Monday 22 February 2010

L'insouhaitable #8

Pauline
 
           Elle ne regarde pas son exposé, n’en revient toujours pas d’avoir paru aussi stupide. Néanmoins, le ciel bleu l’apaise. Jamais elle n’a vu de ciel aussi bleu, aussi attirant. A tout moment, il lui semble que le ciel va s’ouvrir, et que de la fente du firmament une main gigantesque et pâle se tendra vers elle, paume ouverte et doigts déployés en une frange majestueuse. Et qu’elle saisirait cette main. Elle sait que derrière le voile aveuglant de la lumière se dresse le cosmos, sombre et infini, constellé d’étoiles, de nébuleuses, de galaxies inexplorées et inexplorables, de trous noirs où tout se décompose et disparaît, où tout devient néant pour les siècles des siècles. Mais l’énigme éternelle de la création s’érige tel un obélisque dont le temps aurait effacé les votives inscriptions, une énigme aussi insondable, aussi inintelligible, aussi imprévisiblement perfide que les eaux troubles du Congo.
 
              Debout dans sa cuisine où chaque objet renvoie la teinte bleutée de la lumière, elle veut savoir ce qui se cache derrière le cœur des ténèbres de l’univers. Elle pense soudain à sa mère qui doit être en ce moment sur le marché aux fleurs, à hésiter sur tel ou tel bouquet qui conviendrait mieux à l’occasion de ce soir ; peut-être que, si elle se dépêche, elle peut l’y rejoindre. Ses yeux cherchent l’horloge : elle a une heure pour manger et aller au collège pionner les petits morveux. Trop juste, étant donné qu’il lui reste le dernier chapitre à lire. Tant pis, elle lui parlerait ce soir, à l’anniversaire de son père. Elle réprime une moue de dégoût à l’idée de devoir assumer, une demi-journée de plus, ses fonctions de pionne dans ce collège de bourges. Nerveusement, elle rassemble ses affaires et ses esprits.


Thomas
 
                Il décolle son oreille du bois de la porte et regarde une dernière fois ce ciel qui le fascine et qu’il redoute pour une raison x ou y, x étant l’absence d’oiseaux, de nuages et, si l’on n’y prend pas gare, de soleil, et y étant le caractère oppressant ou plutôt la sensation d’écrasement que l’on ressent comme lorsqu’on regarde les flèches de la cathédrale et que les nuages passant là-haut vous donne l’impression qu’elles vont vous tomber dessus. Il a même du mal à détacher ses yeux du spectacle magnifique ; il a pourtant hâte de rentrer à l’abri sous le toit, à l’intérieur des murs de sa maison. Il en oublie même que, quelques minutes plus tôt, il a souhaité faire rire avec chacun de ses mots.


André
 
            André regarde Jeanne garer la voiture devant le portail, envisageant ainsi de repartir plus tard cet après-midi. Elle n’est pas non plus accompagnée de leur fille quand elle rentre, une composition florale reposant mollement dans le creux de son bras. Soudain André se sent seul, abandonné ; il aurait aimé voir sa fille qui le fuit. Debout devant la fenêtre de la cuisine, il contemple avec mélancolie l’orbe bleu chatoyant suspendu à son zénith. A cet instant, s’il fermait les yeux, il verrait le cours sinueux d’un long fleuve brun serpenter dans une forêt vierge fardée d’incantations secrètes, il verrait d’étroites barques affronter les méandres fourbes dans lesquels reposent les squelettes d’aventuriers aux noms depuis longtemps oubliés, il verrait une voix s’élever dans l’air dense et moite et danser parmi des esprits vieux de dix mille ans au rythme mesuré d’un tambour de guerre. Mais il ne ferme pas les yeux, il affronte en sourcillant à peine les rais brûlant du ciel, apparemment sans se souvenir qu’il y ait jamais eu de soleil.
 
               Il entend la porte d’entrée s’ouvrir et sa femme l’appeler. Il sait que sa femme s’appelle Jeanne mais, pendant un court instant, il ne s’en souvient plus. Il détache ses yeux meurtris du disque bleu et, à bout de souffle une fois de plus, il passe sa main sur son visage aux traits tirés. André fait quelques pas dans la cuisine en direction de la porte mais les forces lui manquent, l’effort à fournir est trop grand. Il tire bruyamment une chaise vers lui et s’assoit pesamment dessus. De nouveau, il passe sa main sur son visage. Son cœur bat la chamade, comme s’il avait fui pendant des heures dans une jungle hostile. Sa femme, les bras chargés de fleurs et de courses, entre dans la cuisine le sourire aux lèvres. Ce sourire s’évanouit aussitôt qu’elle voit André assis, amorphe, vieilli de centaines d’années en quelques heures, ressemblant à ces statues indiennes qui lui faisaient toujours froid dans le dos lorsqu’elle voyait un reportage à la télévision. Elle se rend compte que son mari ne s’est pas aperçu de sa présence car elle l’entend murmurer, mais seules des bribes effilochées dénuées de sens lui parviennent.


Pierre
 
            L’intérieur contraste tellement avec l’extérieur qu’il en est abasourdi. La fraîcheur est prenante, pénètre par chaque ouverture de sa chemise. Il fait sombre aussi. Ce qui le frappe le plus est le fait que l’intérieur semble proportionnellement plus grand que ce que l’extérieur laisse présager. Une série de six piliers soutient une voûte en moellons située à une dizaine de mètres à peine du sol carrelé. Les piliers sont ronds, énormes et paraissent s’enfoncer profondément dans les carreaux usés du sol et de la voûte de l’église ; la voûte est constituée de petites pierres finement taillées dans lesquelles Pierre croit voir un ordre obscur. Le niveau du sol est inégal, comme si en dessous le calcaire s’était effondré, emportant avec lui le fondement de l’église.
 
            Alors que ses yeux s’accoutument à la pénombre, cette idée s’échappe. Il avance le long de la nef, par le vaisseau central, en direction du chœur à la croisée du transept. Les vitraux laissent filtrer une lumière douce et immobile dans l’église désertée, mais pour l’instant Pierre ne voit rien d’autre que l’omphalos et croit sentir les larmes humecter ses yeux alors qu’elles coulent déjà le long de ses joues. De prime abord, il a du réviser son jugement et replacer la construction de l’église au XIIème siècle, étant donné l’emplacement des piliers, leurs formes, la voûte en berceau rudimentaire mais magnifiquement exécutée, la taille du chœur et des bas-côtés. Mais l’omphalos, l’omphalos ! Il tient un exemple rare d’omphalos invisible à l’œil nu, un de ceux que seul l’œil aguerri de l’architecte ne peut que percevoir tant il fait partie intégrante de l’église, de l’air même stagnant dans l’église.
 
            Pierre lève les yeux car il ne les croit pas, mais au-dessus du chœur une voûte sur croisée d’ogives entaille le dôme intérieur de la tour. Il se sent vaciller dans le défilé coloré des éclairs des vitraux, se retourne vers le portail et dans un maelström de clair et d’obscur tombe lourdement sur le sol, inconscient.

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