Alice
Alice rêve.
Pierre
La fraîcheur dans l’église est presque insoutenable, chaque longue minute amène son cortège de frissons et de chair de poule ; les poils sur ses avant-bras sont continuellement redressés en une parodie de terreur. Dehors, les rayons bleus du ciel, visibles dans l’encadrement de la porte en bois massif, l’invitent à sortir se réchauffer doucement à leurs feux ; cependant, ceux qui filtrent au travers des vitraux multicolores l’enchante et le presse de rester, malgré le froid.
Il aime les églises par-dessus tous les autres édifices érigés de main d’homme: c’est celui qui marie le plus subtilement le sacré et l’humain, celui qui a la grâce ou sobre ou fastueuse, celui qui, à un moment donné de l’histoire, a su rassembler des génies, des artistes, des hommes pour élever l’œuvre à la sueur de leur front, au mépris de la gravité. Parfois au mépris des hommes-mêmes. Architecte par vocation et expert-assureur par nécessité, il voit les prouesses et les faiblesses, si minimes soient-elles. Pierre concède qu’on trouve majoritairement plus de prouesses dans les églises, et rarement, très rarement, d’erreurs – qui ne sont en générale pas entièrement dues à l’architecte et à ses ouvriers, mais à une reconstruction ou à un réaménagement dans un autre style. Depuis toujours il aime les vieilles pierres, les vieux bâtiments qui, lorsqu’on en franchit le seuil, sont tellement beaux que l’émotion vous noue la gorge et vous tire les larmes des yeux. Il n’en est pas de même avec cette église, ou du moins pas vue de l’extérieur. A première vue, en sortant de sa voiture, Pierre avait estimé cette église de campagne au XIVème siècle, mais elle avait un léger quelque chose d’ancien qui l’avait attiré. Une construction sobre, voire austère : une tour, au toit à quatre pans recouvert d’ardoise surplombant le transept dont les bras, minces et trapus, s’élèvent aux deux tiers pour venir frôler le bord de la toiture en double bâtière de la nef, en tuile de terre cuite, portant une flèche octogonale – le clocher – en ardoise.
Quelques tombes reposent en silence autour du chevet à cinq pans ; deux concessions de construction récentes, début du siècle sans aucun doute, se tiennent sur un carré d’herbe tondue de part et d’autre de la façade occidentale. Le corps de l’église est massif, presque replet compte tenu de sa longueur, une trentaine de mètres tout au plus, ce qui lui donne un aspect ramassé, comme si elle avait surgi d’un bloc du sol.
Il ne s’est pas donné la peine de compulser la plaque avec les détails concernant la bâtisse, il préfère constater par lui-même. Il a simplement saisi le nom : église St-Etienne. L’église Saint- Etienne de Dorceau. Deux heures de route l’avait amené dans l’Orne afin d’établir un devis pour une société de produits laitiers – leur laiterie, vétuste et sur le point d’être rénovée – avait complètement brûlé dans la nuit, à la suite d’un court-circuit dans la boîte de dérivation, selon les pompiers. Quarante-huit heures qu’il était là, à dormir à l’hôtel, à travailler avec les pompiers, à éviter les colonnes de fumée âcre qui prenaient à la gorge, à guetter les quelques braises ravivées par les tourbillons de vent, à tousser à chaque volute de cendres que ses pas soulevaient. Il avait dû se couvrir le visage de son mouchoir et enjamber les cadavres raides et calcinés – encore fumants – de plusieurs vaches avant de pouvoir dresser un premier bilan – lourd, très lourd. Il avait finalement quitté le couple de fermiers en pleurs – lui était au bord de la nausée depuis deux jours – et avait décidé de se changer les idées avant de rentrer. Il voulait voir de plus près cette église dont on ne voyait que le clocher de la route. Et maintenant il se trouve devant et il pense à son fils qui vient de naître et qu’il n’a pas encore vu. Il se souvient qu’on lui a demandé de sortir, il se souvient qu’il soupçonnait quelque chose mais que l’infirmière l’avait rassuré en lui disant que c’était uniquement par mesure d’hygiène. Et puis on l’avait bipé. À l’hôpital on lui avait dit que tout allait bien. Il ne resterait pas longtemps dans l’église, puis rentrerait au plus vite.
Le portail, enserré de voussures et surmonté d’une rose à huit lobes aux lignes dépouillées, est de bonne facture mais très simple dans sa réalisation et dans sa capacité d’ornementation. Pas même un narthex. Pierre se demande ce qu’un chevalier en quête d’un abri pour la nuit se dirait, en son for intérieur, en voyant une si modeste invitation au repos. Mais il n’est pas chevalier, il est expert-assureur, et tout expert-assureur de son siècle se doit de ne pas se faire chevalier d’un autre. Il ne doit servir aucune cause, politique ou religieuse, car ce n’est pas de la littérature : nous parlons de pierre, de mortier, de bois, de verre, de fer et de la maîtrise momentanée, peut-être heureuse, de chacun – et conjointement – de ces éléments. Parfois, aussi, nous parlons de sang à défaut de mortier. Par la suite l’église sert une cause, mais il faut bien faire la différence entre la Maison de Dieu, ceux qui en ont l’usage et ceux qui la construisent.
Il se dit apolitique et agnostique, mais il sait également que chaque homme possède une part cachée à lui-même. Il croit aussi que cette sombre région de l’âme est directement liée à celle des rêves, que les rêves en sont l’expression à la conscience. Toutes ces pensées volent dans son esprit alors qu’il franchit, presque à contrecœur, le seuil de la petite église.
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