Sunday, 28 February 2010

L'insouhaitable #15


Alice
              La porte s’ouvre, mais Alice n’en a rien à faire. Elle est en train de maudire le bleu du ciel bleu qui, dans le grand rectangle de la fenêtre, est devenu un œil qui ne pleure pas, un œil qui la fixe, qui la juge et qui l’accuse. Face à son juge bleu elle pleure et, à court d’arguments, l’envoie au diable. Elle sent une main lui caresser les cheveux et reconnaît instinctivement son mari. Elle se retourne et aussitôt l’œil n'est plus qu'un mauvais souvenir. Le visage fatigué de Pierre l’emplit de courage, mais elle se rappelle les raisons de sa si longue absence. Elle sait intuitivement que c’était grave, qu’il y a eu des morts, qu’il a dû affronter le feu et les cendres qu’il déteste tant. Il se penche vers elle et l’étreint. Il lui dit à l’oreille qu’il est là maintenant ; que son chef lui a donné un congé ; qu’il s’excuse mais qu’il avait fait son possible pour arriver au plus tôt ; qu’ils doivent aller voir leur fils à présent ; et que oui, il sait.
 
            Alice desserre son étreinte, essuie ses larmes du revers de la main, prend son mouchoir en papier et se mouche doucement, une fois. L’infirmière a fait le tour du lit en poussant quelque chose devant elle – un chariot sûrement – et cache à sa vue le ciel bleu et son bleu si envoûtant. Rapidement, elle enlève la perfusion. Elle l’aide à s’asseoir dans le lit puis, lentement, péniblement, à prendre place dans ce qui s’avère être un fauteuil roulant. Le nœud dans sa gorge ne s’est toujours pas relâché, et Alice ne sait plus très bien ce qu’elle veut faire. Elle se laisse guider.


Thomas
                La cour est trop bruyante pour lui, et du préau il ne pourrait pas voir le ciel. Beaucoup de nez sont tournés vers le bleu du ciel, mais il a la sensation que celui-ci lui appartient, bien qu’il n’ait aucune raison valable à fournir. Il ne veut pas avoir l’air bête et tendre les bras pour tenter d’en arracher un morceau et le mettre dans sa poche tant l’impression de densité et de proximité se fait pressente ; la tentation est forte. Thomas dirige ses pas vers son coin favori pour s’y asseoir, celui que personne n’occupe parce qu’il est tout le temps au soleil. Sauf qu’il y a quelqu’un aujourd’hui. Fait exprès, un groupe de cinquième joue aux billes juste devant. Aux billes ! Il pensait que ce jeu n’existait plus. Vraisemblablement, il s’est trompé. La cloche sonne et le fait sursauter : il en a oublié d’aller en classe, comme tous les autres. Il n’est pas du tout en retard, finalement. Les cinquièmes déguerpissent à toute vitesse, le sac en bandoulière, en faisant la moue.
 
            Thomas les regarde rejoindre les rangs qui se forment rapidement. Il jette un dernier regard sur son coin qu’il n’a pu occuper. Ses yeux se posent sur une bille laissée là, abandonnée au triste sort des billes oubliées. Il fait quelques pas et la ramasse. Elle est plus grosse qu’une bille, mais ce n’est encore pas un calot – dommage, pense-t-il. En revanche, elle est d’une belle couleur bleue. Il la fait rouler entre son pouce et son index et sent les petites aspérités à sa surface. Il la tient ainsi en l’air et l’examine d’un œil, jadis expert, devant le ciel, le meilleur moyen pour jauger la qualité d’une bille. Il laisse échapper un «oh» de surprise lorsque la bille se confond parfaitement sur le bleu du ciel. Aurait-il arraché un bout du ciel, comme il avait voulu le faire, il n’aurait pas été aussi bleu que sa bille. Il contemple sa trouvaille. Il a du mal à exprimer ses impressions : il a l’impression qu’il fait rouler le ciel bleu entre ses doigts ; il a l’impression de toucher le ciel, d’en avoir dérobé un morceau dur, concret ; il a l’impression que la voûte au-dessus de lui est en fait un mur peint par le meilleur peintre de la terre ; il a l’impression, une fois détachée de la sphère bleutée du ciel, que sa bille est le trésor le plus rare et le plus précieux que sa main ait jamais touché, que main d’homme ait jamais convoité. D’une main tremblante, il glisse la bille dans la poche de son pantalon marron et rejoint ses «camarades» de classe.

Pauline
 
              Elle lance le livre à travers la chambre et atterri sur la pile de linge sale. Pourquoi «The horror! The horror!»? Kurtz le misérable parle-t-il de sa vie, parle-t-il de la rivière sans nom, de sa situation, de ce qu’il a fait ou vu, des noirs et de leurs coutumes, des blancs cupides et implacables et symboles du progrès ? Elle croit savoir pourquoi Marlow a menti, bien qu’elle ne sache pas encore de quels mots revêtir ses intuitions. Elle a lu d’autres romans de Conrad, mais celui-ci semble tout remettre en question, jusqu’aux fondements mêmes du roman et de l’expérience humaine. La deuxième de couverture indique «1999» griffonné au feutre, l’année où elle l’a acheté et où elle l’a lu. Presque quatre ans plus tard, c’est une totale redécouverte : la première fois, elle avait lu des mots, repéré des groupes de mots formant des phrases complexes ; elle ne se souvient pas avoir été transcendée par le roman, ni même qu’elle l’ait aimé. Pourtant cette relecture, que certains préconisent, acquiert une dimension existentielle.
 
               Pauline gît sur le sol, les bras étendus de chaque côté d’elle, et elle regarde le ciel par la fenêtre ouverte. Le soleil, s’il reparaît, dans quelques heures, se couchera ; qu’adviendra-t-il de ce ciel bleu si bleu ? Elle baille mais elle n’a pas sommeil. Le ciel bleu, par quelque magie, l’attire. Elle l’entendrait presque lui murmurer de suaves invitations à se perdre dans ses méandres que l’œil nu ne peut percevoir. Mais trop de questions volent dans sa tête. Elle se relève précipitamment et court à quatre pattes vers le livre. Elle envoie, par-dessus son épaule, les affaires par brassées derrière elle. Le livre apparaît enfin ; la page de garde est coupée en deux par le rayon de lumière oblique. Tétanisée, comme foudroyée, elle reste figée. Elle lâche les quelques affaires restées dans ses bras. Elle sait. Une bourrasque de vent soudaine traverse la chambre, fait danser les rideaux, balaye ses cheveux ondulés et repart au dehors – et le ciel au dehors est si bleu et si intense qu’on aurait l’impression que chaque chose en viendrait et y retournerait. C’est l’impression que lui a donné ce coup de vent ; il est venu et est reparti vers – dans – le ciel bleu si bleu. Hypnotisée, Pauline ne peut détacher ses yeux de la couverture. Elle sait. Le temps semble s’allonger, s’étirer à mesure qu’il passe. Sa vue se brouille, se trouble ; elle sait que si elle tente de se lever, elle va tituber et se faire mal en retombant. Elle se sent partir doucement, sa gorge se serre. Alors, sagement, obéissante, Pauline s’étend sur la couette et ramène ses jambes près de sa poitrine. Voilà une belle revanche de son organisme : elle n’a pas mangé de toute la journée et son corps, à cause du stress accumulé pour ce foutu exposé, croit qu’elle recommence ses conneries d’anorexique. Pourquoi n’a-t-elle pas mangé ? Elle a bien besoin de tomber dans les vapes maintenant. Quelques secondes plus tard, elle perd connaissance.
 

Olivier
             Olivier est de retour dans la rue de son collège. Comme son père ne se rappelait plus le chemin et que la rue était à sens unique, il n’avait pu le déposer directement devant. Néanmoins, il est un peu en avance. Ceux qui sont demi-pensionnaires jouent et crient dans la cour de graviers gris. Il reste un peu devant les grilles et lève les yeux au ciel. A chacune des extrémités de la rue s’agitent des formes, des ombres qui rejoignent lassement le temple de la connaissance. Le vent s’est levé de nouveau, il souffle cependant moins fort que ce matin ; c’est une brise très légère, presque imperceptible tant les feuilles des bouleaux semblent immobiles. Puis, tout d’un coup, il entend une respiration insistante juste à côté de lui. Il sursaute, il lui semble même avoir crié. Mais il n’y a personne. Furtivement, il jette un regard inquisiteur par-dessus son épaule, mais là encore, rien. Il jure pourtant avoir entendu quelqu’un respirer dans le creux de son oreille, comme lorsqu’il est sorti de chez lui. Deux fois qu’il sent quelqu’un par-dessus son épaule. Il n’est pas seul dans cette rue, quelqu’un lui joue un tour, et il n’aime pas qu’on se paie sa tête.
             Le misérable va souffrir, presque autant que lui parce qu’il recommence l’après-midi avec Anglais. Il déteste l’Anglais, il ne voit aucun intérêt dans cette langue que des barbares assoiffés de sang ont inventé, que des moines chauves ont utilisé et que des rois et des reines tyranniques utilisent toujours. Il se demande ce qu’ils vont faire aujourd’hui. Mince, s’il ferme les yeux, il peut sentir une présence à ses côtés. Quand il les rouvre, il n’y a rien, bien entendu. Il remet son cartable convenablement sur son dos, parce qu’une des bretelles mord dans sa peau laissée nue par sa chemise débraillée. Il passe les grilles du collège, pensif. Cette présence l’a surpris, mais quand il y pense, il ne la considère pas comme dangereuse. Du moins il pense.
 
                Du regard, il cherche les autres membres de son groupe qu’il se plaît à appeler son « Cartel », comme il l’a vu en Histoire avec les cartels de la drogue en Colombie et ailleurs, mais il ne sait plus où. Il ne voit personne qu’il voudrait voir volontiers à ses côtés, alors il décide de monter directement devant la salle, non pas parce que – et ce serait contraire à son éthique – il souhaite arriver le premier, mais parce que c’est contraire au règlement. Lui, Raquin, brave tous les interdits. Et puis, ce ciel bleu l’insupporte. Tout le monde a les yeux rivés à ce bout d’air stupide et sans intérêt. Il n’aime pas ce que les autres aiment et il s’en félicite. Il jette un coup d’œil sur la cour et parmi les vagues continues d’élèves criants, courants, gesticulants, jouant ou absorbés dans d’intenses conversations, il aperçoit le nain, Thomas-te. Il a une soudaine envie de « s’amuser » un peu, mais un peu plus loin, sur sa droite, il repère un pion qui fait sa ronde. Un autre patrouille près des toilettes, aucune chance donc. Il se dit qu’il ne paie rien pour attendre et qu’il le chopera à la sortie, rien ne presse.
 
            Volontairement – pour apaiser le feu de sa colère que la perspective manquée de rosser le nain a attisé – il passe dans une ronde de minuscules sixièmes, en bouscule quelques-uns qui tombent mollement à terre, et continue son chemin en écartant les épaules pour dissuader tout acte de rébellion. La tactique Olivier Raquin. Imparable. Pourtant, il sent bel et bien un souffle sur sa nuque. Soudain – et la sensation lui fait dresser les cheveux sur la tête – il sent une main empoigner son épaule et le force à se retourner.
 

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