’infirmière l’avait rassuré en lui disant que c’était uniquement par mesure d’hygiène. Et puis on l’avait bipé. À l’hôpital on lui avait dit que tout allait bien. Il ne resterait pas longtemps dans l’église, puis rentrerait au plus vite.
 
             Le portail, enserré de voussures et surmonté d’une rose à huit lobes aux lignes dépouillées, est de bonne facture mais très simple dans sa réalisation et dans sa capacité d’ornementation. Pas même un narthex. Pierre se demande ce qu’un chevalier en quête d’un abri pour la nuit se dirait, en son for intérieur, en voyant une si modeste invitation au repos. Mais il n’est pas chevalier, il est expert-assureur, et tout expert-assureur de son siècle se doit de ne pas se faire chevalier d’un autre. Il ne doit servir aucune cause, politique ou religieuse, car ce n’est pas de la littérature : nous parlons de pierre, de mortier, de bois, de verre, de fer et de la maîtrise momentanée, peut-être heureuse, de chacun – et conjointement – de ces éléments. Parfois, aussi, nous parlons de sang à défaut de mortier. Par la suite l’église sert une cause, mais il faut bien faire la différence entre la Maison de Dieu, ceux qui en ont l’usage et ceux qui la construisent.
 
           Il se dit apolitique et agnostique, mais il sait également que chaque homme possède une part cachée à lui-même. Il croit aussi que cette sombre région de l’âme est directement liée à celle des rêves, que les rêves en sont l’expression à la conscience. Toutes ces pensées volent dans son esprit alors qu’il franchit, presque à contrecœur, le seuil de la petite église.
 

L'insouhaitable #6


Thomas
         Thomas arrive devant chez lui, sonne à la porte pour que sa mère lui ouvre. Il se demande pourquoi sa mère ne lui fait pas confiance au point de lui confier les clefs de la maison, juste pour le midi, quand il rentre. Il attend sur le perron, l’oreille collée à la fente de la boîte aux lettres pour entendre ce pas qu’il reconnaîtrait entre mille.


Pierre
           « _ J’aimerai bien, pour une fois, me souvenir de mes rêves.»


André
           Il se débarrasse lentement de l’autre botte, titube et s’appuie contre le mur avec son épaule. Les parpaings sont froids comme le sol. Sa chemise frôle le mur qui s’effrite. Il ne se rappelle plus quand il a pleuré pour la dernière fois, ou peut-être ne veut-il pas se le rappeler, sous-entend la petite voix qui se tait aussitôt. Il a beau fermer les yeux, le rectangle bleu lumineux de l’entrée du garage reste obstinément collé contre sa rétine. Il a chaud. Il se ressaisit du mieux qu’il peut, tâtonne, trouve enfin la poignée de la porte de communication et rentre dans le couloir. Sans y penser, ses pieds enfilent les chaussons, il titube, parvient à maintenir son équilibre grâce aux murs qui paraissent s’enfuir à son approche. La cuisine est trop loin, immensément loin, la cuisine est une jungle inaccessible aux abords de la source du Congo.
 
            Il chancelle, se retient au chambranle d’une porte, il ne sait pas laquelle, sûrement celle de la salle de bain. La salle de bain, le havre de paix dans cette marée de sensations étranges. Il ne voit plus rien, semble sur le seuil d’un endroit qu’il ne connaît pas et qu’il craint, s’agenouille, sent le froid – un froid insupportable – le froid qui lui gèle l’esprit, les sens, qui remonte le long de ses jambes et qui lui vrille les tympans, bientôt il ne sent plus le froid, il ne sent que le vide sous ses pieds, croit-il. André reprend son souffle qu’il n’a pas senti se couper, ouvre les yeux, découvre cet endroit qu’il connaît pourtant.
 
            Agenouillé sur le sol et encore inconscient d’y être, il passe la main sur son visage – geste coutumier dans les moments de perplexité ou de crise – contemple le creux de sa main et s’étonne presque de ne pas y voir son visage décollé et flasque et, presque sans bouger, saisit d’une main qui n’est pas la sienne la pomme de douche et s’arrose la tête copieusement. La réaction de son corps, de ses sens, est immédiate : un cri de surprise, teinté d’effroi, retentit comme un coup de feu dans la salle de bain : les murs se redressent, la cuisine ne semble tout à coup plus aussi loin que le Congo, la marée des sensations s’est retirée.
 
            Les cheveux dégoulinant, il se relève. Les gouttes suintent dans son cou, son dos ; André s’interroge sur les raisons de son malaise, le premier, le tout premier. Il n’a pas encore cinquante ans, que diable. Il va devoir se ressaisir, se sécher les cheveux avant que sa femme ne rentre et ne s’inquiète, alors qu’il n’y a pas de quoi. Bien sûr qu’il n’y a pas de quoi s’inquiéter. Il a simplement besoin de repos, le pluvieux mois d’avril ne l’avait pas préparé à ce déluge de lumière bleue et de chaleur. Voilà la raison. Il devrait faire attention les prochains jours. Aucune raison de s’alarmer donc. Il irait s’allonger un peu après déjeuner.


Olivier
             L’image bleue sur sa rétine a pratiquement disparu lorsque, aux pieds du perron, il sonne à la porte. Il n’a pas le temps de retirer son doigt de la sonnette que la porte s’ouvre à la volée. Devant lui se tient son père. Olivier est tellement éberlué par cette présence inattendue qu’il reste coi. Son père le regarde quelques instants, puis lui demande ce qu’il attend pour entrer. Il ne sait que répondre, voilà des mois qu’il n’a pas vu son père. Mais il fait ce qu’on lui dit et entre. Tout son empressement, son enthousiasme à l’idée de revoir son frère s’est envolé, remisé dans un coin dans l’ombre de sa tête. Il ne sait pas pourquoi au juste, mais il pense au petit Thomas. Le matin même, encore, il lui avait flanqué une petite rouste, au nain, et il ne voulait toujours pas se joindre à sa bande. Il avait pourtant peur de lui, une frousse qui le faisait courir terriblement vite, mais il refusait l’honneur et la protection que lui, Raquin, qui défiait la pionne le midi, voire la CPE en fin de journée quand il avait bien les nerfs, lui offrait. Il ne savait pas non plus pourquoi il tenait tellement à ce que ce nabot fasse partie de son escorte, mais il sentait que si le nain grandissait un peu, ils ne seraient pas si différents que ça l’un de l’autre.
 
            Il pose son sac sur le carrelage de l’entrée, perçoit la présence de son père derrière lui, se retourne et dépose un rapide baiser sur chacune de ces joues qui, il l’avait presque oublié, semblent demeurer perpétuellement glabres. Il a satisfait son père qui dirige ses pas brusques jusque dans la cuisine, reprend sa discussion avec sa femme. Seul, dans le long couloir percé de plusieurs portes se terminant sur un escalier en colimaçon, il se rend compte qu’il se conduit comme un imbécile. Il défait ses chaussures, enfile ses chaussons usés et entre à son tour dans la cuisine envahie de lumière.
 

Wednesday 3 February 2010

L'insouhaitable #5


Pauline
        Strawberry Fields Forever bruit sourdement dans le petit appartement ; c’est une de ses chansons préférées, mais elle ne l’entend pas. Elle se dit qu’il vaudrait peut-être mieux arrêter de lire et se concentrer sur son exposé raté, mais ce n’est pas le moment, elle veut au moins terminer son chapitre de Cœur des ténèbres. Elle fait défiler les pages entre ses doigts et trouve la fin dudit chapitre – l’avant-dernier – huit pages plus loin. C’est une édition bon marché, la reliure a tenu le choc. Ce n’est pas la première fois qu’elle le lit, mais c’est la première fois, it seems, qu’elle le comprend. Soupirant légèrement, Pauline reprend sa lecture, se coupant totalement du monde extérieur afin d’aller plus intensément au cœur du livre, dans l’omphalos – le nombril – du livre. Ce que Pauline ne voit pas en cet instant, n’a pas vu en allant à la fac plus tôt dans la matinée ou en ouvrant les fenêtres à son retour, c’est ce ciel céruléen qui sert d’écrin à ce soleil que l’on ne voit pas, ce Râ tout-puissant et invisible. Ou peut-être est-ce l’inverse. Elle ne voit pas non plus les rideaux danser au gré du zéphyr invisible, dont nous ne voyons jamais que les infinies conséquences. Elle n’a plus comme autre notion du temps que les battements muets de son cœur, que son horloge biologique, circadienne.
 
         Ces huit pages, une douzaine de minutes de lecture tout au plus, lui paraissent néanmoins réverbérer une certaine forme d’éternité, comme si le cœur des ténèbres était en dehors du temps physiologique, physique, au plus profond de l’homme, comme un battement de tambour au beau milieu de la jungle, par une nuit sans étoiles.
 
        Elle pose le livre sur la table de chevet puis s’étire en bâillant bruyamment. Il peut être midi passé, mais elle a tout le temps de revoir les erreurs de l’exposé qu’elle a donné un peu plus tôt devant une horde de tarés. Immédiatement, elle se corrige : ce ne sont pas tous des tarés – certains sont plus brillants qu’elle – sauf qu’elle est une véritable imbécile doublée d’une idiote intelligente, stricto sensu dirait un de ses amis. Pauline n’avait pas eu envie de passer devant ce jury face auquel elle se savait condamnée par contumace par avance. C’est cela, l’univers de la fac, lui avait dit ce même ami. Elle avait eu beau plaider en sa faveur auprès du prof, celui-ci n’avait rien voulu savoir, et justement d’ailleurs : pourquoi aurait-elle droit à un traitement de faveur et pas les autres ?
 
            Dépitée, Pauline s’assoie sur le bord du lit et réprime un autre bâillement. Il faut trouver une source de motivation, et vite, se dit-elle. Elle passe plusieurs secondes assise ainsi, immobile, mais elle n’en trouve aucune ; pourtant, elle se lève, comme mue par des fils invisibles tirés d’en haut, ou par une volonté sans raison que l’on ne trouve que dans les livres. Tous ses gestes sont automatiques : reborder le lit, se rhabiller, se recoiffer, oublier de mettre du maquillage. Durant tout ce temps, Pauline sent une boule se frayer un passage dans son ventre. Le bâton d’encens qu’elle vient d’allumer n’y fait rien, ni son thé froid aux herbes médicinales grecques. Bien sûr, elle sait que c’est du stress, elle en a presque l’habitude maintenant. Cette maudite boule se promène partout depuis ce matin, ressentie on and off, comme si elle avait élu domicile dans son corps, finit-elle par penser. Elle connaît la nature du petit mal qui la ronge, elle sait pourquoi elle s’est réfugiée, il y a très longtemps, dans les livres : parce qu’elle n’aime pas sa vie insipide, elle n’aime pas les gens qui l’entourent. Elle ne sait pas très bien ce qu’elle veut, si ce n’est qu’on la laisse tranquille, d’où l’appartement alors qu’elle pourrait très bien habiter chez ses parents à une quarantaine de kilomètres d’ici, et faire les allers-retours.
 
          Elle aimerait qu’on lui laisse assez d’espace pour s’exprimer, pour bouger, pour respirer, peut-être même au détriment d’autres personnes ; elle a peur du confinement, de l’entassement, de la promiscuité suffocante qu’elle ressent comme un besoin, une nécessité chez l’homme. Elle n’en veut pas à la terre entière bien sûr, pourtant elle a bien une certaine réserve, une certaine colère qu’elle n’a pu tourner que vers son père, cet homme casanier qui a peur du dehors, du monde au-delà de la clôture de sa maison, de son prochain qu’il ne reconnaît pas comme différent. Cet homme qui ne sait s’exprimer autrement que par des silences, elle le hait et le fuit, faute de pouvoir le comprendre. Elle tente de se socialiser alors que lui se renferme, elle tente de s’exprimer alors qu’il se tait. Elle n’a pas peur du commun des mortels, seulement de l’autre qui pourrait être elle. Mais il semble que depuis qu’elle a quitté le foyer, elle ne s'épanouit pas comme elle le voudrait, elle cherche moins la compagnie des autres, et cette ressemblance avec son père la répugne, la fait douter de sa véritable nature.
 
          Alors elle se fait violence, sort avec ses amis, fume des joints et…c’est somme toute une sobre vie que Pauline mène, et elle en a parfaitement conscience, mais elle l’a choisie. Elle n’aime pas le quotidien qui va avec la poursuite de la vie, quotidien dans lequel son père trouve sa sécurité et son réconfort – elle veut vivre un quotidien qui ne serait pas ennuyeux et dans lequel elle pourrait, enfin, être elle-même sans être gênée par les autres. Les livres sont pour elle un succédané, un placebo à sa vie misérable, et bien qu’elle se jette à corps perdu dedans, elle sait qu’elle se cache la vérité : elle voudrait être exceptionnelle, irremplaçable aux yeux du monde et à ses yeux : tout l’inverse de son père et de sa vie misérable. Vivre le quotidien des héros de roman. Elle a écrit des histoires dont elle était l’héroïne toujours heureuse, l’aventurière intrépide parcourant le monde et ses aventures sans jamais fermer les paupières, mais vanité tout n’est que vanité: elle ne pouvait se résoudre à y croire.
 
          Pauline s’assied devant son exposé gribouillé de rouge, ce sont les erreurs – ses erreurs d’appréciation, de jugement. Elle aime le sujet pourtant, les Romantiques anglais l’ont toujours passionnée, surtout Wordsworth et Keats, mais elle n’avait su se mettre à la tâche plus tôt – pas pur fainéantise, elle l’admet – et le temps qu’elle s’aperçoive de son erreur, il était trop tard. Le temps ne s’allonge pas pour nous autres humains. Elle s’est ridiculisée, ce matin ; devant un jury entier de tarés et d’étudiants à la fois intelligents et misérablement bêtes. Elle est même passée pour la pire des connes, s’avoue-t-elle en posant son front dans la paume de ses mains, alors qu’en cours elle avait toujours quelque chose à ajouter à ce que disait le prof. La pire des connes. Pauline pleure. Elle n’aime pas se dire qu’elle est conne en sachant qu’elle a raison. Cependant, elle n’avait rien fait pour prouver le contraire…si seulement elle savait ce qui l’attendait plus tard, ce qu’elle ferait de sa vie, elle marcherait plus sereinement sur sa route. Mais elle ne sait pas, rien, son futur ne se dessine plus comme avant quand, petite, elle disait qu’elle deviendrait infirmière ou institutrice ; devant ses yeux embués de larmes, elle n’arrive pas à tracer son chemin, il y a trop de brouillard autour d’elle.
 
          Il faut arrêter de penser à des choses pareilles, se dit-elle. Elle essuie ses larmes du revers de la main. Ce n’est qu’à cet instant, qu’enfin, en détournant le regard, elle le voit. Elle a tourné la tête au dehors, sans raison apparente. Elle voit ce ciel bleu que l’on ne rencontre que dans les romans, épuré de tout nuage, dénué d’oiseaux ou de ces longues traînes que laissent les avions à leur suite, où devrait trôner un orbe scintillant et majestueux, et bien que le soleil reste imperceptible, elle ne s’en étonne guère. Elle ne peut soutenir l’éclat de l’astre bleu et ferme les yeux un instant, peut-être même moins. C’est ainsi que se forme son souhait, comme si, pendant tout ce temps, il s’était dissimulé en elle, près de son larynx, en attendant le moment propice, et c’est ainsi qu’elle le formule : «Je voudrais savoir
 

L'insouhaitable #4

André
           Jamais le mois de mai n’aura donné autant de fruits et de soleil, se dit André en bêchant vigoureusement autour de ses plants de tomates. L’année dernière, poursuit-il, c’était le gel, et l’année d’avant, c’était les doryphores et les merles. On va se rattraper cette année, finit-il de penser.
 
           Il n’a quitté son jardin qu’en milieu de matinée, pour aller admirer la table du déjeuner sur la terrasse. Il aime quand sa femme Jeanne prépare une salade de légumes frais en plat principal, car c’est pour lui le véritable début de l’été. Il ne sait pas ce que sa femme est partie faire en ville, par ce qui s’annonce être une journée exceptionnelle, mais il ne l’imagine que trop bien en compagnie de leur fille, sur le marché aux fleurs à préparer un beau bouquet pour orner la table de ce soir. Car ce soir André fête ses cinquante ans, et il n’est pas peu fier de les fêter, compte tenu de ce qu’il a fait de sa vie lorsqu’il était jeune. Un sourire amer aux lèvres, il plante furieusement son outil dans la terre ferme et craquelée par endroit. C’était du passé maintenant, cela devait rester du passé. La terre manque d’eau. A cette pensée, André retrouve son calme. Il fouille dans une des poches de son bleu de travail, en tire un mouchoir chiffonné avec lequel il s’éponge le front. Il pourrait faire plus chaud si ce n’était cette brise qui rafraîchit drôlement l’air, pense-t-il absentement. Mais ce n’est pas ce qui le fascine le plus : il n’arrive pas à détacher son regard et son esprit de ce ciel d’un bleu immaculé ; aussi loin que portent ses yeux, il ne voit aucun nuage troubler la sérénité des nues.
 
          André se rappelle des ciels de sa jeunesse et se demande s’il en a déjà vu un si beau, si prenant, si dense. Un petit rire soulève sa poitrine : il lui a fallu attendre quarante-neuf ans pour enfin voir le plus beau ciel de sa vie. Une petite voix à l’intérieur de lui chuchote de ne pas avoir de regrets, mais il lui répond, en chuchotant, qu’il n’en a pas et qu’il n’est pas près d’en avoir. La voix rétorque que ce n’est pas près mais prêt, puis se tait. André l’envoie au diable, puis se remet à bêcher.
 
          La matinée est longue, presque interminable, si l’un songe à régler sa pendule sur le ciel. Il n’y a pas lieu de se le cacher, s’avoue-t-il à lui-même, mais c’est un peu dommage de s’échiner  à son potager par un temps pareil. Il pose son outil contre la cabane de jardin, se rappelle qu’il n’a plus de quoi la repeindre, et remonte vers la maison en prenant soin de ne pas laisser traîner ses bottes sur le gazon duveteux. André arpente le terrain légèrement incliné, embrasse du regard cette maison qu’il trouve toujours aussi belle et se remémore en un instant le lent processus de la construction. Son père et ses frères l’avaient aidé pour les fondations et la charpente de la toiture, mais ce qu’il y avait entre les deux il l’avait bâti seul, à la sueur de ses soirées, de ses samedis, de ses dimanches et de ses vacances. Cette maison avait vu grandir ses enfants, mourir ses parents, avait abrité bien des fêtes de Noël et d’anniversaires, avait essuyé moult orages, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur.
 
          Alors qu’il remonte la dernière bosse de gazon, dirigeant ses pas vers le garage pour s’y déchausser, il voit défiler devant ses yeux tous les incidents, petits ou grands, bons ou mauvais, qui ont jalonné sa vie. Il y pense à la vitesse de la lumière, s’attarde sur tel événement, sur tel moment grave, sur telle image. Ce qu’il voit n’est parfois pas plaisant, aussi grimace-t-il comme s’il sentait de nouveau la douleur de ces instants.
 
          Arrivé dans le garage, une botte défaite, il sent le froid du ciment à travers sa chaussette ; il regarde le rectangle lumineux que constitue l’entrée du garage, avec sa porte relevée et son allée goudronnée pour la voiture. Ce rectangle lumineux, une fraction de seconde, il le voit bleu. Il sent le coin de ses yeux s’irriter, piquer ; il sent ses poumons se remplir d’air, se bloquer, puis se relâcher dans un long soupir. Chose pratiquement inconnue pour lui, il a comme une envie de pleurer mais quelque chose en lui l’interdit. Plusieurs vagues ardentes ainsi se succèdent et soulèvent sa poitrine. Plusieurs fois, il sent les larmes prêtes à jaillir, mais quelque chose en lui tient bon. Plusieurs fois. Mais contre son gré trop d’images se bousculent, le harcèlent en rémanence : les larmes finissent par voir le jour et perlent en fines gouttelettes le long de ses joues. Il croit qu’il regrette, et avant même que les mots ne se forment distinctement dans son esprit, ils sortent et font vibrer l’air chaud : «Si je le pouvais, je souhaiterais réparer mes erreurs.»
 

Habits

I am a man of habits I got to this conclusion because I flash-realised that I am hoping that someone, someday will see the patterns the rou...