Wednesday 14 November 2007

Opus #9

13 décembre,

L’assassinat tombe sous le sens. Nous passons un tiers de notre vie à dormir, un tiers à travailler et le dernier à essayer de ne pas trop penser aux deux autres, à essayer de vivre. A s’occuper comme on peut. La majorité vivote, avance tant bien que mal parce qu’il faut bien avancer. L’assassinat vient déranger tout cela, vient mettre du piment dans la nourriture du quotidien. Un accident de voiture, de train, de vélo ; une attaque cardiaque ; un tueur en série ; un crime passionnel ; une explosion de gaz ; une tempête, une inondation, un tremblement de terre. D’accord, on se dit, il y a une probabilité parce qu’il y a toujours une probabilité que cela arrive, même infime. Mais un assassin qui court les rues. Qui a déjà fait des dizaines de victimes aux quatre coins de la France. Ce n’est plus la même équation. La probabilité est exponentielle. Les experts pourraient dire que ce ne sont pas quelques dizaines de personnes sur un total de plusieurs dizaines de millions qui crée une différence notable. Qu’en plus à mesure que le nombre de victimes augmente la probabilité d’être pris augmente pluri-exponentiellement. Tout ceci n’est rien moins qu’un processus stochastique, qu’un processus aléatoire. On peut quantifier l’incertain. La théorie des probabilités a été créée dans ce but. On peut prédire, non pas l’avenir mais l’existence d’un événement ou d’un objet, objet étant à prendre dans le sens le plus large qui soit. Il n'y a rien de moins tangible qu'un assassin et le processus de dynamisation qu'il enclenche, par la peur et un simple changement du calcul des probabilités. Lorsqu’un assassin prend en main une société, il la dynamise, il la met en exergue. Ses composantes ressentent le besoin de vivre avec plus d’intensité ; il y a un mouvement de masse alors qu’elles resserrent les rangs, parce qu’elles ont peur. Elles renouent le contact avec leurs proches, leurs amis, leurs collègues. Avec cette épée de Damoclès au-dessus de la nuque, on se sent pousser des ailes, bizarrement. Les langues se délient. L’assassin est donc le gardien des fondements de toute la société, de tout ce qui est humain dans l’homme. Il est le catalyseur de vie et de mort. L’assassin que je suis, contrairement à la masse des serial killers, sait qu’il peut être pris à tout moment, que ses plans, aussi élaborés soient-ils, peuvent être déjoués ; que son hasard, aussi chanceux soit-il, peut être décodé ; qu’un jour, peut-être, il devra répondre de ses assassinats, de son œuvre. Je suis partagé entre le frisson de ne jamais être découvert et, comme tout bon assassin, rester dans l’ombre qui l’a vu naître, et le frisson d’être percé à jour et de devoir expliquer, analyser, déchiffrer mon ouvrage avec la société qui m’a vu naître et qui m’a formé.

Voilà huit jours que je n’ai pas tué, et je commence à avoir des fourmis dans les doigts.

Tuesday 13 November 2007

Opus #8

12 décembre,

[Tout avait changé ce fameux soir. Son premier enfant. Il avait bien failli tout compromettre. Son grand plan et tout le reste. Il avait pris peur en voyant cette innocence dans les yeux du jeune garçon. Auparavant, même deux secondes avant d’empoigner cette gorge fraîche qui lui faisait envie, il ne savait pas ce qu’il allait devoir tuer. Ce soir-là, il n’avait pas assassiné par plaisir, mais par crainte, par peur, par instinct de conservation. L’enfant n’avait pas crié, n’avait pas émis le moindre son. Il l’avait suivi sans mot dire, docilement. Il avait vu le couteau et alors l’enfant s’était un peu débattu, mais sans plus de conviction. Peut-être se sentait-il déjà impuissant. Il s’était accroupi pour regarder ce visage rond et poupin droit dans les yeux alors que la vie le quitterait – il aimait déjà à faire cela – mais une fois à genoux il avait vu cette chose qui lui avait fait dresser les poils sur les avant-bras et la nuque. Il ne s’était pas attendu à voir cela, lui qui d’habitude buvait la peur, l’angoisse, l’agonie comme on se délecte d’un vin liquoreux. Il avait eu à assassiner l’innocence, purement et simplement. Il avait hésité, l’enfant l’avait senti ; mais à trop repousser l’échéance, il était tombé nez à nez avec un passant, les mains et les chaussures couvertes de sang. Il n’avait dû sa survie qu’à son instinct. Aurait-il réfléchi, il serait derrière des barreaux à l’heure actuelle.]

Je me souviens bien de cet enfant, de ses traits ; il m’arrive de les revoir en rêve, rêve dans lequel se mêle l’appréhension, la colère et un frisson dont je ne saurai dire s’il est de culpabilité ou de plaisir. J’y repense souvent, également. A l’époque cet épisode m’avait beaucoup affecté et j’avais écrit ceci : « Non, non, non. Tout cela me déplaît. Il n’y a pas d’ordre, pas de méthode. Cela a tout d’une boucherie sans nom, d’un effroyable gâchis et pas d’un grand œuvre dédié à l’homme et aux générations futures. Je suis méthodique, cartésien ; le parangon de ma patrie. Je me dois de le prouver à la postérité pour qu’elle puisse apposer un nom à mon ouvrage. Dorénavant, je serai minutieux dans mon hygiène, soucieux dans mon éthique. Si je dois à l’instar d’Hérode être sis sur une montagne de cadavres, que cela soit un trône, un monument duquel je contemplerai le monde à mes pieds, puissant et fier, une mer de sang fumant et emplissant l’air de ses effluves de Styx, comme un brouillard assassin. »

A présent, bien des choses ont changé. Il avait fallu une première fois, durant laquelle il avait – il devait bien l’admettre – perdu ses moyens. A présent, il prenait plaisir à étouffer cette innocence, à la regarder périr entre ses doigts, se débattre, murmurer du bout de ses lèvres cyanosées. Il avait, ce soir-là, ajouté la cruauté à la méthode. Il avait franchi une nouvelle étape dans son achèvement personnel, il se rapprochait du but inavoué, celui vers lequel tout assassin tendait mais n’avait encore atteint. Lui, bien loin de tomber dans la folie, le plagiat ou l’anonymat, réussirait.

Monday 12 November 2007

Opus #7

11 décembre,

Ah, que j’aime relire ces passages, quand tout était beau.

« Le plus dur est fait. Ce soir est un grand soir. Les choses changent, je change. Les perspectives sont différentes. Avant que de la porter, on ignore qu’une jambe pèse autant que cela. Qu’un corps puisse contenir autant de litres de sang, autant de mètres d’entrailles. Que les os sont aussi durs que de la pierre, qu’un tendon est pire à trancher qu’une corde mouillée. Qu’il faut plus de quatre heures pour creuser un trou assez profond – i.e. plus de deux mètres – pour enterrer un cadavre (n.b. afin d’éviter que le premier chien errant ne vienne malencontreusement l’exhumer) Mon Dieu que le corps humain est une machine incroyable.

Tout était parfaitement calculé. Je m’étais posté au coin de la rue Gambetta, et elle est arrivée à 21h35, comme à son habitude. Je pensais bredouiller en l’abordant mais penses-tu, j’étais confiant, presque sûr de moi. Elle cherchait ses clefs dans son sac. Je me suis excusé, tout penaud de la déranger mais ma voiture – elle a sursauté. C’est elle qui m’a fichu la frousse. Je n’osais pas regarder si cette cruche avait alerté un voisin, un passant. Elle m’a reconnu après un temps et un pas en arrière. Elle a prétexté la lumière du réverbère. Ma voiture est en panne et il n’y plus de bottin dans la cabine au coin et – pourquoi ne pas faire le numéro des renseignements ? – Ah, je n’y avais pas pensé…j’avais pensé faire un petit coucou en passant mais vous venez à peine de rentrer du travail sûrement, je vais…Non, non, je m’excuse de vous avoir importunée. Bon, je vous remercie. Un seul coup de fil et je prends mes jambes à mon cou, promis. »

[Ce qui avait suivi lui donnait encore la chair de poule, de joie, de contentement, de satisfaction.]

Friday 9 November 2007

Assassin #6

10 décembre,

La lassitude parfois de n’arriver à rien. A ne rien écrire, à ne pas réussir. J’aime les mots, je les connais ; j’ai l’histoire, je la maîtrise. Mais il manque toujours un petit quelque chose qui fait pourtant tout. On n’accroche pas à l’histoire. Ça ne sert à rien d’écrire. Je me console avec un peu de poésie, elle ne risque pas d’être publiée. Mais les romans. Une vraie chienlit. Plus envie d’écrire que d’écrire quelque chose dont les gens vont penser que c’est une belle merde. On veut terriblement mais on ne peut pas. Parfois le mot juste – cette épiphanie singulière de l’écrivain qui se dit : « C’est exactement le mot que je veux ; la phrase que je devais écrire » – même ce mot juste me fait douter : moi, je le trouve juste, mais ai-je amené le lecteur à considérer ce mot, ce passage, comme le bon ? Au moins avec le sang on n’a pas ce problème. On assassine et quelque soit la méthode on a l’ivresse.

Thursday 8 November 2007

Assassin #5

9 décembre,

Je suis cantonnier. Les gens dans la rue ne me voient pas. Ils détournent le regard ou m’ignorent complètement. Ils rejettent tout ce qui ne leur ressemble pas, loin d’eux. Je ramasse les fèces de leur chien, je nettoie les caniveaux des feuilles mortes, des rats au ventre gonflé, des oiseaux écrasés, les vomis dominicaux sur les trottoirs. J’ai un balai entre les mains et j’aime faire des pauses qu’ils se complaisent à appeler « syndicales » pour aller boire un ballon de vin rouge au bistrot du coin. J’ai le teint aviné et je n’ai pas besoin de gants l’hiver parce l’alcool tient chaud. Je vis vieux parce que l’alcool préserve. Je vis dans un misérable logement de bonne sous des combles insalubres parce que mon misérable émolument ne peut me donner mieux et le fait que je n’ai pas fait d’étude me donne le droit de ne rien dire, de ne pas me plaindre. La société est déjà assez bonne de me donner un emploi et un toit. Assez bonne de m’héberger en son giron compatissant mais limité. De travailler pour me sustenter. La société ne peut rien faire de plus que de passer son chemin. Après tout, il n’y a pas qu’un cantonnier sur terre. Qui se ressemble s’assemble. On a mis l’eugénisme au ban de la société alors qu’elle le pratique couramment et sans remords. On ne m’a jamais appris à lire. Je ne sais pas me comporter en société. Je rote, je pète. Je me lave quand j’ai le temps, quand j’arrive à sortir suffisamment de ma léthargie éthérée pour aller justifier le maigre salaire que la société a consenti à me donner. Nombre de mes compatriotes se sont passés la corde au cou, pour le plus grand désintéressement de la population, pour le très bref désoeuvrement de la mairie. Personne n’est irremplaçable. Je prouve au monde que justement si. Que je m’éduque en autodidacte parce que je n’ai pas eu l’opportunité de le faire plus tôt. Que je connais plus de choses sur les anciennes civilisations que l’idiot moyen qui foule le petit tas de poussières sur le trottoir que je balaie. Que je sais lire le grec et le latin. Que je peux parler plus de six langues. Que je connais chaque partie du corps humain, peut-être aussi bien qu’un chirurgien. Que je reconnais une œuvre musicale classique dès les cinq premières notes. Que je connais mes peintres. Mes auteurs. Que je possède plus de deux mille livres dans le gourbi dans lequel je traîne ma pauvre carcasse. Deux mille livres lus. Et desquels je me souviens. Que je hais la plupart des êtres humains dont je croise le chemin. Que je suis capable de vider un gros porc de ses sept litres de sang en moins de vingt minutes. Que je suis capable d’étrangler une personne en moins de sept secondes sans qu’elle puisse émettre le moindre son, pas même le plus léger gargouillis. Que je peux dépecer un homme dans un parc un dimanche après-midi en moins de trente minutes sans que personne ne remarque quoi que ce soit, surtout pas son enfant qui est en train de jouer six mètres plus loin sur une balançoire. Que je suis assez lucide pour voir que ce que je fais est qualifié de monstrueux et de barbare par la plèbe sans pour autant être condamné par le reste de la planète en temps de guerre. On a parlé de moi, certes, à plusieurs reprises et assez violemment dans les bars et autres échoppes de la ville et je suppose également à travers le pays, mais rien ne transparaît à l’échelle mondiale. Les familles sont émues mais ne cherchent pas à se venger par leurs propres moyens. Gilgàmesh n’aurait jamais laissé les choses se passer ainsi. Ni Hector ni Médée. Il n’y a bien qu’un universitaire dégarni et gâteux pour s’extasier devant un jeu de mot tel que un coup de dé jamais n’abolira le hasard. Le hasard est justement le jeu de dé. Et je joue au dé avec chacune de mes victimes.

Wednesday 7 November 2007

Location unknown

To be or not to be, that is the question...

Assassin # 4

8 décembre,

Le poète doit agir parce que l’homme agit sur le monde qui l’entoure. Il ne sert à rien d’avoir inventé des mots pour les laisser tomber ensuite. Ceux qui ont fait ça ignorent ce qu’est une patrie, complètement. Ils ne savent pas ce qu’être homme a pu signifier dans une ère où l’homme avait la place de subalterne et de maître. Il maîtrisait tout et ne maîtrisait rien. Il avait encore peur. Et s’intéressait à tout avec l’ingénuité d’un enfant. Il ne dédaignait rien. Pas même ce qui n’était que périphérique à sa vie. Il travaillait et donnait tout son sens à cet aphorisme de Saint-exupéry qui résonne comme une sentence: "La grandeur d'un métier est avant tout d'unir les hommes ; il n'est qu'un luxe véritable et c'est celui des relations humaines." Nous existions parce que nous nous serrions les coudes.

Assassin #3

7 décembre,

On ne parle même plus de vous dans les journaux. Peut-être que la police cherche à faire croire au meurtrier que je suis que plus personne ne le recherche. Banal ne veut pas dire que je ne prenne plus mes précautions, je les ai toujours prises, ce n’est pas maintenant que je vais me trahir. On pensait que même les journaux à scandale avec leurs mots sirupeux et aguicheurs tiendraient la distance, même pas. On a fait la une pendant quelques temps et puis on s’est lassés de mes corps, de mes œuvres à cœur ouvert. On n’a plus trouvé cela beau, on a trouvé cela morbide et le mot m’allait bien mais il avait un goût de défaite dans la bouche alors j’ai laissé tomber cette voie-là et j’ai continué avec une perspective artistique cette fois. Mes poèmes prenaient de belles envolées et tout tendait à ce que je réussisse à trouver ce que je cherche désespérément mais tout est tombé à l’eau quand ils m’ont dit avoir trouvé une empreinte partielle. Mais je n’ai mordu à cet hameçon que deux jours. Deux jours durant lesquels j’ai bien failli me compromettre à plusieurs reprises. Je suis même retourné sur les lieux pour demander aux badauds ce que les policiers avaient trouvé en essayant de ne pas attirer les soupçons. Un peu plus et ils me demandaient à prélever un échantillon de salive. De salive. Mon cœur battait à tout rompre et j’ai manqué m’évanouir mais j’ai réalisé quelque chose que je n’avais pas vu jusqu’alors : j’aimais le risque. Le frisson qui vous parcourt l’échine alors que vous découpez un foie et qu’il ne vous reste plus que le cœur. Que quelqu’un vous surprenne pendant l’acte. Et puis un jour il faudra bien que je me fasse prendre ou alors que je me rende pour trouver alors les mots avec les gens de justice et une nation entière qui ne comprendra pas. Nous comprendrons ensemble. Nous trouverons les mots ensemble, nous les inventerons s’il le faut. Nous laisserons de côté ceux qui fleurent trop la banalité et nous en déterrerons des âges immémoriaux, ceux qui servirent jadis à éventrer les troyens ou les spartes, ceux qui servirent à fonder le monde et le valhallah.

Thursday 1 November 2007

Assassin #2

6 décembre,

La texture râpeuse de mots, rêche ou parfois douce, m’est perdue. Je ne saurai prédire l’avenir, savoir si ce goût perdu reviendra. Je dois vivre, à la place, avec le goût du sang. Il y a beaucoup de mots qui décrivent le goût du sang : chaud et liquoreux, excitant parce qu’il a le goût de l’interdit, amer parfois, sucré selon, entêtant, puissant, galvanisant. Ce goût m’est venu comme par hasard, par instinct presque. Oui, j’ai tué. Tué parce que j’étais déjà en train de perdre le goût des mots et je pensais, à tort, que tuer me redonnerait le goût de vivre, de communiquer, de parler et de ressentir. Tuer ne m’a jamais apporté que des soucis. Ce n’est que des embêtements à répétition et desquels on ne se sort pas. Se débarrasser d’un corps devient vite une corvée, le meurtre perd de son attrait, peu à peu, corps après corps. Peu à peu on perd le goût des mots dans le goût âcre du sang, on ne cherche plus qu’un échappatoire qui nous échappe de plus en plus sans qu’on y puisse rien faire et on se sent perdu, de plus en plus perdu, loin de tout déjà et s’éloignant à mesure que l’on tue, et les corps finissent par se ressembler et on finit par tuer par habitude et puis on se ressaisit et on se dit qu’on ne tuera plus et puis on finit par tomber sur un corps qui a toute la vigueur du monde et on finit par succomber à la tentation et on a déjà du sang jusqu’aux coudes avant de réaliser qu’on a recommencé à tuer. Il ne faut jamais commencer à tuer, on ne s’arrête plus ensuite. La salive finit par prendre la texture du sang, puis son goût, puis on l’a dans la bouche du matin au soir et la nuit aussi quand un klaxon vous réveille en sursaut et on finit par s’en lasser et par ne plus y faire attention et ça devient banal. C’est à cela que je veux en venir. Les mots à l'instar du sang se perdent dans l’océan du banal, du quotidien, du trivial qui laisse des traces de boue sur nos paillassons les jours de pluie. C’est lorsqu’il n’y a plus rien à ajouter que cela devient dramatique.

Wednesday 31 October 2007

Assassin #1

5 décembre,

Le goût des mots perdu dans ma bouche. La déception est par trop amère, agit comme un froid sibérien sur mes papilles. Anesthésié. Rien de personnel là-dedans. Dit-on. Libellule. Le chant des libellules. Ça me faisait presque pleurer tellement c’est beau. Pas parce que c’est moi qui l’avais écrit. Mais parce que c’était, parce que le mot existait, parce qu’il avait une musique particulière à mes oreilles, à mes sens. J’avais des réactions épidermiques avec des mots. Dyspraxie me filait la chair de poule. Alors qu’hécatombe me faisait rêver. Raspoutitsa était magnifique. Idiot me faisait rire. Idée me laissait sur ma faim. J’attendais toujours la suite qui évidemment ne venait jamais. Idée…sa, me, quelque chose quoi. On pourrait dire, oh Dieu, bien des choses en somme. Eh bien non, on ne pouvait pas dire grand-chose de plus qu’idée de peur de ne pas être compris. Idée en verlan ne ressemble plus à rien. En revanche idea en anglais me rassasiait. Je reconnais sans honte que j’aimais les mots longs, compliqués, goûtus. Avec du corps, que l’on pourrait presque palper, humer, sentir. La monosyllabique haine m’emplissait d’un sentiment de grandeur incroyable. Légion ne revenait pas à dire libellule même s’il me faisait pleurer. "Parce que mon nom est Légion". Tellement de choses derrière. Hubris. Ubiquité. Nyctalope. Meurtre.

Le chemin des albatros

Longtemps j’ai contemplé la carène blanche des albatros
Sillonner de leurs amples voilures les flots écumeux du ciel.
Longtemps j’ai écouté le chant des phares éclairer l’obscurité des parallèles.
Nous sommes les œuvres vives de la mer voguant nuit et jour dans les brumes et les vents.
Longtemps j’ai cru que les routes des astrolabes amèneraient à des oasis de savoir.
Longtemps j’ai vu les conquistadors tracer dans la cendre un mot de leur doigt
Effilé comme un squelette épelant la mort implacable et justifiable,
Garant d’une pérennité à claire-voix.
Longtemps j'ai regardé devant moi l'horizon des possibles.
Longtemps de lourds nuages noirs menaçants barraient la route.
Nous sommes nés marcheurs mais préférons le calme des plaines
Aux arêtes rugueuses des montagnes.
Le guet apparaît plus aisé et rassurant que la rivière, et pourtant
Nous nous noyons dans un verre d'eau.
Alors la carlingue plumée des albatros rainuraient les nues
Sans autre volonté que de montrer la voie.
Et les doigts grisés de cendres étendus désignaient les oiseaux,
Les abattant du même coup.

Il était là, il est venu

« Hāfiz du savoir du monde, venu du grand Shēol, il est venu. » Il pleure. A genoux, les décombres écorchant ses jambes ; une épaisse poussière le recouvre de la tête aux pieds. Et ses larmes creusent deux sillons de malheur sur ses joues blanchies. « Il était là. » On apprend à se caparaçonner contre la tristesse quand on est à sa recherche. Quand on le traque. Sans relâche. On en oublie le boire et le dormir. On va là où il est, mais il n’est déjà plus là. On a des photos cornées, floues, prises par un amateur, une silhouette dans la nuit, achetées à prix d’or sous le manteau ; on montre aux gens qui hochent vivement la tête et sans hésiter reconnaissent ce que l’on croit n’être qu’un mirage et pointent un doigt tremblant vers l’horizon. Avec le temps on comprend un peu le langage du pays. « Il était là. » « Il est venu. » Ce malheureux n’échappe pas à la règle. Je me retourne ; le village n’est qu’un amas de ruines branlantes. Comme après un séisme, mais un séisme incommensurable sur l’échelle des hommes. Les seules habitations qui ont échappées aux flammes ont vomi leur mobilier et les fenêtres béantes n’ouvrent que sur l’obscurité de murs mis à nu. Voilà son œuvre.

« Cюдá ! Cюдá ! »

Tout le monde accourt. Une autre de ses œuvres. A nos pieds, dans un fossé creusé à même un cratère d’obus, gisent pêle-mêle des cadavres par dizaines. Tous nus, décharnés ; mutilés pour certains. La mort leur a apposé un rictus de douleur que le corps, à jamais figé dans sa physicalité – dans des postures de pantins désarticulés jetés avec une négligence travaillée – conservera jusque dans la putréfaction. On prend une série de photos, une de plus. Et on marche plus à l’Est. Semblable à une dépression atmosphérique, il a tourné sur lui-même et s’enroule ainsi vers l’Est, courbant sa trajectoire et les échines des hommes. Il vole, rapine, viole, brûle prostitue, massacre, torture, mutile, destitue. Il est venu. Il a tué. Il contrôle. Et je le cherche, comme d’autres.

De retour à un hôtel bombardé, aux murs soutenus par des étais de fortune, on passe un ou deux coups de fil qui passent, ne passent pas, on se renseigne avec les moyens du bord. Oui, il est plus à l’Est. Demain, peut-être, aura-t-on de la chance. On écrit une ou deux feuilles qu’on faxera quand on pourra. On vérifie son matériel, la batterie de l’appareil – le nombre de « shots » dispos sur la carte mémoire. Tout est OK. L’ère numérique n’a pas que du bon. L’électronique qui fait fonctionner mon appareil photo est sensiblement le même que celui qui dirige un missile. Voir son visage. Juste une fois, c’est tout ce que je demande. Savoir. Celui qu’on cherche depuis tant de temps. Autant de gens ne peuvent avoir tort.

Lendemain. La route vers les montagnes de W– est truffée de nids de poule. Nous sommes en tête de colonne. Tout en roulant, je prends quelques shots de maisons délabrées et des tombes de fortune qui les accompagnent, quand ce n’est pas de la terre simplement jetée à même la dépouille. Non, on n’a pas le temps de s’arrêter. Les casques bleus qui m’ont fait la faveur du transport sont nerveux. Le rendez-vous est pris aux pieds de la montagne. Cette nuit il a encore frappé. Le village, déserté par les hommes partis guerroyer, habité uniquement par des femmes et des enfants, a souffert le martyre, paraît-il. Le blindé halte. Un homme gesticule au milieu de la route, boîte en notre direction, hurle quelque chose d’une voix qui a trop hurlé.

« Il dit qu’il faut le sauver des griffes de la mort, » interprète un gradé.

« Il est là ? » La question est sortie, malgré moi.

« Non, et c’est pas aujourd’hui que vous le verrez, » « ni demain d’ailleurs, » ajoute-t-il. On verra ça. On repart. L’ordre a été donné par radio aux blindés derrière de s’occuper du malheureux errant. Combien rentrent pour retrouver une maison détruite, une famille décimée, humiliée ? Combien repartent alors se battre la rage au ventre ?

Une heure se passe. Un soldat en face de moi s’assoupit. L’atmosphère dense et confinée. Sa tête ballotte au gré des soubresauts du blindé. Il lutte contre le sommeil, en vain. De temps à autre un message radio grésillant à tout rompre dans la coque de métal blindée nous surprend, nous fait sursauter. Mais « R.A.S. » est l’unique réponse de ces soixante dernières minutes. Tous ici, sans exception, nous avons tous une famille qui nous attend là-bas, dans un pays où la paix règne ; le soldat devant moi ouvre les yeux. Un nid de poule trop profond, sans doute. Le conducteur doit lui aussi céder à la tentation de fermer les paupières, pour une seconde, pas plus. Le soldat a l’air surpris. Il me regarde, comme me questionnant. Je lui souris et, tous deux ballottés comme des pantins, je lui demande depuis combien de temps il est là. Mais aucun son ne sort de ma bouche. Je viens de sentir ce qui l’a sorti de son sommeil. Je sens mon sourire disparaître peu à peu, ma peau se détendre peu à peu. Une vibration qui s’estompe en un instant en fourmillant le long des jambes. Je scrute l’arrière du blindé et quatre paires d’yeux me fixent. Tout le monde est tendu, les mains crispées sur la crosse du fusil. L’un des regards tombe plus bas sur moi, je le suis. Mes mains ont enserré l’appareil photo ; les articulations blanchissent sous la pression. Echange de sourires tendus. La voix du Capitaine résonne un instant. « Colonne de fumée à 11h. Deux secousses – trois secousses – sûrement des tirs de mortiers. Déploiement. »

La tension monte d’un cran. Je sens les gouttes de transpiration couler dans mon dos. Nous avons tous les yeux rivés au-delà du pare-brise.

« Ralentis un peu. » Pourquoi ralentir ? S’il est là, autant y aller. J’en ai marre de le rater.

« Merde, j’aime pas ça. Arrête-toi. » Mais pour–« Arrête-toi ! » Le sixième sens du Capitaine ne nous a pas sauvé la vie, parce que l’obus tombe à cinquante mètres à peine de la route, mais il nous a épargné une belle frayeur.

« Colonne, stop ! Je répète : Tout le monde s’arrête jusqu’à nouvel ordre ! » Mon cœur bat la chamade. Je déteste l’attente, surtout quand rien ne vient. Car rien ne vient. Un obus perdu, sans doute. Mais le Capitaine ne montre aucun signe d’aller plus avant. Tout le monde semble partager son point de vue. La colonne de fumée, noire et épaisse et menaçante, est tout juste à un kilomètre, deux tout au plus, de notre position. Je ne suis pas soldat. Le sentiment de sécurité qu’ils me procurent doit être pesé à l’aune de l’information.

« Capitaine, je demande la permission de continuer à pied si vous comptez rester ici.

_ Vous voyez juste : nous allons rester ici. Mais vous n’avez nulle permission ou ordre à recevoir de ma part : vous êtes civil.

_ Merci, Capitaine –

_ Par contre, si j’étais vous j’y renoncerai.

_ Et pourquoi ?

_ Parce qu’il est là-bas, et vous vous en doutez autant que moi.

_ C’est pour cela que je suis ici.

_ Votre mission n’est-elle pas d’informer le reste du monde de la situation, et objectivement de ne pas y laisser votre peau ?

_ Bien sûr, Capitaine, mais le démasquer aidera le monde à mieux comprendre, afin d’éviter –

_ Vous ne pourrez jamais l’empêcher de recommencer. Tant que l’homme existera, il existera. Abandonnez vos illusions. Vous qui sortez, laissez toute espérance.

_ Merci du conseil.

_ Libre à vous. Ouvrez-lui la porte, surveillez les ouvertures. » « Bonne chance. » Sans un regard je quitte le blindé. Je sais que des dizaines de paires d’yeux incrédules m’observent de la colonne. Qu’ils aillent au diable. Je vérifie les sangles de mon sac à dos en tirant dessus. Tout est OK. L’appareil est prêt. Je m’élance, courant en zigzaguant sur la plaine, plié en deux. Je m’allonge parfois à plat ventre, soudainement. Je sais que j’ai l’air ridicule et qu’on doit bien se payer ma tête avec des jumelles quelques centaines de mètres derrière moi. Mais du camion on ne sentait pas l’odeur de chair brûlée. Bon Dieu, ça pique la gorge. Ça doit être un véritable carnage. Je m’avance encore. L’odeur est quasi-insupportable. Je ne suis plus qu’à une centaine de mètres quand un obus siffle dangereusement dans l’air. Instinctivement, j’attends un instant ; le sifflement se rapproche. Je cours et plonge sur ma gauche. L’obus éclate où je me trouvais trois secondes plus tôt. Il avait mon nom et mon adresse dessus, celui-là. La terre retombe en grosse pluie de poussière sur un large diamètre. Je me secoue, vérifie que l’appareil n’a rien. J’entends des mitraillettes, des cris, des explosions. Je me relève, toujours courbé mais un hurlement me pétrifie sur place.

« OH здесь ! OH здесь ! OH здесь ! » répété à l’infini par une femme enveloppée dans une robe de flammes. Elle court dans ma direction. Sa litanie déchire la plaine. Un frisson me parcoure le corps. Elle se débat contre les langues de feu qui consument ses vêtements, embrasent ses cheveux. Je suis encore accroupi. Une petite butte de terre, à quelques pas, cache une partie du village à ma vue. La pauvre femme se tord comme elle peut, hurle à pleins poumons. « OH здесь ! » J’hésite à sortir de ma position, à aller aider cette femme qui mourra quoi que je fasse, je n’ai qu’une petite gourde d’eau. Où est mon humanité ? Une rafale de mitraillette retentit. Au ralenti, la femme se penche, torche humaine, comme si elle voulait ramasser quelque objet tombé au sol, trébuche, tombe, roule et son manteau de flamme l’accompagne, à quelques pas de moi. Je suis plaqué au sol. J’ai peur. Elle convulse. Marmonne encore qu’il est là. Les flammes crépitent. L’odeur âcre me fait vomir, la peur aussi. J’entends des éclats de rire. J’ai envie de ramper jusqu’au convoi. Mais il est là. Son visage, imaginé dans maints rêves tourmentés, je vais le découvrir.

Je lève la tête. R.A.S. Je prends un shot rapide de la malheureuse ; je contourne le cadavre encore dévoré par les flammes avides, court jusqu’à la première maison, m’adosse au mur. Mes jambes flageolent sous moi. Dans l’imbroglio des sons qui me parviennent, je crois percevoir des râles, des coups de couteaux, des tirs de pistolets, de mortiers, et par-dessous tout cela, un murmure presque inaudible, ténu sous le crépitement des brasiers. Comme une voix faible mais résolue. Une voix grave. Ce ne peut être que lui. Il est venu. Il est là. Je prends quelques clichés ; on se bat dans la maison derrière moi. Je sens les vibrations dans le mur. On tue. Je m’avance. L’expérience m’a appris beaucoup de choses, comme la façon de traiter avec un obus. Elle m’a appris la prudence, mais elle m’a aussi enseigné les vertus de l’action. Rester à un endroit est parfois le moyen le plus sûr de se faire repérer, de se faire abattre. Une carte de journaliste n’aide en rien son détenteur ; elle attise plutôt les rancoeurs, décuple la haine du monde, force à presser la gâchette. Ah, le monde veut savoir, alors apprend la vérité au bout de mon canon. Alors je bouge, me faufile à l’intérieur d’une maison encore en proie aux flammes. Seul le toit brûle toujours. Il y aura deux dépouilles à enterrer. Clic-clic-clic. Les éclats de voix et les cris se rapprochent. Je me fige sur place. Elles passent. C’est maintenant ou jamais. Un rapide coup d’œil par une fenêtre aux carreaux brisés et je l’aperçois, de dos, à la tête d’une petite troupe de soldats. C’est bien lui. La porte est maintenue par les gonds du bas, mais ils sont tous tordus. Je regarde à droite, à gauche. Rien. J’enjambe le cadavre de la porte. La rue principale répond au nom de chaos. Tout ce qui peut brûler brûle. Tout ce qui peut mourir meurt ou est déjà mort. Je veux voir son visage, même s’il est illuminé par des brasiers, même s’il est maculé de sang et de sueur et de peintures de guerre. La fumée traverse la rue en nappes ocre, occultant la vue. On court dans tous les sens. On tire aussi. On tombe. On meurt. On rit. Le groupe s’est arrêté à une vingtaine de pas, en cercle autour de quelque chose, ou plutôt de quelqu’un. Je ne le vois plus, mais il doit être là.

J’aurai une meilleure vue de l’autre côté, mais c’est risqué. Je recule et me mets à l’abri entre deux maisons. J’essuie mon front trempé de sueur. Je bois beaucoup. Il ne faut plus réfléchir, il faut agir. Et rester prudent. Je contourne tout un pâté de maison, sans voir âme qui vive. Merci Capitaine, la chance est avec moi. D’où je suis la vue est imprenable. Un mur en partie effondré m’abrite des regards, me permet d’observer le groupe à ma guise.

Quelque chose ne semble pas tourner rond. Deux corps sont recroquevillés au centre du groupe. Je ne le vois pas. Où est-il ? Pendant des mois j’ai entendu « Il est là, il est venu ». J’ai vu son œuvre. C’est son visage à présent que je veux dévoiler à la face du monde. Il faut que ça cesse, que le monde réagisse et fasse cesser ces atrocités ; qu’il soit mis aux fers. La discussion s’anime, le ton montre entre la dizaine de personnes en cercle autour des victimes. Je sens une main m’agripper par l’épaule. Me force à me retourner. Mon cœur rate un battement. Je vais mourir. Non. C’est un jeune garçon, tout juste adulte. Son regard trahi la peur qui le ronge. Ses lèvres les syllabes que je connais par cœur. Est-ce de la résignation que je lis dans ses yeux gris comme le ciel ? Il baisse la tête, laisse retomber sa main, recule, se retourne puis s’en va, tourne au coin de la maison, en dehors du village. Je ne condamne pas sa fuite…qui n’en est pas une. Il revient. Il tient dans ses mains mal assurées un long gourdin de bois qui s’avère être un vieux fusil. Il tremble. Sa fine moustache qui n’est qu’un duvet un peu noir est agitée de tremblements. Il me dépasse. Je le retiens par la manche, lui fait signe de ne pas y aller. Il hoche la tête, se dégage de mon emprise. Court en hurlant vers le groupe de soldats. Clic-clic-clic-clic-clic…..pas de détonation. L’un des hommes l’a pris par le col alors qu’il courait, le soulève, lui brise la nuque comme s’il se fut agi d’un lapin et non d’un homme. Son corps tombe inerte sur le sol, sans vie. Ce ne peut être que lui. Il s’est déjà retourné. C’était de la tristesse, pas de la résignation. Le groupe se scinde soudainement en deux. Deux soldats s’empoignent. Personne n’esquisse un geste pour s’interposer. Un coup de feu éclate. Du sang jaillit. L’un tombe à terre. Celui encore debout est mon homme, pour sûr. Clic. Un éclair jaillit, une lame venue d’on ne sait où pénètre profondément dans le côté droit de son cou, ressort, rentre, ressort. A chaque fois, une gerbe de sang noir. Il ne peut mourir…à moins que ce ne soit pas celui que je cherche. Il tombe. Puis c’est un pugilat, fulgurant. Ca s’empoigne, ça grogne, ça cogne, poignarde dans le dos, étouffe – et pas un coup de feu. Trente secondes tout au plus et j’en oublie presque de prendre mes photos. Un seul est resté debout de l’impitoyable mêlée. Sa poitrine se soulève rapidement. Il halète. Il pose un genou à terre, soulève un des corps – c’est une jeune fille. Se sont-ils battus simplement pour un corps ? Il claudique vers une maison, comme si le village ne se consumait pas dans un incendie rageur. Je vérifie que rien ne vient. Droite, gauche. J’y vais. Je passe à côté des corps des soldats immobiles. Il y a beaucoup de sang. La photo attendra. La porte est ouverte. J’entends un bruit sourd. Il a du laisser tomber le corps. Ses bottes raclent le sol jonché de débris. Puis rien. Si, un froissement. De vêtement qu’on enlève. C’est lui. Ce ne peut être que lui. Personne ne pourrait faire subir ça à un mort. La porte est trop risquée. Je suis à découvert sur la rue. Je dois bouger. Je longe la maison, passe par derrière. La porte de derrière n’est plus qu’un trou béant creusé à la roquette. Je passe l’ouverture, aussi discrètement que possible. Le mur de soutènement tient par je ne sais quel miracle. Un obus a traversé la maison de part en part ; par une ouverture je peux voir ses bottes. Mon cœur va lâcher. Je m’approche.

Il est là. Labourant la dépouille d’une malheureuse. Elle a le visage contre le sol, les cheveux tombants sur sa figure. Il est sur elle, halète. Je peux saisir, à la lueur des flammes, son profil. Mais est-ce un jeu de la lumière, car il a tantôt un nez droit, tantôt un nez camus, tantôt des lèvres fines, tantôt des lèvres épaisses – un jeu de la fumée sans aucun doute. Il se penche sur elle. Murmure quelque chose à son oreille. Redouble ses coups de boutoir. Se penche à nouveau – et mon corps entier se glace : il lui déchire, avec une lenteur extrême, le lobe de l’oreille. Il est là. C’est bien lui. Il ne recrache pas l’oreille. Bon Dieu pourquoi il ne recrache pas l’oreille ? Le corps se soulève au rythme de ses reins. Je ne peux pas prendre la photo. Mais comment pourrait-on me croire autrement ? Il accélère encore ses mouvements. Se penche à nouveau. Je ferme les yeux. Je vais vomir. Il gémit. Il se relève, se rhabille. J’ai la bouche pâteuse. Je tremble. S’il me voit, je fais quoi ? Il regarde la fille. Il la frappe au visage du bout de sa botte crasseuse. Encore une fois. Il la soulève de terre par la chevelure, la gifle violemment. Pourquoi s’acharne-t-il ainsi ? Bon Dieu de bon Dieu. Elle gémit. Elle est vivante. Mes intestins vrillent sur eux-mêmes. Elle ouvre lentement les yeux. Jamais je n’oublierai ce regard, perdu dans les limbes de la souffrance. Il lui crache au visage. J’ai peur de faire une connerie, je n’ai qu’un pistolet et qu’un chargeur. Et encore si je savais tirer correctement. S’il est possible de le tuer. Elle est vivante, mais elle est morte. Il la jette contre le sol. Elle ne se défend pas. Il tire un long couteau. Elle attend. Il lui ouvre une large entaille à la gorge. Mes yeux se brouillent. Où est l’humanité quand on a besoin d’elle ? Elle lit les journaux. Il ressort. Il était là. Une flaque de sang s’écoule de la plaie. Je ne peux pas prendre cette photo. Son visage, il est là, partout, nulle part. En rémanence sur ma rétine. J’ai vu ce visage des centaines, voire des milliers de fois, peut-être aux quatre coins du globe. Il était là, sera toujours là, partout, tout le temps. Un visage de plus dont le monde doit se souvenir pour l’honnir. Il est temps pour moi d’agir.

R.B. (18.05.06)

Tuesday 30 October 2007

La petite joueuse de harpe - superbly illustrated by Chabada

Il n’y avait là que cette fillette rousse

Dans sa robe de tulle blanche, avec sa harpe

Sur l’épaule. Mais comment une fille si douce

Eût pu soutenir un si grand poids ? Son écharpe


Bleue pendait, frêle, alors que ses doigts s’agitaient.

Que dire de cette musique hors du temps ?

Mon regard d’une note à une autre volait,

Tout mon être imprégné de ces sons envoûtants.


La mélodie sortait des cordes et de ses doigts

La mélodie sortait de ses doigts et des cordes

La virtuose ne regardait pas vers moi

Mais elle m’envoyait sa leçon miséricorde.


Ses paupières closes égrenaient le rythme en grappe,

Ses doigts délicats frottaient, pinçaient et glissaient

Sur les membres filandreux de cette harpe,

Ses cheveux vibraient dans l’air sur les accents vrais.


Je regardais ses yeux me guider lancinant

Vers l’endroit où elle prenait la corde du pouce,

Et ses lèvres entrouvertes me murmurant

L’air lustral que sa harpe me jouait : l’ode douce.



Puis s’ensuivit un long silence monocorde.

La fillette éteinte, la harpe à ses côtés,

Laissait ses bras ballants, attendant quelqu’ordre

Du mécanisme de la clef que je tournais.


R.B. (29/10/2000)

Monday 29 October 2007

Sina ëa nórë vanesseva

Sina ëa nórë vanesseva, sina ëa mana cenenyë,

Paluina nye lá ar amba i helletëanna;

Sina ëa i nórë epeatarion ar autuvanyes.

Marto et tulyuvanyë i rávanna,

Maranwë caruvanyë telconta ettelen tier,

Lúmë caruvanyë únolya, se lúmer,

Nórë sina sa pála nu messimë talinyë,

Ar se exë lúmer lá milyuvanyë már –

Mal istanyë sa rimbë lumbë hayassi pella,

Oronti luini as ringë amatírë pella,

Pallë ar vercassi síri ar ëari pella,

Alta latini laiquë vandaron pella,

Mahtalepalari usquië serceo ar nimbeo pella –

Istanyë sa vanessë lá larta mí hendi nerio

Mal marë mí annurë cilyar endo,

Istanyë sa sina ëa atarenórenya, yassen nenyë nóna,

Hápina melmenen ar tévlenen, i níra lelyanen ar lemyanen ;

Istanyë si sina ëa nórë ve lá exë (sa) cenuvanyë,

Ar sa sinomë nortuvanyë, as i astor ar i axor atarinyon.


This is a land of beauty, this is what I see,

Spread beyond me and to the horizon;

This is the land of my ancestors and I shall leave it.

Fate will lead me out into the wild,

Fate will have me tread foreign paths,

Time will have me forget, sometimes,

This land that throbs under my youthful feet,

And at other times I shall not (even) long for home –

But I know that beyond many weary distances,

Beyond mountains blue with cold promises,

Beyond wide and wild rivers and seas,

Beyond great plains of green expectations,

Beyond battlefields reeking of blood and sadness –

I know that beauty lasteth not in the eyes of men

But dwells in the heart’s deepest recesses,

I know that this is my fatherland, in which I grew up,

Fostered by love and hate, by the will to leave and to remain;

I know that this is a land like no other I will see,

And that there will I remain, with the ashes and bones of my fathers.

R.B. 17/12/06

Sunday 28 October 2007

La nuit, tous les chats sont...endormis...


Les pieds ballants assis sur le bord du lit. Le sommeil ne vient pas bien que les paupières soient lourdes. Il faut dormir. Se reposer. Demain est un jour comme les autres, pourquoi cette nuit ne l’est-elle pas ? […] Le corps s’étire, s’allonge au fur des heures de la nuit. Les pieds ne sont mes pieds ; ils coulent le long de la pente du lit. Je ne sens plus mes mains comme durant le jour, mon dos est voûté par le poids écrasant du sommeil. […] Le chat, lui, dort. Dort du sommeil du juste. Ses ronronnements s’entendent bien dans le silence de la chambre. Il a l’air content. Il a bien joué aujourd’hui. Il a l’air d’apprécier sa nouvelle souris ; vu qu’il a perdu l’autre, il fallait bien la remplacer. Tiens, il a pris aussi une pelote de laine. Bah, qu’il s’amuse, ce gentil Pépino. […] Je n’ai pas envie de lire, pas encore. Les lignes ne veulent rien dire. Les mots traversent les pages, bougent sans arrêt, ne veulent pas rester calme, bien ordonnés, en rang d’oignons. Ecrire ne sert à rien. Il faut être éveillé pour écrire correctement. Et là, entre le sommeil et la veille, ce n’est pas un état pour faire quoi que ce soit. […] Il fait trop chaud. […] Il fait trop froid. […] La nuit dehors, tranquille comme un moulin à vent dans la brise, continue son petit bonhomme de chemin. La lune est invisible derrière un manteau de nuages. Va-t-il pleuvoir ? Il ne manquerait plus qu’il pleuve. Ils ne pourraient pas faire leur sortie au jardin, comme il est prévu depuis des semaines. Les autres seraient déçus. Espérons qu’il ne pleuve pas. […] Je me demande à quoi Pépino peut bien rêver, ses moustaches bougent drôlement. […] La nuit est trop bleue. Ai-je fermé l’eau ou pas ? Je ne sais plus. Le robinet n’a pas l’air de goutter. En tout cas, je n’ai pas fermé l’œil, ça c’est sûr. […] Dormir. Dormir. Compter les moutons n’a jamais aussi peu servi. Des nuits comme celles-ci on peut en compter des cheptels entiers. Des nuits sans sommeil. Des nuits sans lune, sans étoiles. Est-ce les étoiles qui apportent le repos, l’envie de rêver et donc l’envie de dormir ? La lune ? […] Le reflet de la lampe sur les fenêtres a quelque chose d’hypnotique. Ne surtout pas le regarder trop longtemps. Rien qui puisse retenir l’attention trop longtemps, rien qui puisse faire que le cerveau travaille. […] Pffffff. C’est long. S’allonger au moins, ce n’est pas en restant assis que le sommeil daignera venir. L’oreiller est froid. Ça doit faire un moment que je suis comme ça. Eteindre la lumière. Eteindre le reflet sur les carreaux des fenêtres. Se laisser un peu de répit. Fermer les paupières. C’est drôle comment on veut désespérément fermer les yeux mais qu’on ne le peut pas. La gravité terrestre devrait pouvoir faire quelque chose contre ça, non ? Pourtant on veut dormir, on ne veut que ça, mais les yeux restent ouverts quoi que l’on fasse. […] Ah, l’impression de s’étirer revient. J’ai l’impression de mesurer des kilomètres de long. Comme si mes membres s’allongeaient sans fin. Tout comme la nuit s’allonge. […] Dormir. Dormir. […] Dis-moi, oreiller, compagnon de mes nuits, pourquoi ne veux-tu pas cette fois m’accompagner ? Pourquoi restes-tu froid et sourd à mes appels ? Ton odeur même est différente, et ta chaleur disparue. Qu’y a-t-il ? Tu as partagé mes peines, mes joies, mes courtes nuits, mes siestes, mes grasses matinées, mes jeux aussi; mes réflexions, mes coups de blues, mes confessions. Tu as même soigné les angoisses des cauchemars, aidé à apaiser les nuits agitées, les nuits qui s’annonçaient sans sommeil. Pourquoi d’un coup ce revirement ? […] Voilà que je parle à mon oreiller. […] Boire un peu pourrait aider. […] Il paraît qu’il faut boire du lait chaud. Avec du miel, je crois. Je ne sais plus. C’est sans importance. Je vais bientôt m’endormir de toute façon. Le tout, c’est d’y croire. […] Quelle heure est-il ? […] Pépino dort vraiment bien. Je l’envie. […] On ne se rend compte que le sommeil est doux que lorsqu’il vient à nous manquer, à nous fausser compagnie. D’ailleurs il fait ça en traître, il ne prévient pas. On croit être parti pour une autre nuit de beaux rêves ou tout simplement de repos mais on se retrouve les yeux grands ouverts à regarder le noir et à se demander pourquoi on fait ça. N’est-ce pas, oreiller ? Tu sens que je tourne la tête. Que je virevolte dans ce lit trop petit, trop grand, avec mes bouffées de chaleur ou mes frissons de froid. […] Tu demandes quand cela finira-t-il ? Lorsque j’aurai trouvé la paix de l’assoupissement. La bénédiction de Morphée. Bref. […] Tu connais le mot « hypnagogie » ? Non ? C’est un moment bizarre du sommeil. C’est au tout début et que tu ressens tout autour de toi parce que ton corps est au calme. Tout tes sens sont en éveils. C’est pendant ce moment que tu as l’impression de tomber des fois, parce que tous tes muscles se relâchent d’un coup ! Si, si, c’est vrai ! […] Oui, quand j’étais petit, je faisais souvent des crises de somnambulisme. Je jouais sous la table de la cuisine, tout seul. […] Non. Pas du tout. Les terreurs nocturnes ne sont pas comme les cauchemars. Tu es dans un profond sommeil, le sommeil des rêves, quand tu fais un cauchemar. Alors que ces moments de terreur surviennent au tout début du sommeil, quand tu dors un peu mais pas beaucoup. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre. Si, Bon. […] Je n’aime pas les cauchemars, parce que tu t’en souviens toujours. Alors que les plus beaux rêves sont les plus éphémères. Ils s’effacent lentement, en te laissant un goût sucré dans la tête. Tu as déjà fait un de ces rêves ? Je pense que Pépino en fait souvent, lui. Regarde-le. Il bouge ses petites pattes. Il doit courir après une souris. […] Une fois aussi il m’est arrivé de ne pas pouvoir bouger en me réveillant. J’étais paralysé. Mon corps ne voulait plus répondre. C’était vraiment bizarre. Oui, j’ai eu peur ! Qui peut se vanter de n’avoir pas eu peur de ne plus pouvoir faire le moindre mouvement ? […] Des fois tu rêves que tu rêves. Tu te vois dormir mais tu sais que tu rêves. Tu sais, en fait, peut-être que je rêve que je ne dors pas ? Ce serait drôle, n’est-ce pas, en me réveillant tout à l’heure ! En fait j’aurai bien dormi tout en rêvant d’insomnie ! Hihi ! […] Ben c’est pas drôle de rêver d’insomnie... on s’ennuie. Un peu de valériane serait la bienvenue. C’et drôle comme des fois tu as l’impression de voir des trucs dans le noir, comme des formes. Non ? Tu ne vois jamais ça ? Ça doit être moi alors… […] Je vais avoir du mal tout à l’heure. J’espère que je ne vais pas me mettre à piquer du nez devant tout le monde. […] Mais qu’est-ce qu’il se passe ici. Je voudrais bien dormir moi. Bref. […] Voilà que je me mets à bâiller. AAAAaaaah. Si c’est un rêve c’est un bien mauvais rêve. […] Heureusement que tu es là, toi. On ne peut pas compter sur Pépino pour avoir un peu de compagnie la nuit. Quel mot ? Ah, « hypnagogie ». Un mot nouveau à chaque fois ? Parce que tu penses honnêtement que je compte être insomnié toutes les nuits ? […] C’est un sacré royaume, que celui de la nuit. On dit que tous les chats sont gris. Mais Pépino garde ses belles couleurs. Plus sérieusement, les objets prennent des textures différentes, des aspects bizarres parfois. La nuit tout est différent. La lumière y joue pour beaucoup. Mais il n’y a pas que cela. C’est un royaume que nos ne somme pas censés côtoyer communément. Nous ne sommes pas censés l’habiter. Juste le découvrir de temps à autres. […] Ça te fait peur ? Il ne faut pas avoir peur. Peur du noir ou de la nuit ou des cauchemars. Il faut accepter la nuit telle qu’elle est. Avec ou sans sommeil. Avec ou sans rêve. Tout le monde rêve. C’est juste que nous ne nous en souvenons pas. Tu sais, nous avons tous besoin des rêves, pour nous échapper dans ce beau royaume de la nuit. Rencontrer des gens formidables, des êtres fantastiques. Les hallucinations que l’on a parfois en font partie. Les cauchemars aussi. Il faut de tout pour faire un monde. […] J’aime bien mon lit, ma chambre. J’aime bien les couleurs. J’ai tout assorti à mon bonnet de nuit et à Pépino. Mon bonnet ? Pas qu’il fasse froid non, c’est juste psychologique. Quand je le mets, je me dis que c’est l’heure de dormir ! Si, si je te jure, ça marche ! […] Des fois c’est les soucis je pense. Les ennuis traînent jusque dans le lit, nous collent aux basques et envahissent la tête qui au contraire a besoin de se vider. Des soucis ? Moi ? À part que je ne dors pas, non. Je rigole ! Non, pas que je sache. Pas l’ombre d’un nuage en vue. C’est gentil de t’inquiéter, oreiller. Avec toi je sais que j’ai un ami sur lequel je peux compter. Avec toi je peux dormir sur mes deux oreilles, je sais ! Hihihi ! […] Tiens, le ciel change de couleur on dirait. Non ? C’est moi qui hallucine alors. AAAaaaaaaaaaaah. […] C’est vrai, tu as raison. Tout est calme. On n’entend que Pépino qui ronfle de plaisir. Quelle paix en ce royaume ! J’ai l’impression que je suis plus concentré que durant le jour. C’est vrai, c’est bizarre. Sérénité, voilà le mot. « Sélénité ». C’est un bon jeu de mot hihihi ! Séléné est la déesse de la lune dans le panthéon grec. Oui, je sais, mais quand même, non ? […] Bref…tu sais quoi, je pense….qu’il…...serait……..temps……...de…….......dorm……….......

Friday 26 October 2007

La vision

Le voyageur fatigué dans le bas logis

Rompt son pain sale et en donne un peu au lépreux,

(Il n’a pas peur de la mort – lui qui est si vieux)

Rassure l’aubergiste en lui donnant son prix.


Son long chemin l’a mené dans bien des pays,

L’a malmené entre les enfers et les cieux

L’a amené plus d’une fois à venir ici

Tels ceux qui croient la vérité loin de chez eux.


Sa quête qui fut sans autre but que Dieu

S’achèvera enfin sans un bruit cette nuit

Loin des villes sur lesquelles il posa les yeux

Loin des cieux où en vain il crût être avec Lui.


C’est au fond d’un verre de mauvais vin moisi

Qu’il vît soudain son visage se fendre en deux.

R.B. (14/09/2003 ; St Malo)

Les larmes aux yeux


Ce n’est pas des larmes que tu vois dans mes yeux,
Ce n’est que la rosée du soir où tu t’en vas.
Non, je préfère l’obscurité, j’y suis mieux,
Oui je pleure – mais – ce n’est pas ce que tu crois.

Il n’y a rien là à voir dans mes tristes yeux
Que ce que ton départ représente pour moi,
Non, il n’y a pas de quoi être malheureux,
Sauf l’idée que demain tu ne seras plus là.

Ce n’est plus des larmes que tu vois dans mes yeux,
Sauf si tu veux y voir ce que tu ne veux pas
Si mon être tremble dans ce froid ténébreux,
C’est parce que ton regard est déjà là-bas.

Oui, j’aurai voulu voir des larmes dans tes yeux,
Mais je sais bien tu ne m’aimes plus, déjà,
Que ton cœur est parti dans ces étranges lieux,
Et je sais aussi que tu n’en reviendras pas.

Pas pour moi, moi qui ai des larmes dans les yeux.
Moi, celui dont le sort t’importe peu – ou pas –
Qui souffrait tes infidélités, tes aveux,
Parce que tu revenais toujours dans mes bras.

Pars, pars – laisse mes larmes couler, je le veux,
Car au final, je n’aurai jamais eu le choix
Que de t’ouvrir mes bras et de fermer les yeux –
Ces larmes qui coulent, égoïste, elles sont pour moi
 

Les champs élysées


Les champs Élysées sont rebattus par les vents,
Blanchis par les souvenirs des os oubliés des morts –
Délaissés par les vieux mourants et les arrivants
Pour aller où l’on sent encore moins son corps.


Le havre tant attendu par tous est décevant –
Tous ces morts amuïs par tous leurs efforts –
Présente ses tristes plaines et autant de tristes champs
Aux hurlements des vents si forts, si forts.


Tous alors se mettent en marche vers le lointain
Pour voir les champs noirs et ocre des autres nations,
Quittant sans regrets la désolation,
Tous ainsi s’en vont, tous, sauf un.


L’homme au beau milieu des champs en jachère,
Cerclés par l’horizon des mornes cieux,
S’accroupit et dit : « Voilà une bonne terre »,
Se met à genoux et prie les dieux.

Thursday 25 October 2007

Leaving my position on the Atlas

Leaving my position on the Atlas
I walk across the surfaces
No latitude but my legs and arms
Swinging in one motion towards the East.
Writing words I ignored until then,
Carving a story I ignored until then,
Embracing mountains dipped in mist
One step, one hand ever closer to harm.
Southeasterly winds blow off of the intended course
And no medium sharper than vision
To overwhelm distances with gusto;
Hunger shall be dealt with later;
Thirst quenched whenever needed
But physical pain relished with pleasure,
Every mile felt like a grain of sand
Upon the back of my hand.
Northwestern tides bearing me forth
Squaring my shoulders against currents
Drifting fleets of boats and cargoes away.
Paying no heed but to my thoughts only -
For the time being.
I intend to follow my instinct.
And no more lessons.
I intend to follow the dragonflies.
Goosebumps riddling my skin
And ask no more but for the sea, the sea,
The moon, the winds, the tides
And bursts of life throbbing,
Pulsing like a vengeance through my veins.
R.B. 10/08/07 (location unkown for the time being)

Genuine path through Scotland II


La suite du chemin.

Genuine path through Scotland


Le genre de chemin que j'aime bien suivre.

Targe

Complètement rétro


Mise en abîme

Pérégrination nocturne



Petit cliché rencontré au hasard des rues de Chartres, la nuit; parfois les insomnies prennent des formes particulières.

The Mastership


Il va vraiment falloir que j'écrive sur ce fameux bateau dans le ciel...

Monday 22 October 2007

L’art de feindre la mort (pour jouer)


Il n’y a rien de plus déchirant que la pose des morts
Ceux qui pêle-mêle s'enlacent en un immonde tas
On pourrait croire à quelque sinistre farce, malice, facétie
Des hommes des femmes des enfants et des vieillards
Qui jouent à faire semblant d’être morts
Et prennent les poses les plus saugrenues et les plus grotesques
Pour nous faire faire sourire, nous leurs frères humains,
Un sourire violet au milieu de nos larmes bleues.
Cette vieille dame un peu godiche, allongée face contre terre,
Un filet de sang lui coulant du front sur le visage,
Les pieds en canard, une chaussure gisant près de sa main.
Jamais plus elle ne bougera, ne rira, ne tiendra son enfant.
Qui d’ailleurs ne bougera plus, lui non plus.
A faire semblant d’être mort, pas un ne bouge.
Ces corps émaciés, cadavériques, qui n’aiment plus,
Dans le désordre pointent qui un pied tordu,
Qui une main agrippant le vide appesanti de cendres,
Qui une tête aux orbites creusées dans un bloc de ténèbres,
Qui un dos balafré redessiné par un squelette obscène.
Des images sépia de gens qui crient silencieusement,
La bouche ouverte hurlant à la face du monde, à Dieu,
Et personne n’entend le râle perdu dans le gris de la photographie.
Une maison tendant ses minces murs en ruines vers le ciel,
Tristement.
Et tristement les revenants reconstruiront ces champs délabrés,
Ces champs de misère où l’enfance gît agonisante,
Expiant des péchés qui ne peuvent être les siens ;
Les revenants s’enrichissant sur le dos des morts.
Celui qui passe pour mourir pour la liberté,
Et ces dizaines de badauds qui passeront leur vie
A essayer de laver le sang qui colle leurs mains,
Celui-là se tient couché comme il se tenait debout,
Les pieds joints, le corps tendu, les mains jointes,
Priant sûrement que le jeu ne durera pas trop longtemps :
Il commence à avoir des crampes dans les jambes.
Les clichés glissent entre nos doigts comme la pluie
Et plus rien ne résiste à l’érosion du temps et de l’oubli,
Et à notre désir d’oublier ces choses trop gênantes.
Les morts paradent en boule sur un sol rocailleux,
Font semblant de se faire décapiter par un soldat haineux,
Restent figés comme des statues, en ligne sur le trottoir,
Des rangées bien droites de fusils braqués sur eux,
Mais il manque la photo où un nuage de fumée
Obscurcirait la vue de corps tombés sur place,
Des éclaboussures de sang zébrant le mur de brique rouge.
L’enchevêtrement des corps au fond d’un trou
Immense creusé par la main des frères humains
Ressemble à une fresque hiéroglyphique que seuls
Comprennent
Ceux qui ont didascalisé cette gigantesque mascarade :
Tout le monde doit feindre le trépas en même temps,
Et le vent que le photographe, gêné par les larmes,
N’a pas su capturer, n’a pas su immortaliser,
Frissonne dans les haillons des morts et des revenants,
Bruit dans les forêts d’ifs, enveloppe les mains de caresses
Qu’on ne perçoit pas tellement nos doigts tremblent
De tristesse et des sanglots qui secouent nos poitrines.
Images après images les poses sont de plus en plus grotesques,
Et dans le prisme de nos larmes se dédoublent
Et hantent nos nuits comme si les revenants
N’avaient plus le droit au repos, alors que ces millions de morts
Feignent la mort, les yeux mi-clos pour entre leurs cils
Voir approcher deux bottes poussiéreuses, s’immobiliser,
Puis, lentement, très lentement, avec une infinie lenteur,
Plus rien.
Faire semblant de mourir n’est pas chose aisée,
Et ce n’est pas donné à tout le monde de feindre,
Aussi longtemps et avec autant d’assiduité.
Un jour moi aussi je prendrai la pose, près d’un arbre,
Ou adossé contre un mur, les jambes repliées sous moi,
Ou avachi sur une table noirci de sang séché,
Une main de chaque côté de la tête, légèrement inclinée,
Posée sur la joue droite et en même temps pas vraiment,
Juste pour faire semblant et pour être drôle.
Une fois la photo prise, comme tous les autres avant moi,
Je me relèverai, le sourire aux lèvres, les larmes aux yeux
D’avoir trop ri. J’essuierai le faux sang de mes joues,
De mes cheveux, je masserai mes bras engourdis,
Et je rentrerai chez moi avec la satisfaction du devoir accompli.
Les albums remplis, bien rangés dans les armoires fermées,
Il n’y a plus qu’à attendre qu’on les oublie ;
On laisse à nos enfants tout le loisir de les regarder
Comme nous avant eux et nos parents avant nous ont fait,
De rire aux éclats et de pleurer jusqu’à l’étourdissement,
D’imaginer de nouvelles poses, plus saugrenues encore,
Plus tristes encore. De poser à leur tour. De bien feindre.
Nos enfants découvrant les photographies du passé,
Ajouteront celles du présent, pas encore grises, pas encore sépia,
Peut-être pas encore si drôles – le temps arrangera ça.
Une à une ils tourneront les pages, seuls ou en société,
Riront de bon cœur, tapant sur l’épaule du voisin
Qui grimacera sous la douleur. Douleur de tant de peine,
Douleur de la tristesse à laquelle on ne peut plus rien,
A laquelle on n’aurait sans doute jamais pu grand-chose.
On les laissera faire ce qu’on a fait – voir ces images de morts –
Car nous, on est fatigués de les regarder, fatigués
D’essayer de les imiter, de trouver le détail qui fait rire,
Fatigués d’essayer et d’échouer. Que ces morts feintes, émaciées,
Figées dans l’éternité de ces clichés, bons ou médiocres,
Pris dans l’urgence d’un combat, dans le tumulte des guerres,
Où dans le calme froid de l’armistice,
Lorsque la colère est retombée, que les esprits s’apaisent.
Il n’y a dans ces clichés que ténèbres et mort et destruction
Et l’homme derrière son objectif, invisible.
Comme les corps que l’on devine dans les sacs plastiques,
Bien alignés près de la fosse d’où on les a extraits.
Ceux qui feignent ces morts-là méritent un coup de chapeau :
On doit étouffer là-dedans – et pourtant – rien ne bouge.
D’autres encore sont immobiles et recouverts de rouge.
Pas le moindre orteil, pas le moindre battement de cil,
Pas le moindre mouvement d’œil qui pourtant trahi
Celui qui fait semblant de dormir ou de mourir,
Pas le moindre souffle ne passe ces lèvres mi-closes :
Il est légitime de garder sur sa dernière expression
Des marques de l’agonie qui a déchiré nos êtres
Avant que nous ne rendions l’âme, mais le tout est de bien
Mourir.
Jouer à feindre la mort est un jeu ancestral
Que chacun apprécie selon ses goûts et ses envies :
Seulement aucun des morts ainsi photographiés ne démérite :
Il faut avoir un certain cran pour oser la pose,
Pour savoir ce qui par l’œil du photographe ressortira.
Il faut avoir le courage – et l’opportunité –
Pour pouvoir faire semblant, sans honte, sans fard,
D’ailleurs j’en veux pour preuve évidente que
Ceux qui jouent à agoniser ne jouent qu’à agoniser :
Ils ne jouent pas à mourir. Ils ne leur restent plus qu’un pas à faire.
Parfois, on ne tombe pas forcément sur le bon tortionnaire.
En tout cas, la mort n’est aussi bien feinte
Que sur les clichés grisés des photographes
Qui vont chercher la mort là où elle exerce,
Là où l’homme est vraiment lui-même.
Là où les faux-semblants n’ont plus lieu d’être,
Là où on joue à ne plus croire en rien, à rien,
Pas même en soi, à soi, mais qu’à l’art de feindre la mort
(Pour jouer).
Ces poses statiques qui pourtant témoignent toutes d’une
Direction, nous n’en voulons plus contempler qu’une :
La nôtre. Et puis ensuite, tout doucement,
Avec une infinie lenteur et maintes précautions pour ne pas laisser
Des marques de doigts sur le brillant de la photographie,
Nous la reposons bien en évidence sur la table
Pour que quelqu’un pense à la ranger.
Et il ne nous reste plus qu’à partir, rejoindre l’endroit sur l’image,
Prendre la pose que nous avons choisi de prendre,
Et là, mimant habilement la mort, l’attendre patiemment,
Jusqu’au bout.

Les résignés

Frêle esquif transi dans la cohorte des vagues ;

Les rames dégondées depuis presque deux jours ;

L’horizon que rien hormis les lames n’endaguent ;

Les cieux furieux dont rien n’esquisse le contour.


On cherche l’espoir derrière chaque vague,

Un bout d’atoll qui ne serait pas un écueil ;

Les bastaings que les crêtes en fouettant élaguent

Craquent sinistrement comme un vieux cercueil.


Eperonnée dix fois, et bientôt mille fois,

Notre birème nue que mille rouleaux rague

S’éboule sous les eaux d’un titanesque poids ;

Et nous accrochés à quelque débris qui vague,


Nous espérons que la tempête enfin se calme,

Que la mort sera plus clémente avec nos âmes.

R.B. 29/04/05 23h30

Homo Destinus

Homo destinus

« Nous sommes en l’an de grâce 2179 mais le futur ne s’arrêtera pas en si bon chemin, loin s’en faut. On pourrait penser que rien n’a changé, ou presque, au cours de ces cinquante dernières années. Les hommes sont ce qu’ils ont toujours été et ne cesseront jamais d’être, le monde continue de tourner, l’espace de se consumer, les saisons de passer. J’écris pour les générations futures mais je m’adresse à elles comme si elles venaient du passé, afin de mieux comprendre ce qui – justement – s’est passé. J’ai pris mes précautions lorsque je disais que rien n’avait changé, j’ai dit « ou presque ». Car dans notre marche en avant nous avons rencontré notre destin – enfin, me direz-vous. Nous n’avons pas vu Dieu, ça non, mais il nous a accordé un présent, celui que nous attendions tous avec plus ou moins d’impatience depuis des milliers de lustres. Non pas la jeunesse éternelle – nous avons enfin compris que celle-ci était inutile et irréalisable au vue de notre condition – mais toute contrainte physique a disparu, abolie par le destin.

Il me semble qu’un peu d’Histoire facilitera la tâche dans mon périple narratif : le 08 mai 2079, à l’extrémité nord de la source probable de l’Alaknanda, l’une des deux sources du Gange, la carapace argentée des nues fut percée par un tirant d’une puissance et d’un éclat prodigieux, et fit jaillir au sommet de la montagne, à la cime jadis éternellement enneigée, une source, la source de destin. L’événement fut bien entendu médiatisé et le monde entier eut les yeux tournés vers la Nanda Devi. Toutes les églises et toutes les religions se réclamèrent de la manifestation divine, mais il sembla plus approprié d’éviter guerres et fratricides, alors une équipe imposante des plus grands spécialistes mondiaux – de sciences et de religion – firent l’ascension du sommet et leurs conclusions furent formelles : il s’agissait d’une eau miraculeuse issue d’un complexe assemblage de protéines et d’enzymes tout à fait inconnus. La légende veut que l’on se soit battus pour savoir qui en boirait le premier, mais ce ne sont là que billevesées – toujours est-il que le corps du représentant du dalaï-lama ne fut jamais retrouvé, reposant probablement au fond d’une gorge. Ce fut une scientifique, d’opinions politiques et religieuses neutres, qui fut la première à en boire. Personne ne contesta ce choix, surtout après que l’on ait enfin vu ce que l’on pensait être les effets secondaires du terrible poison qu’était cette eau pourpre. Ses cheveux s’allongèrent, n’en finirent plus de pousser ; ses ongles percèrent ses gants et ses bottes, la peau de son visage se desquamait à vue d’œil, un liquide épais et ambré suppurait de ses yeux, de ses oreilles, de ses narines ; et bien d’autres choses encore, plus terribles aux yeux de nos ancêtres – bien que nous en riions maintenant. Un concile des représentants des nombreuses religions, présidé par un comité scientifique, athéiste et apolitique, dirige à présent l’usine implantée sur le site même de la source. Il aura fallu des années de tâtonnement, d’essais infructueux et d’innovations technologiques pour que l’absorption d’eau de destin se fasse dans les meilleures conditions possibles.

Notre quotidien, que dis-je notre vie, notre condition, s’en trouvent grandement améliorées. Avant l’émergence de la source nous n’étions encore que des homos sapiens, que nous le voulions ou non. À présent qu’une déité nous a montré le chemin, nous sommes devenus des hommes modernes, l’apogée de notre race. Chaque individu dans le monde entier a droit à sa dose de destin, qu’il soit croyant ou non. Il y a bien encore quelques extrémistes pour faire de la propagande, ou même pour préparer un attentat, mais le monde est tellement heureux qu’il cherche à protéger à tout prix cette source miraculeuse – les forfants sont habituellement lapidés, ce qui refroidit les ardeurs destructrices de ceux qui n’ont encore rien compris.

Pourtant comment ne pas voir l’incroyable avancée technologique et humaine que l’eau de vie, comme on en vient à l’appeler de nos jours, représente ? Le bien qu’elle propage ? Sans parler du fait qu’elle rassure des millions de croyants dans leur conviction. Il est admissible qu’un certain élément de doute quant à la véritable nature de ce dieu reste une épine dans le pied du religieux, mais d’un point de vue pragmatique, on peut à présent affirmer qu’un dieu existe, et c’est un grand pas en avant. Et la communauté scientifique dont je fais partie a reconnu son erreur dans l’évaluation de ce paramètre. Ainsi l’humanité tout entière a fait le dernier pas en avant dans l’évolution. Pour les générations à venir, pour vous messieurs les diplomates, vous les jeunes gens qui venez de naître dans notre beau monde et qui allez pour la première goûter les vertus de cette eau, laissez-moi vous expliquer les conséquences de l’eau du destin sur votre organisme, à défaut de pouvoir vous décrire avec précision ce qui les cause, ainsi que les procédés que l’homme a mis en place pour son optimisation.

Le caisson modèle 21-2b, que nous inaugurons également aujourd’hui et qui est le fruit d’une longue et fidèle collaboration entre les laboratoires X et le Grand Concile, n’est pas plus performant que son prédécesseur – la différence est au-delà de la comparaison. Les performances de récupération et de recyclage des déchets organiques sont inouïes, le recyclage de l’air, la qualité des filtres à particules – même le duvet des coussins ergonomiques a été amélioré – tout cela contribuant au confort de l’individu. Le personnel médicant a été spécifiquement formé à l’utilisation du nouveau caisson et de ses nombreux paramètres, l’individu n’a plus à craindre quoi que ce soit, et il ressort un autre être humain, libre de toute contrainte matérielle et corporelle. Le délai de chrysalide, maintenant réduit à cent vingt-deux jours, semble être l’extrême limite humaine supportable. Les doses de destin sont standardisées et estampillées, et les autorités religieuses étouffent les dernières braises de dissidence et de trafic de destin frelatée. Tous les types d’abus apparus ces cinquante dernières années sont en train de disparaître, lentement mais sûrement, à jamais enfouis dans les ténèbres d’un passé tumultueux.

La procédure mise au point par nos aïeux reste identique, et malgré les détracteurs qui se font de plus en plus rares nous ne voyons rien qui puisse être amélioré, puisque telle est notre mission. Vous, jeunes individus nouvellement nés, qui bientôt allez entrer dans ces nouveaux caissons, il est de mon devoir, comme le veut la coutume instaurée par mon arrière-grand-père, de vous informer du processus biologique au travers duquel votre corps va passer.

Confortablement installés dans le caisson, et après l’examen de routine préalable, un membre du personnel médicant vous administrera une dose de destin par voie orale, après vous avoir béni si tel était le souhait inscrit sur la fiche par vos parents. La procédure actuelle pour les nouveaux-nés étant, je le rappelle, de respecter les vœux religieux et culturels des parents ou, le cas échéant, de bénir l’enfant selon les rites religieux pluriels décidés par le Concile.

Dans un délai de deux à trois minutes, votre corps commencera à réagir à l’eau de destin : les fluides corporels de toute une année de vie, de toute votre année de vie, commenceront à s’écouler vers les bacs de récupération prévus à cet effet : transpiration, cérumen, sécrétions nasales, excréments, sébum etc., tout quittera votre corps ; vos muscles ainsi que vos os grossiront pendant toute la durée de la chrysalide, jusqu’à prendre leur taille finale. Pendant ce temps vous plongerez dans un profond sommeil qui sera proportionnel à la durée de votre vie ; et c’est en ceci que la découverte de l’eau de vie est fantastique : nous pouvons mesurer, selon la longueur de la pilosité et des ongles, de la masse de squames, de la durée du sommeil, la durée approximative de votre vie. Ainsi la plupart d’entre vous resteront confinés dans le caisson pendant cent vingt jours environ, mais vous ne serez pas en mal de sensations, puisque nous avons de tout nouveaux programmes d’instructions et de culture, décidés et formatés par le Grand Concile. Ces programmes, diffusés en High Tech Dolby Stéréo Surround dans le caisson, que vos parents auront choisi avec soin pour votre carrière future, agissent directement sur l’inconscient, donnent formes à vos rêves et vous instruisent dans le même temps. Et pendant ce temps-là, vous dormez du sommeil du juste. Vous passerez le reste de l’année en cours dans un état de veille que rien ne viendra troubler. Mais le corps humain reste une machine complexe, et comme chaque individu est différent, la procédure de chrysalide est différente, et mérite l’attention toute particulière du personnel médicant ; ainsi chaque individu semble décider l’ordre dans lequel il se débarrasse de ses fluides. Au sortir du caisson vous serez un autre être humain, plus accompli, plus proche de la perfection.

En grandissant vous choisirez vous-même le mode de vie que vous allez adopter pour régimenter votre corps : vous pourrez effectuer la totalité de votre sommeil d’une année ou d’une vie entière d’une seule traite, vous pourrez faire de même pour vous débarrasser de toute pilosité, excrément, sécrétion corporelle, bref tout ce qui enlaidissait notre quotidien. Vous pourrez choisir de laisser votre métabolisme tel quel, mais comment ne pas succomber à la tentation de longues veilles pour profiter de la vie plus pleinement, de ne plus être incommodé par toutes les viscosités humaines ? Imaginez que tout ce qui doit vous arriver en une vie vous arrivait en une semaine, et qu’après cela vous soyez débarrassé à jamais des inconvénients du quotidien. Cela serait d’une simplicité déconcertante, si seulement vous ne deviez continuer, régulièrement, de prendre de l’eau de destin. Ainsi votre vie sera jalonnée de ce que l’on appelle des réajustements. Tel soir vous devrez prendre votre ration de vitamines pour l’année, tel autre vous devrez absorber une dose de destin, mais à chacun de ces soirs vous serez accompagné, guidé, rassuré par les consciencieux scientifiques du destin. Chaque centre dans chaque ville, dans chaque pays, sur chaque continent est soumis à des examens rigoureux et impitoyables et quotidiens pour assurer la sécurité de chacun. Chaque membre du personnel médicant a choisi de donner à sa vie pour celle des autres, et peut-être même vos parents vous ont destinés à cette voie, qui sait. Mais cela, c’est à votre destin d’en décider.

Car oui, nous parlons bien de destin, et pas de divination hasardeuse. Ce qui arrive dans un caisson est la vie en microcosme, en condensé. Lors de votre chrysalide nous établirons un diagnostique très poussé qui sera basé sur des prélèvements, des analyses très élaborées, que nous donnerons à l’individu à la sortie du caisson ; ainsi cette personne saura, par exemple, quelle quantité de vomissure elle a rejeté et a fortiori combien de fois elle sera malade. Le personnel médicant observe fréquemment l’apparition de tuméfactions, de blessures, d’égratignures sur le corps des patients, signifiant un accident mineur dans le reste de la période à venir. Que se passe-t-il, me direz-vous, lorsque l’accident survient ? Eh bien ma réponse sera la plus scientifique jamais prononcée : rien. La peau se referme immédiatement, sans écoulement de sang ni infection, parce que, en toute fin de chrysalide, nous administrons la quantité de substance médicamenteuse nécessaire à la guérison complète de l’individu. Il en est de même pour toute maladie. Nous observons très attentivement les symptômes, les changements de températures et traitons le mal à la racine pour que, lorsque celui-ci se « déclare », il se déclare dans le vide et ne procure qu’une légère sensation de picotement des zones concernées, mais absolument rien de plus. C’est un processus tout à fait normal, et l’on observe des réactions similaires en ce qui concerne les larmes ou les excréments. Une sensation quasi indescriptible, un haut le cœur peut-être, au pire des cas, mais rien ne sortira et pour cause : tout est déjà sorti. Le véritable progrès, voilà comment mon ancêtre a baptisé l’eau de vie.

Cependant, il arrive que nous soyons confrontés à des phénomènes plus graves : perte de membres, tumeurs cancéreuses, dépérissement de tissus ou d’organes. Nous procédons alors à l’ablation dudit organe ou nous laissons la nature faire son œuvre. Le sujet souffre ses symptômes en condensé pendant la période qui lui est imposée et c’est alors un véritable martyr qu’il subit. Mais nous ne pouvons rien contre la souffrance, celle-ci doit être endurée. L’avantage que l’eau de destin procure, et il est de taille, et que vous pourrez vivre ce qui vous est imparti de vivre dans la plus grande sérénité d’âme et d’esprit. Lorsque l’heure sonne, toutes les fonctions vitales s’arrêtent. Ou pour dire plus simplement : l’individu cesse d’être. Il tombe là même où ses fonctions vitales se sont arrêtées. Nous disposons maintenant de moyens plus précis pour prévoir la date possible de l’arrêt de vie, afin de procurer encore plus de confort à la vie de chaque individu : nous ne devons plus craindre l’instant de notre mort puisque nous le connaissons et que nous y sommes préparés.

Il y a néanmoins un ensemble de mises en garde nécessaire au bon déroulement de votre vie. Le fait qu’il n’y ait plus production d’excrément ou de squames ne signifie en aucun cas de ne pas se nourrir, ou de ne pas se laver. Ceux qui ont essayé ont péri. Car au prochain réajustement, l’eau de destin remet les pendules à l’heure, si vous me permettez la trivialité de cette expression. Certains individus n’ont par exemple pas dormi depuis trois ans alors qu’ils n’avaient été ajustés que pour un an, et refusent toute absorption de destin : il est certain qu’ils paieront cette arrogance de leur vie, tôt ou tard. Leur corps se désagrégera rapidement et ils cesseront d’être pour avoir voulu défier la volonté de celui qui nous a envoyé cette source merveilleuse. Lorsque nous cessons d’être, notre enveloppe charnelle se délite très rapidement, et en quelques heures nous ne sommes plus que poussières. Mais une fois de plus nous ne devons pas craindre la mort, car même si nous la subissons toujours, nous avons le moyen de savoir lorsqu’elle arrivera – et c’est ce qu’ont toujours désiré nos ancêtres à travers les âges. Certains diront qu’il ne faut point craindre la mort puisqu’un dieu existe, mais comme vous le savez, nous autres scientifiques nous devons de ne jamais prendre parti.

Et c’est en tant que membre de cette congrégation que je parle ce soir, à vous tous réunis ici, et que j’honore le dieu tout puissant qui dans son infini despotisme nous a fait tels que nous sommes » – non, cela ne va pas, il faut barrer ça – « Et c’est en tant que membre de cette congrégation que je m’adresse à vous tous ici ce soir, pour célébrer le centenaire du jaillissement miraculeux de la source de destin. Une fois de plus le monde entier a les yeux tournés vers nous, au sommet de la Nanda Devi, rebaptisée pour l’occasion la montagne du destin. Nous annonçons presque quotidiennement des améliorations, des innovations qui nous viennent du monde entier car nous travaillons en synergie, en harmonie les uns avec les autres. L’homme aide l’homme. L’homme aime l’homme. L’homme désormais peut travailler des jours entiers sans s’arrêter, possède un corps glabre, dénué de toute invalidité, permanente ou temporaire, mens sana in corpore sano, voilà notre futur. » Et que dire des multiples névroses, des délires psychotiques incurables jusqu’à présent – oh si, bien sûr que c’est curable, on n’a qu’à tuer le sujet souffrant de la pathologie en question. Mais lui n’a pas de sang sur les mains, ça non. Du moins pas de sang sale. Ceux qui ont essayé ont péri. Bon dieu, cent ans et on est déjà dans la merde. Le caisson ne sera jamais prêt, le Concile parle de faire contribuer financièrement l’individu, il imagine déjà le scandale des gouvernements indépendants. L’armée concilienne réprime des foyers de révolte de part le monde dans des bains de sang qu’ils ont de plus en plus de mal à cacher aux yeux des médias, une proportion non négligeable d’individus sont à ramasser à la petite cuillère, les proches demandent des comptes, veulent voir les rapports et une communauté de scientifiques indépendants – les salauds, ils sont insoudoyables – est capable de déceler les falsifications des résultats. Comment avouer au monde qu’ils ne maîtrisent pas du tout ce bordel de dieu d’eau de destin de merde ?

Il n’était décidément pas doué pour écrire des discours – et il fallait en plus le prononcer, ce qui ne serait pas une mince affaire non plus. Il n’était qu’un simple scientifique qui avait suivi les traces de son arrière-grand-père, un des « découvreurs » de la source, cent ans auparavant. Le centenaire de la découverte de la source de destin allait se fêter en grandes pompes, sur le site même, ce qui n’excluait pas quelque exaction de quelque groupe dissident. La merde, quoi. Il a passé les vingt-six premières années de sa vie dans un caisson littéralement tapissé de merde, puant la pisse et le vomi, certains de ses ongles restés incoupés, le sol recouvert d’une épaisse couche de squames et d’autres choses dont il voulait oublier le nom. Pas d’enfance. Vingt-six ans, donc une espérance de vie calculée à quatre-vingt deux ans, 8 mois, 7 jours, vers la mi-journée. Son être voué corps et âme à la science et à l’homme, comme son père auparavant, tout cela décidé par le grand géomètre comme on l’appelait jadis, son arrière-grand-père. Connard. Pas d’enfance. Il n’avait pas connu sa mère, morte plus tôt que prévu ; il avait détesté son père pour sa philanthropie contagieuse, son espoir indéfectible en le monde et en l’eau de destin.

Qu’est-ce qui a précipité un tel changement ? Il n’y a jamais eu de changement, l’homme est toujours tel qu’il est et a été : avide de pouvoir, cupide, envieux, pressé d’ôter la vie et les biens de son frère. Vingt-six années dans un sommeil paradoxal à rêver de tout et de rien, mais surtout de cette grande lumière blanche crevant la gangue épaisse des nuages et s’abattant avec une violence cosmique sur les neiges éternelles au faîte de la montagne. Ironie du sort, à l’époque ce trou du cul du monde était un no man’s land et un no religion’s land. Maintenant c’est le nombril du monde, le diapason du monde – et l’écho n’est pas du tout plaisant à l’oreille. Lorsque le monde découvrira les expériences, les tests…il ne serait plus là, il espérait. Et il n’aurait pas de descendance, et ça c’était certain. La dose de destin qu’on lui avait administré au sortir du ventre de sa mère était bien trop forte, et tous les liquides de son corps s’étaient échappés. Plus de sang, plus d’eau, plus de sperme, rien. Il fut sauvé in extremis, on ne sait comment. Quelle chance.

Assis sur le rebord de son lit, en pyjama même s’il savait qu’il ne dormirait pas – vieille habitude qu’il n’avait jamais prise – il contemplait la fiole purpurine de destin entre ses doigts constellés de taches brunes et orange. L’estampille « Approuvée par le Concile et la Science », incrustée à même le verre de la fiole, émettait une lueur irisée. Et s’il ne prenait pas sa dose de destin, que se passerait-il ? Il mourrait, probablement. De toute façon tous les individus qui dérogeaient à la règle stricte dépérissaient invariablement. Seuls ceux qui se réajustaient d’une année sur l’autre, la règle stricte comme on l’appelait, avaient une chance de vivre le bon décompte d’années, et encore. Il imaginait l’engouement des masses à la découverte des vertus de l’eau, cent ans auparavant : tout le monde doit absolument en bénéficier, c’est un don de Dieu, tous sans exception de race ou de croyance ou de sexe. Il y a bien dû y avoir des voix dissidentes parmi la communauté des scientifiques, quand même ! Il y avait une éthique de la profession, même à l’époque. Merde, comment en est-on arrivés là ? « Ceux qui ont essayé ont péri. » Il porta la fiole à ses lèvres gercées, mais laissa le liquide purpurin et chaud glisser en deux rigoles scintillantes le long de ses joues et de sa gorge, et venir tacher le col de son pyjama. Il n’en avait pas avalé la moindre goutte. L’odeur âcre de son caisson lui revint en mémoire, si fortement qu’il fronça les sourcils et eut un haut-le-cœur. Réglé comme un métronome : tous les soirs c’était pareil. Il ne fallait pas se leurrer, on ne pouvait pas passer vingt-six ans dans la fange sans en garder quelque souvenir. La fiole vide tomba à ses pieds, sans faire de bruit, sur la moquette impeccable. On verrait bien. Pas d’enfance. Dès le début tout était voué à l’échec et il soupçonnait le dieu responsable de ce merdier de bien se fendre la gueule là-haut, tout en se curant les ongles. Laissez un peu de libertés à l’homme et son frère la lui ôte. Donnez un capital à l’homme et il le dilapide ou le corrompt. Pas d’enfance, pas d’enfant. Une femme névrosée qui allait sûrement se tirer une balle dans le crâne parce qu’elle aussi était stérile ; bon sang, le nombre et la diversité de malformations qu’un seul être pouvait développer…un frisson lui parcourut l’échine. Ceux qui ont essayé ont péri – ou ont fait périr, en ce qui concerne de nombreux cas. Et les géologues, eux aussi s’y mettent : ils ont prédit le tarissement de la source pour bientôt – mais qu’est-ce que c’est « bientôt » ? La source se tarie…il paraîtrait même que ce ne soit qu’une ancienne nappe gelée qu’un minuscule météore aurait découverte en tombant sur la montagne. Cela, il ne pouvait se résoudre à le croire. Il avait gaspillé de l’eau de destin, eau qu’aurait bien aimé boire un petit africain, ou un petit sibérien. Mais le partage s’était fait très tôt. Dans un sens il valait mieux pour eux que cela soit ainsi, au moins ils vivraient comme leurs ancêtres avaient toujours vécu et franchement, ils ne s’en portaient pas plus mal pour autant. Il regarda la fiole, longuement, puis ses yeux se posèrent sur les feuilles recouvertes de lignes biffées, de mots réécrits puis raturés, de mensonges se dit-il soudain. Il ne prit pas la peine de s’essuyer, l’eau de destin s’évapora rapidement. Une lame de rasoir s’insinua dans sa verge. Il se recroquevilla sous la douleur. Quelques secondes, cela ne durait jamais plus de quelques secondes. Jamais il ne connaîtrait la sensation de pisser contre un arbre, de pisser sur le rebord des toilettes, ou sur ses chaussures et de jurer comme un saoulard. Pas d’enfance, mais la souffrance, ça oui. Il n’irait pas redemander de fiole. Ceux qui ont essayé ont péri. Il verrait bien, de lui-même pour une fois.

Et puis dans un sens tant mieux, il était vraiment nul pour les discours.

R.B. 12/04/05 Tours

Lichen

The blind woman next to me fidgeting in her seat visibly uneasy brushed my arm as if in need of help with her train ticket but she tricked ...