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Sunday 7 March 2010

L'insouhaitable

L'insouhaitable                                                            

L'insouhaitable #22 - Fin


Alice
 
           Alice est étendue sur le lit, pense à son enfant qu’elle a elle-même déposé sur un lit à la maternité. Elle pense aussi à Pierre qui est parti prendre des affaires à l’appartement – il prendra également du champagne, pour le médecin et les infirmières. Elle pense à sa sœur qui ne devrait pas tarder. Elle regarde le ciel bleu et se demande quelle heure il peut bien être, la couleur du ciel n’ayant pas changé d’un iota. Elle ne sait pas ce qui se passe en elle, mais elle n’arrive pas à trouver le repos. Elle s’assied sur le bord du lit, enfile ses chaussons et traverse le couloir. Dans l’ascenseur, elle ne fait pas attention aux gens qui la regarde. Elle étire ses jambes ankylosées, respire profondément. Le hall de l’hôpital paraît désert ; il n’y a qu’une femme à l’accueil, elle ne voit pas le reste du hall. Elle distingue une file d’attente à la cafétéria. Elle bifurque sur un petit espace orné de plantes grasses, entourant une sorte de petite chapelle baptisée « repos ». Les parois en verre vont du sol au plafond. Un écriteau spécifie que l’endroit est non-fumeur. Il n’y a là qu’un homme assez âgé assis, il a les yeux fermés. Elle hésite un peu, sur le seuil, puis décide de rentrer sans faire de bruit. Elle choisit un fauteuil à l’écart, mais l’homme a ouvert les yeux. Il la regarde et lui sourit tristement. Elle ne sait pourquoi, mais elle a une soudaine envie de lui parler, de lui dire que ça va mieux, que tout va bien maintenant. Elle ouvre la bouche – mais les mots qu’elle entend ne sont pas ceux qu’elle aurait voulu prononcer.
  

Olivier
 
            Il est étendu sur le lit blanc et regarde le plafond. Il a en marre de regarder le ciel bleu qui ne change ni de couleur ni d’aspect. Pas un seul nuage à l’horizon. Pas un seul oiseau, pas un seul avion, pas une seule traînée blanche. Pas âme qui vive dans l’infirmerie. Pas un bruit. Sauf le souffle. Il s’y est plus ou moins habitué. Mais il a la chair de poule à cause de la présence qui est de plus en plus présente. Il sent quelqu’un dans la pièce, près de la fenêtre, surtout lorsqu’il ferme les yeux, alors il ne les ferme pas souvent, on ne sait jamais. Il a essayé, après s’être assuré qu’il était seul, de parler à voix haute à cette présence, mais le silence lui a répondu. Il ne sait pas où est le sous-directeur, il est parti sans dire un mot. La porte est entrouverte, mais aucun bruit ne filtre du couloir. Il voit le ciel bleu briller à travers le rectangle de la fenêtre. Il met ses mains derrière sa tête, aussitôt il sent le souffle sur le revers de ses doigts. Il ne sait que penser. Il n’a pas assez d’imagination. Il ne veut pas penser à ce que lui a dit son père ce midi. Puis il se souvient de ce que son frère portait dans ses mains lorsqu’il descendait les escaliers. Après un bref pour et contre, il décide de penser à cela.
 
« Hum. » Olivier tourne subitement la tête en direction du bruit. Son père se tient à quelques pas du lit. « A ton aise ? » La question le déstabilise ; il rougit, s’assoit sur le bord du lit, l’air penaud. Il ne sait que répondre, mais son père lui évite de chercher trop longtemps ses mots. « Non seulement tu te fais virer de cours pour des vétilles, des histoires à dormir debout; non seulement tu te fais coller deux heures et on nous convoque, ta mère et moi, en nous disant des choses sur toi que nous ignorions, que nous ne soupçonnions même pas – tu imagines comment ta mère est mortifiée, la honte que je ressens – mais en plus tu prends tes aises et tu lambines… » Il soupire profondément, ses yeux étincellent. « Tu n’as rien à dire pour ta défense ?... Bien. Quoi qu’il en soit, tu ne fais qu’accélérer la marche des choses. Je vais te redresser, mon garçon, comme un ferronnier redresse sa barre d'acier. J’ai discuté avec le sous-directeur parce que le directeur est absent, mais sois bien sûr que je vais arranger ton transfert dans un endroit plus…plus adapté aux garçons de ta condition.
_ Je…je veux pas.
_ Pardon ?...Ce n’est pas une question de savoir si tu le veux ou pas, ou même si ça te plaît ou pas, tu vas aller là où je te dis d’aller et faire ce que je te dis de faire jusqu’à temps que tu sois assez mature pour prendre toi-même des décisions sensées. Tu te crois dur parce que tu tapes sur les plus petits ? Attends que les plus grands fassent de même avec toi et on verra si tu chantes la même chanson. Bon Dieu, ta mère t’a vraiment bourré le mou. Une vraie lopette, voilà ce que tu es devenu. L’école militaire te fera du bien. Tu as vraiment de la chance d’avoir un père comme moi, sinon je ne sais pas ce que tu deviendrais.
_ Un homme bien. » La gifle du père est aussi instinctive que la répartie du fils. Le visage pourpre du père déborde de colère. La joue cramoisie du fils bat la chamade.
« Tu crois pouvoir mener ta barque tout seul comme un grand ? Mais qu’est-ce que tu ferais si tu étais seul ?...Tu ne veux pas répondre ?...Je vais te répondre, moi : tu chialerais comme au jour de ta naissance. » Le père se rapproche du visage de son fils. Il voit deux filets de larmes couler de ses yeux. « Tu sais ce que ça fait d’être tout seul ? Vraiment tout seul, avec personne à des dizaines, à des centaines de kilomètres à la ronde ?
_ …oui.
_ Oh non, tu ne sais pas. Tu crois savoir, mais tu n’en as aucune idée, foutrement aucune idée. J’aimerais que tu sois sur une coque de noix au milieu de la mer déchaînée ou sur les bords d’un long fleuve boueux au beau milieu de l’Afrique –
_ Je m’en fous.
_ Ça, je sais, oui. Mais tant que tu ne pourras pas t’imaginer ce que j’ai vécu, ce que je vis, alors tu ne seras pas meilleur que moi. Tu auras beau essayer, tu ne m’arriveras pas à la cheville et tu resteras dans la médiocrité dans laquelle tu croupis, dans laquelle tu t'es fourré tout seul. Tu ne sais pas ce que c’est que de sentir un souffle sur ta nuque et de ne voir personne derrière toi.
_ Si, je sais !
_ Tais-toi ! Ça suffit ! Plus un mot ou je t’en colle un dont tu pourras te vanter de te rappeler jusqu’à la fin de tes jours ! Je ne te souhaite pas de savoir ce que ça fait. Imbécile, il n’y a rien de pire que d’avoir à s’affronter soi-même. » À ces mots, le père d’Olivier se relâche un peu. « Même le pire des solitaires cherche en fin de compte à avoir un peu de monde à ses côtés. Fils, tu dois réagir, il ne faut pas que tu te laisses aller comme ça. Ce n’est qu’au prix de bien des efforts et des souffrances que l’on peut vaincre son alter ego. Tu es encore jeune et tu ne sais pas ce que tu dois faire. Tu crois te connaître mais tu n’en sais pas plus sur toi que sur ton futur, que sur ton chemin. Je suis là pour te montrer la voie, tu n’auras plus qu’à suivre le chemin. » Il prend l’épaule de son fils dans une main et de l’autre sort un mouchoir et s’éponge le front.
 
           Ils sortent tous deux, le père devant le fils, dans la cour. La sonnerie retentit. Le gravier crisse sous leurs pas. Olivier, tête baissée, pleure amèrement. Il ne voit pas les visages radieux des enfants quittant l’école, il n’entend pas leurs cris non plus. Il ne croise pas les regards interrogateurs et dédaigneux des membres de son cartel. Aurait-il levé la tête, il aurait vu la pionne qu’il ne détestait plus, il aurait vu le nain, Thomas-te, le regarder de loin avec pitié, et il ne l’aurait pas supporté. Il ne pense plus à la honte de pleurer ; il pense à l’objet que son frère tenait révérencieusement dans les mains. Il suit son père qui sort les clefs de la voiture d’une de ses poches. Elles tintinnabulent. Il revoit son frère sourire et l’embrasser. Il voit son frère faire attention de ne pas froisser ce qu’il tient. Il ferme les yeux – oublie un instant le souffle sur sa nuque et la présence tout à fait présente devant lui – il peut parfaitement se rappeler l’uniforme que son frère – à la demande du père – lui a rapporté, et il se dit qu’il a été stupide de penser qu’il ne lui servirait pas. Il revoit le rai de lumière baigner l’entrée de la maison et une partie de l’escalier, il entend les crissements de ses pas sur le parquet du couloir, il voit son plafond bleu ciel.
 
           Au-dessus de lui, le ciel est bleu, et Olivier souhaite qu’il ne le soit jamais plus.


Thomas
 
         Il ralentit le pas et débouche sur la place juste derrière chez lui. Il s’assoit sur un banc, mais comme l’assise est criblée de fientes de pigeons, il s’installe sur le bord du dossier, les pieds sur l’assise. Il sort la bille de sa poche et la contemple. Il trouve un espace suffisamment grand entre les branches et les feuilles des marronniers pour y insérer sa bille bleu ciel. Il n’y a toujours aucune différence entre le bleu de la bille et celui du ciel. Il est désormais certain que c’en est un morceau qui s’est détaché et est tombé dans la cour. Après tout, se dit-il, ce n’est pas si incroyable. La prof de géo a dit que la terre était vieille de plusieurs milliards d’années, alors c’est normal si des morceaux tombent, le ciel est usé, voilà tout. Et il en a un morceau qu’il va offrir à sa mère.
 
         « C’est une belle bille que tu as là. » Thomas lève la tête et voit un homme debout, face à lui. « Je peux m’asseoir ? » Il lui sourit, mais sa mère lui a toujours dit de ne pas parler aux inconnus. « Tu ne parles pas ? » Il a l’air gentil, et sa voix est douce, un peu comme celle de son père, mais il ne doit pas parler aux inconnus. « Je ne suis pas méchant, tu sais. Je…enfin…tu n’es pas obligé de me parler. » Thomas fait un léger signe de tête et l’homme comprend, s’assied comme lui sur le dossier. Il porte un costume, mais sa cravate est défaite et sa chemise baille sur le haut de sa poitrine. Une barbe de quelques jours vieillit ses traits, et il a l’air fatigué – mais heureux. Il a posé un sac plastique avec des bouteilles de champagne et un sac plastique noir, par terre. « Elle est vraiment belle, ta bille. » Thomas se méfie, et fourre son bout de ciel dans sa poche. Il ne l’aura pas. « Oh, tu sais, il y a longtemps que je ne joue plus à ça, tu n’as rien à craindre. Je ne la veux pas ; je l’admire simplement parce que sa couleur est peu commune. Je peux la revoir ? Je te la rends tout de suite. » Thomas hésite, le ton est cajoleur, rassurant, et puis l’homme croit que ce n’est qu’une simple bille. Alors, il la sort, précautionneusement, de sa poche et la lui montre. Il voit les traits de l’homme changer subitement au contact de la pierre. « Elle est rudement belle. J’aimerai un jour que mon fils ait une telle bille. » Thomas prend peur, l’homme a reconnu la bille pour ce qu’elle est vraiment. Mais l’homme lui tend la bille, entre le pouce et l’index, et la dépose dans le creux de sa main. Thomas sourit.
 
« Je vais l’offrir à ma mère, pour que ça la console. » L’homme hoche la tête, un sourire s’esquisse aux commissures de ses lèvres, mais il ne rit pas. Il se lève.
« Je dois aller voir ma femme et mon fils. Il vient de naître. » Thomas le regarde, ne peut rien dire. L’homme ramasse les deux sacs plastiques – Thomas entend le cliquetis de bouteilles qui s’entrechoquent – et chacun se salue d’un signe de tête. L’homme disparaît derrière lui, traverse des rues et s’évanouit dans la maigre foule des passants affairés.
 
             Il pose délicatement la bille dans le creux de sa main, et pense soudainement qu’il ne peut pas offrir un tel cadeau comme ça ; qu’il faut un paquet-cadeau à la mesure du présent. Il regarde alors autour de lui et après quelques secondes de réflexion, se lève et ramasse une bogue marron. Il l’examine et la trouve un peu desséchée, alors il la jette et en ramasse une autre, mais elle n’est pas entière, et puis elle est écrasée. Il regarde plus loin autour de lui, mais ne trouve rien. Il se déplace lentement, les yeux rivés sur le sol. Il commence à désespérer, mais soudain, après quelques minutes à désespérer, il découvre enfin, sous une feuille, ce qu’il cherche. Satisfait, il enferme la bille dans la coque, celle-ci est parfaite : la couleur marron rehausse le bleu du morceau de ciel, et la bogue se referme parfaitement ; un morceau d’écorce à l’intérieur permet de bloquer la bille. Il enferme le morceau bleu de ciel bleu ciel dans l’écrin qu’il met, avec d’infinies précautions, dans sa poche. Thomas reprend tranquillement le chemin de la maison; regarde les badauds le nez en l’air; sourit; se dit que la journée a été longue et pas forcément agréable.
 
          Marchant, il se demande où il partira en vacances avec ses parents, ce qu’il demandera pour son anniversaire dans deux mois, si sa grand-mère n’a pas trop de regrets, où qu’elle soit. Il souhaite que grâce à son morceau de ciel bleu sa mère ne pleure jamais plus.
 

Saturday 6 March 2010

L'insouhaitable #21


Pierre 

           Pierre serre la main du curé qui sourit à son tour. Se doute-t-il de quelque chose, se demande-t-il. Se doute-t-il de la découverte qu’il vient de faire ? Il ne saurait dire, pourtant celui-ci sourit, découvre même ses dents un peu jaunes. Pierre tourne le dos au chœur sous le regard bienveillant du curé. Sa démarche est soudain légère, presque sautillante; il a l’impression de ne pas toucher le pavé – les dalles – de la vieille église. Il ne regarde pas les motifs des vitraux, même s’il pourrait y trouver d’autres éléments de réponses, plus probants peut-être; il passe sous la poutre de gloire sans voir le crucifix cloué dessus, pense aux futures recherches qu’il va entreprendre pour s’expliquer son rêve et peut-être découvrir, qui sait, pourquoi aujourd’hui son vœu a été exaucé.
 
          Il traverse d’un pas allègre la nef, par le vaisseau central, et pense à cette pierre et cette inscription – et oui, un jour, il montrera cette église à son fils. Le ciel bleu au dehors doit briller de tous ses feux. Pierre s’arrête. Sous le regard inquiet du curé, il tourne les talons, retraverse la nef dans l’autre sens et s’accroupit près du pilier de soutènement de la croisée. L’énorme pierre, d’un seul tenant, qui soutient le pilier, est ovale, et non pas ronde comme il l’a souvent vu. La roche est rugueuse, ne semble pas provenir de la région. Le granit est émoussé, grenu ; Pierre en fait le tour, toujours accroupi. Tourné vers l’intérieur, il sent du bout de ses doigts, plus qu’il ne voit, ce qu’il cherche. Là, aux pieds du pilier, effacée presque complètement par les ans et négligée par des générations de pèlerins, se meurt l’inscription mystérieuse. Satisfait, Pierre se relève et toujours sans se préoccuper du regard désormais bienveillant du curé, qui à son tour se penche en faisant la moue – cachée par son immense barbe qui traîne par terre – vers le pilier, il sort de l’église et affronte le ciel bleu ciel comme pour la première fois. Il n’a plus qu’à rejoindre sa femme et son fils.


Thomas
 
        Son bout de ciel bleu en poche, il parcourt rues et ruelles. Il évite le centre le plus possible, aussi emprunte-t-il des venelles à l’odeur forte. Il se demande ce qui se passe avec lui. Jamais il n’a fait rire personne, et tout d’un coup tout le monde le prend pour un Benji. Il se dit que le ciel bleu doit avoir quelque chose à voir avec tout ça, mais ses pensées s’arrêtent là. Il sait qu’il va faire cadeau de la bille à sa mère et il sait qu’elle sera contente, qu’elle le prendra dans ses bras, et qu’elle ne rira pas. Il n’aime pas les rires des gens. Il se demande ce qu’il a bien pu faire pour mériter ça.


Pauline
 
        Elle a fermé le bureau à clef et se dirige vers le portail, tentant désespérément de ramener au silence, ou au calme, le flot d’écoliers en furie. Du regard, elle scanne la foule des parents attendant leur chérubin. Elle se souvient quand elle-même attendait sa mère à la sortie de l’école, la joie quotidienne de revoir ce visage perdu de vue pendant quelques heures. D’ailleurs, elle revoit ce visage, ridé, peiné et fatigué, l’attendre à quelques pas des grilles. Pourquoi sa mère est-elle là, à cette heure de la journée ? Elle croise son regard, et comprend que quelque chose ne va pas. Elle s’approche, aperçoit un scintillement sur les joues de sa mère – pendant un instant, elle croit voir des diamants étinceler sur la peau halée de sa mère – et puis elle voit enfin les larmes, les yeux rougis – la boule dans son ventre revient, à fleur de peau. Sa mère l’embrasse, l’étreint.
 
« C’est ton père, ma chérie. » Le temps semble suspendu : c’est mon père quoi – elle pense à la mort, au vieillard agonisant étendu sur sa couche – elle ne veut plus serrer la main d’un mourant, jamais. « Il est à l’hôpital, il a fait un malaise. » Pauline sent un immense soulagement remplir ses poumons.
 
« Et il va comment ? » Sa mère lui dit alors qu’il y a eu plus de peur que de mal, selon les médecins, mais qu’il faudra faire attention à partir de dorénavant. Elle lui dit aussi que dans son délire, dans l’ambulance, il a demandé à la voir. Pauline s’en étonne et regarde sa mère avec de grands yeux. « Ton père t’aime, tu sais, même s’il n’a jamais su te le montrer. » Pauline sait, mais cela n’atténue pas sa rancœur. Elle détourne les yeux, regarde un jeune garçon partir, voit Raquin et son père et a une soudaine envie de lui demander pardon, de lui dire que tout ira bien, qu’il ne faut pas qu’il s’inquiète, mais elle sent la main de sa mère l’attirer à elle. Alors, sans savoir pourquoi, elle s’enfouit dans les bras de sa mère, et pleure.
 

André
 
« Cela fait longtemps que vous êtes là ?
_ Pardon ? Oh, non, je suis arrivé dans l’après-midi. D’après les toubibs, j’ai fait un petit malaise, rien de grave. Apparemment je ne suis pas le seul aujourd’hui ; le temps peut-être.
_ Oui, c’est un jour bien étrange.
_ À qui le dîtes-vous ! En tout cas, ça m’a retourné. Heureusement que Jeanne – c’est ma femme – est rentrée plus tôt – elle m’a dit qu’elle le pressentait. Pas loin de vingt-cinq ans de mariage au compteur, alors vous pensez bien qu’elle me connaît! Couché sur le flanc, les yeux grands ouverts – pas étonnant qu’elle ait paniqué. » Lentement – presque délicatement, pense Alice – l’homme passe sa main sur la longueur de son visage, comme pour y essuyer la sueur.
« Mon Dieu ! Mais, ils vous laissent sortir tout en sachant que vous avez fait un malaise cardiaque ?
_ D’après eux, c’est pas cardiaque, c’est juste la chaleur et un peu de fatigue. Et vous, vous êtes là pour quoi ?
_ J’ai accouché, il y a deux jours et… » – Alice soupire, touche le pansement sur son ventre à travers sa blouse blanche – « ça s’est mal passé pour le bébé. » L’homme l’écoute attentivement, les coudes posés lourdement sur ses genoux. « Le cordon ombilical s’est enroulé autour de son cou, et il est né mourant. Ils l’ont tout de suite mis en couveuse et ils stimulaient son cœur…il a lutté deux jours. Pierre voulait qu’on le débranche, et moi aussi, mais pas pour les mêmes raisons : il pensait qu’il ne vivrait pas. Mais moi, je savais qu’il vivrait.
_ Et ?
_ Et j’avais raison.
_ Merde, vous m’avez flanqué la frousse. Je croyais que…enfin…vous savez, ce n’est pas rien, pour un petit. Vous savez, vous entendez tous ces bips-bips et ces machines bourdonner autour de vous, vous ne voyez rien et vous entendez des gens, mais vous ne comprenez rien et vous ne pouvez rien y faire – c’est terrible. Vous croyez que vous pouvez au moins ouvrir les yeux, mais il fait toujours aussi noir et vous vous sentez si faible, et puis, lentement au début, vous vous sentez partir. Je sais bien qu’il s’en est fallu d’un cheveu aujourd’hui, malgré tout ce que les toubibs peuvent dire. Votre bébé –
_ C’est un garçon.
_ Votre garçon, il ne s’en est pas fallu de beaucoup, à mon avis, et pourtant, il est là. On n’a pas souvent deux chances comme celle-là, et je sais de quoi je parle. Vous êtes courageuse, ma petite dame, vous êtes un peu comme ma Jeanne.
_ Merci.
_ Vous savez, je suis honnête avec vous, et Dieu seul sait pourquoi, mais j’ai…j’ai comme l’intention de réparer mes erreurs, de ne plus me laisser berner par mes vieux démons. Je suis passé trop près de la mort pour fermer les yeux sur tant de gâchis.
_ Il n’est jamais trop tard pour bien faire. Vous savez, lorsque mon mari sera de retour, je lui demanderai pardon pour avoir été aussi égoïste. J’ai autant besoin de lui que notre fils, et ça, je ne l’avais pas vu avant aujourd’hui.
_ En ce qui me concerne, je demanderai pardon à ma fille, parce que je n’ai jamais cherché à la comprendre, parce que je tenais mon passé comme vérité éternelle et universelle alors qu’il y a autre chose. Et puis à ma femme, pour lui avoir caché autant de choses sur moi.
_ Elle doit s’en douter, après autant d’années à vos côtés.
_ Ma fille aussi, à mon avis. Mais si on rumine tout seul dans son coin comme je l’ai fait, et qu’on ne laisse personne nous aider, et bien on n’est pas près de s’en sortir. » Une petite voix, dans un coin de sa tête, murmure : « prêt ». André fixe à ses pieds le linoléum défraîchi : « Mais maintenant je suis prêt. » Il relève la tête et voit sa femme et sa fille traverser le hall de l’hôpital. La jeune femme semble perdue dans ses pensées ; il hésite, un instant, à l’interrompre. « Ça m’a fait du bien de vous parler, madame.
_ Appelez-moi Alice. À moi également, ça m’a fait le plus grand bien. » Elle se relève avec un peu de mal. Il se lève aussitôt pour l’aider. « Merci. Je vais remonter dans ma chambre, me reposer. Mon mari et ma sœur ne devraient pas tarder.
_ Vous êtes sûre que ça va aller ? On peut vous accompagner.
_ Non, merci, ça va aller. Vous avez dit « on » ?
_ Ma femme et ma fille arrivent. C’est mon anniversaire, ce soir, sinon elle serait sûrement pas là.
_ Laissez-vous au moins une chance de vous expliquer et elle vous la laissera.
_ (Soupir) C’est gentil de dire ça… … bon, eh bien, le devoir m’appelle. Au revoir, Alice.
_ Au revoir, et ne faîtes pas de folies pour votre anniversaire.
_ Oh, je ne ferais pas « d’excès » comme disent les toubibs, ne vous inquiétez pas. Soignez bien votre mari et votre petit ; et gardez le moral. » Il serre la main qu’elle lui tend et tourne les talons. Il rencontre sa femme et sa fille sur le seuil de la coque de verre, se retourne dans l’encadrement de la porte et fait un signe de la main à Alice qui s’est rassise. Les deux femmes derrière lui lui sourient. Elle sourit en retour, du mieux qu’elle peut. Elle les regarde traverser le hall en sens inverse, sortir main dans la main, marcher dans le ciel bleu et disparaître à sa vue.
 

Friday 5 March 2010

L'insouhaitable #20

Alice
 
        Ses mains laissent des traces de condensation sur les parois de la couveuse. Elle regarde tour à tour la ligne verte dessiner des pics et des creux abrupts, et le visage serein de son bébé. Parfois, ses yeux glissent sur la poitrine striée de côtes fines comme des stalactites à la fin de l’hiver; sur les petites mains et leurs aiguilles; sur le pansement au niveau du nombril. Elle se dit qu’elle aussi a un pansement et une cicatrice sur le ventre. Elle ne veut pas baisser les bras, pas après avoir fourni tous ces efforts. Elle a repris ses esprits, et ne pleure plus. Elle attend son mari et le médecin de pied ferme. Elle veut leur prouver que ce n’est pas parce qu’elle est croyante qu’elle croit aux miracles. Même si elle prie. Depuis le départ de son mari, elle prie. Elle murmure ses Ave Maria avec conviction, parce qu’elle n’a jamais vraiment aimé les autres prières.
 
         Elle veut croire que ce cœur qui bat, que ces poumons qui respirent n’ont pas besoin de machines. Elle s’adosse au fauteuil et secoue la tête. Soudain, elle empoigne les roues et se dirige maladroitement vers la fenêtre. Fébrilement, elle remonte le store et tire les rideaux. La lumière du ciel inonde la pièce par la vaste fenêtre. Elle se déplace avec beaucoup de peine, épuisée par l’effort qu’elle vient de fournir, arrête le fauteuil près d’une machine dont elle ne connaît pas le nom mais au-dessus de laquelle s’active un soufflet en plastique. Sa respiration s’est accélérée, elle ne contrôle plus les battements de son sang dans ses tempes, elle ne sent plus ses muscles. Elle réussit, tant bien que mal, à déplacer la si lourde machine. Ainsi son enfant reçoit la lumière bleue du ciel bleu. Elle croit sans savoir pourquoi au pouvoir bénéfique de la lumière de ce ciel bleu. Elle se tourne vers le ciel, s’assure qu’aucun nuage n’est à l’horizon, puis revient vers la couveuse. Son cœur bat la chamade, et elle se sent proche du malaise, mais elle sait que son devoir de mère est achevé, presque. Derrière elle, la porte s’ouvre.
« C’est vous qui avez ouvert les rideaux ?
_ Et les stores aussi.
_ La lumière du soleil n’est pas bonne pour les nouveaux-nés aussi faibles, Alice.
_ C’est celle du ciel que je recherche : vous n’allez pas m’apprendre mon devoir de mère.
_ (Soupir) Je n’ai pas la prétention de vous l’apprendre, Alice. Je vous donne les conseils du médecin que je suis et qui a vu naître beaucoup d’enfants, rien de plus.
_ Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas vous demander pourquoi c’est arrivé à mon fils. Je veux qu’il vive. » Son mari, bouche bée, regarde le médecin en faisant des gestes d’incompréhension.
« Alice, tu vas bien ?
_ Oui. Je veux qu’on le débranche, Pierre. Il va vivre.
_ Je ne veux pas vous donner de faux espoirs, Alice, mais si on le débranche, alors il devra faire ce qu’il n’a pas réussi à faire seul jusque là.
_ Comment le savez-vous ? Avez-vous essayé de le laisser respirer par lui-même ?
_ Non, parce que nous observons le comportement de son métabolisme. Alice, il faut bien que vous compreniez dans quelle optique nous allons débrancher votre enfant. Il –
_ Je sais, je sais. » Elle se sent faiblir, elle veut que le médecin se presse. Son mari obéit au signe de tête de ce dernier et fait sortir Alice. Il l’arrête au niveau de la vitre au dehors, s’accroupit à ses côtés.
« Je t’aime, Alice.
_ Moi aussi, Pierre. Je ne peux pas t’expliquer ce que je ressens, mais je sais qu’il va vivre.
_ Pourquoi ?
_ Parce que j’en ai fait le vœu. »
 
         Pierre hoche la tête et étouffe un sanglot, désarmé devant la foi qui lui fait cruellement défaut, celle qu'il aurait tant aimé avoir. Le médecin, aidé d’une infirmière, s’affaire autour de la couveuse. La jeune fille jette plusieurs coups d’œil désespérés vers Alice. Puis, finalement, sans tourner une seule fois le regard vers cette femme dont il admire le courage et déteste l’obstination à ne pas être plus claire, le médecin appuie sur le bouton. Le soufflet retombe. La ligne verte retombe. La poitrine de l’enfant retombe. Alice retient son souffle, Pierre aussi. Elle cherche sa main, la trouve et la serre. Lui veut croire, lui aussi. Il aimerait avoir la foi de sa femme, mais il a vu trop d’horreur, trop de flammes prendre des vies sans raisons ; il voit trop de choses annihilées ainsi et ne jamais repousser. Il a vu le jour se lever, il a vu la naissance de ce ciel si bleu. Il sent les larmes couler le long de ses joues, l’odeur des corps brûlés remonte, le submerge un instant pour s’évaporer dans la seconde. Il serre la main de sa femme car l’attente lui semble intolérablement longue. Alice est plongée dans l’éternité de cet instant, dans son esprit se mêlent les derniers fragments de son rêve, la couleur bleue, les mains recroquevillées de son fils, le ciel bleu, les hiéroglyphes de Gizeh, d’étranges sons depuis longtemps oubliés, les yeux clos de son fils, pourvu qu’ils soient aussi bleus que ce ciel exceptionnel. Le médecin pleure ; l’infirmière le regarde, abasourdie. Il savait que cela serait ainsi ; tout espoir est vain. Dehors, pourtant, le ciel brille. Puis, la poitrine fluette remonte, la ligne verte remonte, sans effort presque. Le soufflet, lui, reste éteint. Dans le silence figé de la pièce, le cri tant attendu résonne.
 
        Dehors, le ciel est immensément bleu.

 
Olivier
 
        Voilà bien dix minutes qu’il attend dans l’antichambre qui mène au bureau du proviseur. Cette pièce sans fenêtre est un véritable calvaire. Il s’est fait renvoyer de cours parce qu’il n’arrêtait pas de gesticuler et de parler à voix haute sans qu’on le lui demande. Ce n’est pas de sa faute, avait-il clamé, il sent un souffle sur sa nuque, il jure qu’il y a quelqu’un derrière lui. Le prof n’a rien voulu savoir. Olivier pensait qu’il serait mieux ici mais il n’en est rien. La présence est toujours présente. Il a le dos collé au mur et pourtant il sent encore ce maudit souffle caresser sa nuque. Parfois, même, il peut entendre une respiration rauque.
 
       Malgré la relative fraîcheur de la pièce, de grosses gouttes de sueur perlent sur son front. L’activité du bureau voisin se fait faiblement entendre. Une sonnerie de téléphone, une imprimante, un clavier d’ordinateur, une voix de femme. Des bruits de pas. Le sous-directeur rentre dans l’antichambre, ne parait pas surpris de le voir.
« Alors comme ça, on se prend pour Jeanne d’Arc, monsieur Raquin ?
« Non, m’sieur.
« Entre donc dans mon bureau pour confesser tes péchés. » Olivier exécute docilement les ordres du sous-directeur qui n’a pas l’air d’humeur joviale. Il s’assied après lui. « Qu’est-ce qu’il y a encore aujourd’hui? Tu sais que j’en ai un peu marre de te voir?
_ Je crois que c’est le ciel bleu, m’sieur.
_ Je sais, je sais. Tu n’es pas le premier à me servir ça comme excuse aujourd’hui. On dirait que vous vous êtes passés le mot pour me faire tourner en bourrique. » Il met ses mains derrière sa nuque, semble la masser. « Pourquoi le prof d’Anglais t’a-t-il renvoyé ?
« Parce que je faisais trop de bruit.
_C’est tout ?
_ Et aussi parce que je lui ai dit que j’entendais quelqu’un respirer derrière moi et il a cru que je me moquais de lui. » Olivier a le cœur qui bat, il n’aime pas chercher ses mots et articuler comme il le fait, mais il ne veut pas avoir l’air bête.
« C’est un peu normal quand un grand gaillard comme toi se met toujours au dernier rang. Tu entends encore cette voix ?
« C’est un souffle, m’sieur. Oui, je le sens encore. » Il se sent rougir jusqu’à la pointe des oreilles.
« Pauline, la nouvelle surveillante, m’a fait part de ton comportement avant la rentrée en classe, et des mesures qu’elle a prise. Une partie de moi regrette, et une autre dit que c’est bien fait, que tu mérites bien deux heures de colles. Pour que ça rentre mieux, tu les feras un mercredi matin. En ce qui concerne le rendez-vous, on va arranger ça tout de suite. Je vais appeler ta mère pour qu’elle vienne te chercher.
_ Mon père est rentré, m’sieur.
_ Ha bon ?...Je comprends mieux, maintenant, mais on ne peut pas se laisser éternellement attendrir par tes histoires… » Le sous-directeur signe au bas d’une feuille, puis fixe ses yeux dans les siens. « Ça faisait longtemps que ton père n’était pas rentré. Et ton frère?
_ Il est rentré aussi.
_ Bien. Tu ne vas pas retourner en classe. Je vais t’emmener à l’infirmerie où tu attendras que ton père vienne te prendre.
_ Mais l’infirmerie est fermée, m’sieur. Pourquoi je dois aller attendre là-bas tout seul?
_ Tu préfères que ton père vienne te chercher en études, histoire d’aggraver ton cas ? » Olivier Raquin baisse la tête et répond dans un murmure résigné :
«  Non, m’sieur. »

 
André
 
         Cette horreur, il la portait encore en lui, nuit et jour, chaque midi, chaque soir, chaque été, chaque automne, chaque hiver. Il n’y avait pas un jour où il n’y pensait pas, pas un jour où il ne supportait son poids atroce en silence. Il avait vidé son chargeur sur ceux qu’il appelait les « sauvages », en hurlant à se déchirer les poumons, il se souvient de la crosse serrée dans sa main – et le sentiment de puissance acquis lors de sa première exécution évanoui dans l'instant. Il avait « perdu les pédales », raconta-t-il aux officiers plus tard ; il en avait tué quatre, les autres s’étaient enfuis ; l’un d’eux était blessé, il en était sûr. Il avait perdu toute notion d’humanité, avait-il poursuivit, en voyant ces « barbares » se repaître du corps du malheureux mort. Il avait vu les lambeaux de chair rouge et dégoulinante, les intestins délicatement posés sur des feuilles, les couteaux s’affairer sur les tendons, et le sang, le sang, et l’horreur; l’horreur.
 
      Il a beau essayer de ne plus y penser, les images reviennent sans cesse, tourbillonnent, s’enchaînent les unes après les autres comme un diaporama de vacances. Ils mangeaient celui qu’il avait tué. Lui l’avait tué parce qu’on le lui avait demandé ; eux le mangeaient parce qu’ils avaient faim. Il expliquait son geste par le fait qu’il avait eu peur pour lui-même. Il voulait retourner sur un bateau, partir de ce sombre enfer, oublier, recommencer à vivre. Alors les officiers l’avaient regardé avec compassion, lui avait fait signer un papier de confidentialité et il était retourné sur un bateau, parti de ce sombre enfer, avait oublié et recommencé à vivre. Le bateau le mena vers un enfer aussi sombre, il oublia cet autre enfer, recommença. « Et aujourd’hui, je suis fatigué, » dit-il à voix haute. Ses mots résonnent dans la cuisine. Jeanne va bientôt rentrer, il doit oublier, ou bien tout lui raconter. Mais pas aujourd’hui. Demain. Lorsque ce ciel bleu aura disparu. Demain, elle saura. Lorsque le ciel bleu ne sera plus aussi bleu. Peut-être qu’après, enfin, les cris cesseront.
 
       Mais ses paupières se ferment presque à son insu ; il ne lutte pas, il se laisse glisser, doucement, dans cette obscure torpeur qui le fascine. Il s’aide de ses mains et s’allonge sur le carrelage froid de la cuisine qui pénètre par chacun des pores de sa peau. Il perçoit encore quelques instants la lumière du ciel à travers la membrane de ses paupières, puis lentement les ténèbres se font autour de lui ; puis il ne reste que le froid à sentir. Le silence se fait ; les odeurs s’estompent et disparaissent ; il ne sent plus ses jambes, son corps ; il sait qu’il ne lui reste plus qu’à attendre dans le noir et le froid et, docilement, il attend.
 

Thursday 4 March 2010

L'insouhaitable #19


André
 
           Il lutte contre l’assoupissement. Il ne veut pas refaire un de ces maudits rêves. Il se donne une claque, ce qui le réveille aussitôt. Bon Dieu, pense-t-il, je dois vraiment avoir chopé un bon coup de soleil sur le crâne pour me coller des tartines pour pas m’endormir. Il se lève et va se servir un grand verre d’eau, dans lequel il met deux gros glaçons. On se croirait vraiment en été. Par la fenêtre de la cuisine, il regarde ce ciel bleu. Le seul qu’il ait déjà vu auparavant, c’est celui qu’il y avait dans son rêve, celui qui couronnait ce jour funeste. Il repense aux ordres de cette satané journée, lorsqu’il avait quitté le campement à bord de cette pirogue flottant dans ces eaux insalubres, dans lesquelles surnageaient toutes sortes de choses, toutes plus viles les unes que les autres. Il avait même vu un cadavre de noir, une fois. Les indigènes rendaient tout au fleuve, comme ils croyaient en tirer tout ce qu’ils possédaient, y compris leur vie. Le fleuve était leur Dieu – est leur Dieu, pour autant qu’il sache.
 
          Les ordres avaient été clairs, sans appel: il devait tuer cet homme, localiser ses réserves d’ivoire volé, envoyer un homme au campement de base pour qu’un bateau vienne les chercher, lui et la cargaison. Il ne sait toujours pas pourquoi les services secrets français étaient venus le trouver, lui, alors simple officier dans la marine. Il n’avait pas eu l’occasion de le demander à son interlocuteur, tout excité qu’il était d’avoir à affronter le danger l’arme à la main. Après son unique mission en tant qu'« agent secret », il était retourné avec soulagement sur les planches de son bateau, sur les mers et les océans, où le danger était certes plus concret, plus absolu et surtout plus fréquent, mais où il n’y avait rien d’inhumain.
 
         André pose le verre sur le carrelage de la table. Le cliquetis lui donne la chair de poule. Rien ne bouge dans la cuisine, tout est silencieux. Il voit des particules de poussières stagner en suspension dans l’air sec. Il ne se souvient plus du nom de l’homme qu’il a pourtant abattu de sang froid. Il ne se rappelle pas l’avoir jamais su. Il avait obéi aux ordres ; il avait trouvé, au cœur de la forêt, le campement de l’homme blanc ; il avait trouvé l’ivoire qui gisait à même le sol, en plein soleil. D’immenses défenses étaient appuyées contre les huttes, contre les arbres. Le camp était désert – déserté plutôt. Un feu finissait de mourir dans un coin. Il avait alors envoyé un homme à son campement, comme prévu. Il avait ordonné aux autres, ou plutôt à celui qui lui servait d’interprète et qui traduisait ensuite aux autres, de ramener le corps et de l’enterrer dans le seul espace sans ivoire. Deux noirs revinrent, traînant le corps sans vie par les bras. André était assis sur une gigantesque souche, assistait au spectacle qui lui remuait les tripes. Le corps hérissé de flèches se balançait au gré de la démarche des deux insouciants.
 
           Il se souvient avoir alors détourné le regard, s’être levé pour inspecter l’ivoire. Il y en avait beaucoup, bien plusieurs tonnes. Certaines défenses étaient tellement grandes – bien plus grandes que lui – qu’elle ressemblaient à des troncs d’arbres sans branche ni écorce. Les éléphants devaient avoir été gigantesques. Où pouvaient-il bien être, le messager ? Que fichait-il ? Il ne s’était pas retourné une seule fois, même s’il entendait des éclats de voix qui ressemblaient, par leur ton et la colère qu’ils contenaient, à une dispute. Les voix se multiplièrent, leur ton monta, et cessèrent soudainement.
Alors, André ne s’était pas retourné. Un noir devait être mort dans la dispute, comme c’était souvent le cas, poignardé, à se vider lentement de son sang sous le regard amusé de ses comparses. Le silence était retombé dans la jungle. André ne se rappelle plus combien de temps s’était écoulé, mais finalement il avait fait face aux hommes alors sous son commandement. Il avait finalement fait face à l’horreur qui le tourmentait encore aujourd’hui.
 

Thomas
 
            La sonnerie retentit pour la deuxième fois. Il va devoir expliquer son retard au prof. Il frappe à la porte et entre sans attendre. Le professeur le regarde et lui sourit : c’est bon, pense-t-il, elle ne va rien me dire.
« Où étais-tu, Thomas ? » Zut. Il s’arrête dans l’allée, à quelques pas de sa chaise. Il se retourne.
« C’est la pionne qui – » mais il n’a pas le temps d’achever sa phrase car les rires de ses camarades l’en empêche. Il regarde, médusé, la prof se joindre à l’allégresse. Il se sent rougir. La pointe de ses oreilles doit être brûlante, il le sait. La prof lui fait signe de s’asseoir, ce qu’il fait en s’empêtrant dans plusieurs sacs alors qu’il remonte l’allée. Le cours se passe sans qu’il ouvre la bouche. D’habitude il aime participer pour montrer qu’il s’intéresse mais il préfère ne rien dire, on ne sait jamais.
 
            Aujourd’hui il apprend que l’Afrique est l’un des six continents de notre monde ; qu’il est composé de déserts – Sahara, Kalahari – de forêts denses et claires, de savanes et de steppes. Thomas apprend aussi qu’il est habité par des maghrébins et des africains, que ces derniers ont subi la traite des esclaves et les colonisations, que le Kilimandjaro (5895 m) est une des plus hautes montagnes du monde et qu’il y a trois très grands lacs : Victoria, Tanganyika et Malawi. Tous les noms sont pointés sur la carte. Il apprend que le Nil (6700 Kms), le Congo (4700 Kms), le Niger (4200 Kms) et le Zambèze (2660 Kms) sont parmi les plus longs fleuves du globe, que le Nil et le Congo sont respectivement les deuxième et quatrième plus longs fleuve du monde. La prof digresse un peu sur le Congo parce qu’elle y est allée, en pirogue, une fois. Elle dit que c’est un fleuve d’Afrique centrale, né sur le plateau du Katanga, qui se jette dans l’Atlantique et qu’il a un bassin de 3 800 000 km². Il porte le nom de Lualaba jusqu’à Kisangani. Il reçoit beaucoup d’autres fleuves mais il ne se jette pas dans la mer comme tous les autres, ce qui semble aller à l’encontre de ce que devrait faire tout fleuve ou rivière qui se respecte. La cloche sonne, alors la prof s’arrête.
 
              Il est le premier à sortir de la salle, presque en courant. Il dévale les escaliers, croise des élèves qui le regardent bizarrement. Il se retrouve bientôt dans la cour vide. Il emboîte le pas, les graviers crissent sous ses chaussures. Il fait rouler la bille entre ses doigts au fond de sa poche. Il regarde furtivement la voûte au-dessus de lui ; il sent le bleu coller à sa peau. Il passe les grilles, enfin. La rue est bondée de parents qui attendent leur progéniture. Il voit des visages connus, d’autres inconnus. Lui, il rentre à pied. Il entend des bribes de conversations, mais il connaît évidemment leur sujet : le ciel bleu si bleu qui agit sur toutes les têtes. Il entend une mère dire qu’elle n’a jamais été aussi tête-en-l’air qu’aujourd’hui. Une autre se plaint de migraine. Il passe devant ces gens sans importance, mais une main l’arrête. C’est la mère d’un de ses « camarades ». 
 
« Tu sais si Martin va sortir bientôt ? Je ne veux pas qu’il reste sous ce ciel. » Elle l’irrite, il n’aime pas son air maternel.
« J’en sais rien. » C’est tout ce qu’il trouve à répondre. La mère éclate de rire en rejetant sa tête en arrière, ses cheveux bouclés rebondissent sur ses épaules. Elle l’appelle mauvais garçon et lui donne une petite claque sur les fesses tout en avançant vers les grilles. Il n’en revient pas de s’être fait traité comme un sixième, ou pire, comme un CM2. Il lance un regard qui se veut haineux vers le dos de la mère qui a repris sa discussion avec un père. Il descend du trottoir et aperçoit Raquin partir avec un grand monsieur qu’il n’a jamais vu. L’homme a un visage austère, de larges épaules et ne sourit pas. Pendant quelques secondes, Thomas plaint son pire ennemi, puis se reprend et se dit « Tel père, tel fils ». Ils disparaissent dans une voiture noire. Un peu plus loin, la pionne a quitté son poste et se dirige vers une vieille dame qui doit être sa mère. Il se souvient, maintenant, de son rire éclatant et sibyllin, son rire insensé : elle aussi avait ri. Thomas, quant à lui, prend le chemin du retour, les idées embrouillées et la main dans la poche.


Pauline
 
           Pauline parcourt le dédale des couloirs, revêt son masque austère et peste après les retardataires qui détalent aussitôt. Elle ne veut plus penser à son rêve, alors elle se jette à corps perdu dans son travail. Elle en voit un qui monte les escaliers, tranquillement. Lui, se dit-elle, il est bon pour un billet de retard.
« Tu n’as pas l’air pressé d’aller en cours, toi. » Elle n’a pu empêcher ses paroles de franchir le seuil de ses lèvres. Elle l’a reconnu, mais trop tard. Elle regarde le pauvre garçon rougir jusqu’à la pointe des oreilles. C’est celui qui s'était fait tabasser par Olivier Raquin, et qui n’avait pas voulu porter plainte, ou même le dénoncer. Jamais il ne participait aux jeux dans la cour de récréation, ou ne prenait part aux groupes des écoliers de son âge. Elle le voyait errer, à faire ses tours de cour ou assis dans son coin, apparemment heureux d’être seul. Elle s’en veut de l’avoir interpellé de la sorte, et même si le ton de sa voix s’adoucit, elle se doit d’être ferme, pour ne pas perdre la face.
« Pourquoi tu n’es pas en cours? » Elle voit le garçon, un peu petit pour un quatrième, rougir encore plus et bredouiller quelque chose. Elle se sent sourire. Elle abandonne tout masque et se penche vers lui: « Que dis-tu ?
« Que c’est le prof d’Anglais qui m’a gardé à la fin du cours. » Elle sent une incontrôlable envie de rire monter dans sa gorge ; elle se retient du mieux qu’elle peut. Mais elle finit par rire. Elle ignore la raison pour laquelle elle sent une telle envie, mais elle se sent bien disposée à l’égard du garçon.
« Bon, ça passe pour cette fois ; file en classe.
« Merci, madame. » Le garçon a instantanément tourné les talons, visiblement mal à l’aise. L’écho de son rire lui parvient, répercuté par les murs du couloir. Elle a ri, à gorge déployée, une fois encore. Le petit l’a faite rire comme jamais personne ne l’avait faite rire. Simplement, sans rien dire d’autres que des banalités. Elle se sent mieux, la boule dans son ventre semble moins envahissante, moins présente. Elle le regarde frapper à la porte de la salle et disparaître. Instinctivement, elle touche ses lèvres : le sourire y reste fixé, encore quelques secondes. Pauline se retourne alors et descend les escaliers : elle a encore du pain sur la planche.


Pierre
            « Noli me tangere ». Qu’est-ce que cela signifie ? Il n’a jamais été brillant en Latin, mais il lui semble se souvenir que « me » a un rapport avec « moi » ; est-ce le «moi» de la pierre, de la fleur ou le sien ? Il ne saurait le dire. Il regarde de nouveau l’inscription émoussée, puis la fleur ; il admire sa beauté. La tentation de s’en emparer est forte, mais il ne doit pas. Cette fleur est là pour une raison. Soudain, il sent son corps être secoué de spasmes ; il est vivement retourné sur le dos par une force incroyable et l’éclat bleu du ciel bleu l’aveugle un instant.
 
           Lorsqu’il rouvre les yeux, il sait qu’il est enfin sorti de son rêve, et ce pour plusieurs raisons : tout d’abord, il sent le froid saisissant des pavés ; l’atmosphère nettement moins dense de l’église ; puis il fait sombre, très sombre, les vitraux ne diffusant pas suffisamment de lumière ; et pour finir il sent une présence à côté de lui. Malgré la douleur insidieuse à l’arrière de ses yeux, il distingue vaguement les contours d’une forme humaine. Bientôt les couleurs sortent du brouillard, puis c’est au tour des nuances d’ombre et de lumière, puis des traits du visage. L’homme porte des habits de curé ; son col blanc, qui semble étrangler ce cou ridé, apparaît de chaque côté d’une longue barbe blanche qui masque son sourire, mais les plis aux coins de ses yeux le trahissent.
 
           « Alors, on nous a fait un petit choc thermique? » la voix enjouée du curé retentit dans le chœur, résonne quelques instants dans l’air vibrant, puis s’estompe. Pierre regarde, incrédule, cet homme qui lui sourit. « Mouais, ça m’en a tout l’air. Il fait froid ici à l’intérieur, comparé à dehors. » Pierre reprend ses esprits, se relève avec l’aide du curé qui, malgré son apparence frêle, supporte presque entièrement son poids. Le curé le fait tituber jusqu’à un banc et l’y assoit. « Vous voulez de l’eau ? » Pierre fait oui de la tête. Le vieux barbu l’observe un court instant, puis fait voler les pans de son habit avec sa démarche brusque. Pierre secoue la tête, se frotte les yeux – la douleur a disparu – et écoute le silence ; il lui semble entendre, quoique faiblement, le bruissement du blé doré sous le bleu ciel du ciel. Il entend des bruits de pas et tourne la tête pour voir émerger le curé derrière sa barbe, un verre à la main, d’une porte en bois teint, sûrement la sacristie. Il lui tend le verre et Pierre le prend, sans toutefois le porter à ses lèvres.
 
« Ce n’est pas de l’eau bénite, vous pouvez y aller sans crainte. » Il postillonne légèrement. Il y a une pointe d’amusement dans la voix du curé. Pierre sourit, et boit. Il se rend compte que les parois de sa bouche et de sa gorge sont sèches, comme du papier. L’eau lui fait du bien : il vide le verre à grosses gorgées.
« Je peux vous demander ce que vous faîtes ici ? » Le ton a légèrement changé.
« J’aime beaucoup l’architecture. Je m’intéresse aux églises.
« C’est dommage, » rétorque le curé, retroussant sa lèvre inférieure en un rictus boudeur, « vous auriez été un chevalier en quête d’un abri, vous auriez eu droit à un autre verre d’eau.
« Je ne peux vraiment pas en avoir un autre ?
_ Je plaisantais. Bien sûr que vous pouvez en avoir un second. Ne bougez pas, je reviens. » Un laps de temps plus long s’écoule cependant, ce qui permet à Pierre de retourner sa question plusieurs fois dans sa tête. « Voilà, » lui dit le curé tout en lui tendant un plus grand verre d’eau – la cathédrale de Tours est crûment sérigraphiée dessus.
« C’est drôle, dit-il, j’habite justement à Tours.
_ Ah. J’y étais du temps de ma jeunesse, mais j’ai préféré le calme et l’intimité de la campagne. Vous êtes mariée ? » lance-t-il en faisant un signe du menton en direction de l’alliance.
« Oui. Ma femme est à l’hôpital avec notre premier enfant. Un garçon.
_ Félicitations. C’est un grand pas en avant que vous venez de faire.
_ Je ne sais pas qui de ma femme ou de moi a fait le plus grand pas, dans l’histoire.
_ Oh, il est vrai que la mère porte l’enfant en son sein pendant neuf longs mois et qu’elle le nourrit ensuite de son propre lait, mais il faut être deux pour concevoir un enfant. Ne vous inquiétez pas, votre tour de vous sentir important dans la vie de votre fils viendra – plus tôt que vous ne le pensez.
_ (Soupir) Merci. Merci beaucoup. (Inspiration) Vous ne sauriez pas ce que « Noli me tangere » signifie, par hasard ? » Le curé refait la même moue, penche la tête sur le côté dans un visible effort de concentration.
« Cela veut dire « Ne me touche pas » ou « Ne me touchez pas ». Pourquoi cela ?
_ Oh, pour rien ; encore merci, merci beaucoup. » Pierre se lève, tend le verre vide, sourit.
 

Wednesday 3 March 2010

L'insouhaitable #18

Pierre
 
           Il ne sait combien de temps il a passé ainsi à terre. Sa tête le fait souffrir atrocement, son front porte des égratignures qui, au toucher, semblent assez profondes. La pierre est plus dure que lui. Il sent un léger courant d’air filtrer au ras du sol, alors il reste couché ; d’ailleurs il n’est pas sûr de pouvoir se relever. Il n’a pas encore trouvé la force de lever les paupières, épuisé par l’effort que son bras a du fournir pour tâter la blessure. Il essaye de se remémorer sa chute mais il fait face à un vide terrible, un vide impossible à combler. Son rêve était bien étrange. En y réfléchissant, il comprend qu’il se souvient de son rêve dans les moindres détails ; il sourit ; il est satisfait ; son vœu a été exaucé. Il sent encore la pression de la voûte au-dessus de lui, mais cela n’a plus d’importance : que lui importe une simple voûte en plein cintre d'une église que nombres d’architectes, ayant tous en commun une crédulité naïve inhérente à l’âge où ils vécurent, identifiaient avec la voûte du ciel, reposant sur le même rapport entre masse et angle ?
 

Thomas
           La montée des escaliers se fait dans le chahut quotidien. Thomas vérifie une fois de plus si la bille est bien dans sa poche, s’il n’a pas rêvé. Mais ses doigts rencontrent la surface partiellement lisse et bleue. Il peut sentir le bleu, sa chaleur. Il rentre dans la salle d’Anglais et s’assoit. [...]
 
           Le cours ne lui a pas semblé si long grâce à son morceau bleu de ciel. Raquin s’est, une fois n’est pas coutume, fait exclure. Il ne changera pas, lui.
 
         Thomas ramasse ses crayons auxquels il n’a pas touché, les range dans son sac et se dirige vers le dernier – et aussi son préféré – cours de la journée, Histoire-Géo. Mais une chose inattendue survient.
« Ça ne va pas, Thomas ? » Le prof est juste devant lui. Plusieurs élèves chuchotent. « Tu n’as pas ouvert ton cahier de tout le cours. Ça ne te ressemble pas. » Qu’est-ce que le prof attend pour virer ceux qui restent ? Il ne tient pas à se faire passer un savon devant les autres. Il doit répondre s’il ne veut pas aggraver son cas.
 
          « Si, si, ça va. » Il n’a pas terminé sa phrase qu’un tonnerre de rire éclate dans la classe. Les élèves sortent sous l’index tendu du professeur, tout en riant à gorge déployée. Le professeur lui fait de nouveau face, mais Thomas n’a pas le courage de le regarder. « Qu’est-ce que j’ai dit de si drôle ? » Contre toutes ses attentes, c’est au tour du professeur de rire gaiement, comme s’il lui avait raconté la plus drôle de ses histoires – qu’il ne connaissait pas d’ailleurs. L’enseignant paraît surpris, puis se ressaisit.
 
           « Hem. Ce n’est rien, Thomas, tu peux partir. » Sans demander son reste, et toujours tête baissée, il traverse la salle puis en passant le seuil, soulagé, tourne la tête et dit au revoir. Il entend alors un pouffement mal étouffé, mais ne se retourne pas.
 

Olivier
        Il suit docilement la pionne jusqu’au bureau du CPE. Il a eu la frousse de sa vie, mais maintenant qu’il a pu mettre un mot sur la présence derrière lui, il ne va pas se laisser faire. Il entre dans le bureau vide, ne s’assied pas, comme la pionne le lui demande. La voix de la pionne chevrote de colère :
 
« Mais qu’est-ce que tu as aujourd'hui, Olivier ?
_ J’l’ai pas fait exprès, j’le jure !
_ Je ne te demande pas de te justifier, je te demande de me dire ce qui ne va pas. Tu es blanc comme un linge, comme si tu avais vu un fantôme.
_ Y’a rien, m’dame. » En son for intérieur, il sait qu’elle vient de prononcer un mot qu’il n’aime pas du tout. Ce ne peut être elle, le souffle, parce qu’il l’a senti en repartant de chez lui, et elle n’habite pas dans son quartier. « Y’a rien du tout. »
_ Alors, dans ce cas, tu vas me dire pourquoi tu as bousculé aussi brutalement ces petits sixièmes. Tu trouvais ça drôle ?
_ Non.
_ Alors ? Pourquoi ? » Il ne lui dira pas, pourquoi, et elle le sait. Alors, elle fait tomber le couperet. « Deux heures de colles et je demande un rendez-vous avec tes parents. » Raquin ne bronche pas, ne sourcille pas. Elle s’attend à une vague de protestations, peut-être même un gros mot, mais rien ne vient. Elle a presque pitié de lui, à présent, mais il ne faut pas qu’elle démorde de sa position, cela lui apprendra, depuis le début de l’année que ça dure. « Tu peux sortir. »
 
         Olivier sort du bureau sans fermer la porte. Il faut qu’il fasse quelque chose pour montrer sa colère. Il a encaissé la sentence parce qu’il n’y croit pas encore. Toute l’année, il a plus ou moins réussi à passer au travers des mailles du filet, mais là – ce n'est pas les heures de colle, de toute façon il ne les fera pas – mais c'est le rendez-vous – le jour où son père rentre. Il a la haine. 
 

Alice
          Derrière la vitre, elle voit la couveuse. Elle veut entrer. Elle est emmenée à l’intérieur de la pièce. La chaleur la prend à la gorge. Les rideaux sont tirés, ainsi que les stores ; de minces rais de lumière filtrent de part et d’autre de la fenêtre. Elle pourrait voir le ciel qu’elle veut tant voir, mais à quoi bon ? Les larmes brouillent sa vue à mesure qu’elle s’approche du petit corps recroquevillé, à mesure que les tuyaux apparaissent, que les machines se dévoilent. Débranchée de sa perfusion, elle voudrait qu’il en soit de même pour son garçon. Pierre s’accroupit à côté d’elle.
 
« On pourrait presque croire qu’il n’a rien.
_ Je sais, Alice, je sais.
_ Pourquoi?
_ Se poser ce genre de questions n’a jamais rien apporté.
_ Je ne veux pas qu’il meure.
_ Moi non plus, Alice. Mais il souffre. Tu ne veux pas qu’il souffre, n’est-ce pas ?
_ Je veux qu’il vive, c’est tout. Je veux le prendre dans mes bras. Regarde-le, et dis-moi que tu ne veux pas le prendre dans tes bras.
_ Alice, regarde-moi. » Le ton de Pierre ne souffre aucune ambiguïté. Il pose une main calleuse sur son genou. « Je veux qu’il vive tout autant que toi. Je veux le serrer dans mes bras tout autant que toi. Je veux qu’il grandisse et soit heureux. Je veux être son père. Nous sommes ses parents. Alice, notre enfant souffre. Sans cette machine, il ne pourrait plus respirer, et ce bip-bip que je déteste autant que toi s’arrêterait, et alors tu voudrais qu’il recommence. Voudrais-tu qu’on te laisse subir le même sort ? Réponds-moi Alice.
_ Tu sais bien que non, mais je –
_ Alors tu sais ce que nous devons faire.
_ Non, » dit-elle, en se jetant au cou de son mari, « non, je ne veux pas.
_ Alice, je ne veux pas non plus. Mais plus je le regarde et moins je veux qu’il souffre, moins je veux voir ces machines nous donner de faux espoirs, lui donner de faux espoirs. Alice, ta sœur va venir ; je l’ai appelée et elle va venir.
_ Je ne veux pas la voir. » Alice pleure. « Mon Dieu, aidez-moi, dit-elle au milieu de ses sanglots, je veux mon bébé, je veux mon bébé.
_ Alice, je vais aller chercher le médecin, d’accord ? Ensuite nous déciderons. Il faut que nous fassions quelque chose, c'est à nous de faire quelque chose, parce qu’il n’y a pas de miracles. » Pierre se relève et masse un peu son genou ankylosé. Il laisse sa femme en larmes et affronte le vide du couloir blanc comme la mort. Dans un coin de sa tête, comme pour se redonner courage, Pierre pense aux paroles du vieux curé à barbe blanche.

 
André
           Le déjeuner et la sieste lui ont fait du bien. Il ne retourne pas jardiner, même si cela l’embête, mais c’est la seule chose qui a pu convaincre Jeanne de ne pas appeler le médecin. Il se repose à l’ombre de la véranda, à l’abri des rayons néfastes du ciel, mais néanmoins bien placé pour admirer son bleu si inhabituel. Jeanne est repartie en courses, bien qu’il n’ait pas réussi à la persuader de ne pas rentrer plus tôt. Ce n’est qu’un petit coup de soleil, ou un coup de ciel, rien de bien méchant, lui a-t-il dit. Mais il y a son rêve. Il ne sait pas pourquoi il lui a raconté ce satané rêve. Il a l’étrange impression que l’attente jusqu’à ce soir va être longue, et qu’il va faire d’autres rêves. Chienne de vie, se dit-il, pourquoi doit-on vivre de pareilles choses ?
 

Pierre
              Il se dit qu’il est temps de se lever, car si quelqu’un entre dans l’église et le trouve ainsi gisant sur le sol, les événements prendront une tournure qu’il ne souhaite pas. Mais, à son grand désespoir, il est dans l’incapacité de faire quelque mouvement que ce soit. C’est avec peine qu’il réussit à ouvrir les yeux. Bizarrement, il est à plat ventre, alors qu’il croyait être allongé sur le dos. Son corps semble totalement anesthésié, insensible aux appels de son environnement. Il sent pourtant un courant d’air, mais pas le froid du pavé de l’église. Il ne le sent pas parce qu’il n’y est pas, parce qu’il n’est pas dans l’église. Il est toujours dans le champ. Donc le ciel sans tache doit être au-dessus de lui et pas le plafond incurvé de l’église.
 
           Il est encore dans son rêve. Il voit son bras, étendu, légèrement replié, paume vers le sol ; il voit la poussière, les grains de sable fin, les épis de blé s’enfoncer dans le sol. Il voit la pierre contre laquelle il s’est cogné ; un de ses angles porte des traces de sang séché. Elle semble taillée, mais elle est trop enfoncée dans la terre pour être certain de quoi que ce soit. A la base de la pierre, à quelques centimètres à peine de sa main inerte, Pierre voit une fleur dont les pétales rougeoyant ondulent au gré du vent, si faible pourtant au ras du sol. Il reconnaît immédiatement la marguerite, même si elle a une couleur peu commune, voire insensée. C’est une marguerite amarante. Il cligne rapidement des paupières. Il sent le sable coller à sa joue. Il aimerait toucher la fleur mais il n’en a pas la force; il est épuisé; jamais il n'a été aussi à bout de force.
 
         Ses yeux s’accoutument à la pâle clarté à la base du champ doré, son champ de vision s’élargit, s’approfondit. Il distingue les racines aux pieds de certains épis, il voit les longues stries le long des tiges qui oscillent faiblement – le vent souffle plus en surface. La fleur est belle, très belle. Il la voit plus clairement, le rebord presque ciselé des pétales aux formes et aux proportions parfaites ; il est médusé par cette corolle de pétales duveteux liserés de rouge de la couleur du sang, telles les plumes du phœnix qu’il a vu sur la couverture d’un livre dans une vitrine. Jamais il n’a vu de fleur aussi belle, aussi resplendissante de beauté, si belle qu’il ne veut pas la cueillir de peur de l’abîmer. Il sourit et subitement son regard est attiré par l’angle de la pierre juste derrière la marguerite. Il distingue des lettres, il plisse les paupières, il focalise la fente étroite de son regard brillant sur l’inscription. Après plusieurs secondes, il peut lire : «Noli me tangere».
 

Tuesday 2 March 2010

L'insouhaitable #17


Alice
 
            Alice ne voit pas les couloirs défiler, ne voit pas les portes de l’ascenseur, ni les portes battantes des différents services, ne voit pas les gens tout de blanc vêtus s’affairer dans toutes les directions, ne voit pas les noms sur les blouses, ni les regards compatissants le long des couloirs, elle ne voit pas la main de son mari sur son épaule, ni les autres chambres ni le moindre morceau de ciel bleu, n'entend pas la conversation des malades, ni les machines ; aucune fenêtre. Elle ne voit que le silence. Elle s’arrête.


Le rêve de Pauline
 
          Elle voit son ombre sur le sol parsemé d’herbe brûlée et de feuilles aux formes bizarres. Elle se tient à l’orée d’une forêt immense. Le soleil brille au plus haut du ciel. C’est le même ciel qu’elle a quitté un certain temps auparavant. Ce n’est pas sa chambre. Mais cette pensée s’évanouit aussi soudainement qu’elle est apparue. Il fait horriblement chaud. Elle entend un faible bourdonnement dans ses oreilles, un vrombissement plutôt. Derrière elle coule un fleuve qui s’en va serpentant à sa gauche et à sa droite. Ses eaux sont brunes et ne semblent pas profondes, pourtant au fond des flots quelque chose, un serpent peut-être, se cache, prêt à bondir. Que cachent les eaux brunes du fleuve inconnu? Il y a peut-être des crocodiles, ou des caïmans. L’eau lui fait peur, alors elle s’éloigne à reculons. Cependant il n’y a pas que l’eau qui donne l’illusion d’une activité maléfique, sournoise. L’air vibre, l’air est vivant. Autour d’elle rien n’est immobile, tout bouge, rampe, glisse, ondoie, vole. La forêt face à elle est une jungle. Voilà, enfin, quelque chose de nouveau sous le soleil, se dit-elle. 
 
           Rebrousser chemin est hors de question à cause du fleuve, il n’y a plus qu’à avancer droit devant elle. C’est ce qu’elle fait. La forêt se referme promptement derrière ses pas, derrière chacun de ses pas. Pourtant, Pauline ne panique pas. La chaleur est étouffante, les arbres sont très rapprochés, et dans cette promiscuité elle découvre des odeurs, des senteurs et des couleurs dont elle n’a jamais soupçonné l’existence. Outre les multiples nuances et dégradés de vert, elle voit ça et là des fleurs d’un rouge vif, puis orange ; elle entend des singes mais ne les voit pas. La jungle regorge d’activité, mais à son passage cette activité s’arrête net : le silence se fait sur elle, car c’est elle qui n’est pas à sa place, et elle le sait pertinemment.
 
          Elle remarque que l’ombre de la forêt n’apporte aucune fraîcheur, autant être en plein soleil et ne pas être tentée par la claustrophobie. Elle s’arrête et hésite. Mais par-dessus son épaule la vision est la même. Devant, derrière, à gauche, à droite ; même en haut le spectacle effrayant est le même. Partout il n’y a que lianes, arbres, mousse ; des feuilles de la forme d’une main d’homme gigantesque, seulement brunes comme le fleuve. Elle perçoit une certaine activité, éloignée bien que tout autour d’elle : des cris, des sifflements, des bourdonnements, des tambours. Est-ce un tambour qu’elle croit entendre ou est-ce le cœur de l’air qui bat ? Ou son propre cœur ? Puis, tout d’un coup, la jungle lui rappelle quelque chose. Elle se souvient l’avoir vue quelque part, mais où ? Les jungles sont toutes les mêmes, de Bornéo à Sumatra. Ces noms d'îles inconnues lui sont venus naturellement, pourtant ils n’évoquent rien pour elle, c’est à peine si elle s’en souvient encore, un instant après les avoir prononcés.
 
          A chacun de ses pas le tapis de feuilles humides absorbe les éventuels sons qui pourraient être produits ; à chacun de ses pas la forêt se referme un peu plus ; à chacun de ses pas elle avance un peu plus loin dans le cœur de la forêt. Par endroits, la végétation n’est pas aussi dense et laisse pénétrer la lumière jusque sur la mousse aux pieds des arbres millénaires. Pauline, soucieuse de voir le dehors, se plonge dans le rayon éclatant et lève la tête. La fulgurance l’aveugle mais elle la tranquillise ; la chaleur y est singulièrement plus douce que celle dans la jungle. Elle se ressource dans ce bain de lumière, dans cette forêt qui n’a pas de nom. Elle n’a presque plus peur. Mais elle doit avancer plus avant, rapidement. Pourquoi ? Elle ne le sait plus, mais elle va s’en souvenir, bientôt.
 
           L’air bat toujours aussi régulièrement, et le silence qui se fait à mesure qu’elle avance renforce le caractère oppressant des battements. Et si c’était le cœur de la forêt qui battait ? Le fleuve serait son sang, son lit ses artères, les arbres ses muscles, la faune et la flore les parasites nécessaires à l’éradication d’éventuels microbes venus de l’extérieur. L’idée lui plaît. Cependant plus elle avance, et plus les rayons bénéfiques se font rares et plus l’obscurité se fait profonde et, après un laps de temps indéfini, car elle ne sait plus ce qu’est le temps, se fait palpable. Les battements se font plus forts, le silence plus épais. Elle ne doit plus être très loin du cœur maintenant, quoi que maintenant veuille bien signifier. De tous les bruits seul le sifflement persiste – outre les battements – et de toutes les couleurs le vert foncé et l’ocre dominent – le vert foncé pour la végétation plus dense et plus proche qui s’accroche à ses cheveux et ses vêtements, l’ocre pour le chemin dont la poussière a teinté de manière presque indélébile la peau de ses pieds nus. Elle se débat avec tout son corps contre l'empiétement des lianes et de toutes les choses dont elle ne veut pas savoir le nom. Elle se souvient à présent, elle se rappelle n’avoir qu’une seule idée en tête : savoir ce qui se cache derrière le cœur des ténèbres.
 
               Elle débouche enfin sur une clairière de taille moyenne, et avec d’amples mouvements hystériques elle se débarrasse des herbes et de toutes les végétations accrochées à elle. Son manège dure quelques minutes mais Pauline n’en a pas conscience. Pantelante, assise les jambes étendues sur le sol poussiéreux, elle sourit à son triomphe. Mais lorsqu’elle relève la tête face à elle, son sourire s’éteint. Elle se trouve en haut d’une petite colline surplombant le fleuve – c’est bien le même fleuve brun sinueux, comme si elle pensait avoir changé de pays durant sa progression dans la jungle – surplombant une grande partie de la forêt qui s’étend à perte de vue. En contrebas, sur le fleuve, fume un bateau à vapeur sur lequel une poignée d’hommes s’affairent à embarquer de longs bâtons blancs légèrement recourbés ; ils ressemblent à des troncs d’arbres dépouillés de leur écorce. Sur le bord se tient un groupe d’hommes blancs et d’hommes noirs en pleine discussion. A mi-chemin sur la pente de la colline d’autres hommes et des femmes noires regardent la même scène qu’elle. Ils ne portent que de maigres pagnes de longues feuilles. Elle peut distinguer le profil de plusieurs personnes, mais elle ne saurait dire dans quel pays elle se trouve. Pas dans un pays conquis en tout cas, se dit-elle. Personne ne l’a encore remarquée.
 
              Plus près d’elle se dresse une hutte, en bambous, lui semble-t-elle, entourées de piquets surmontés d’intrigantes boules noires. La hutte du marabout, sans aucun doute. Une petite voix à l’intérieur d’elle lui indique que c’est là qu’elle doit chercher, et trouver, le savoir. Alors, rampant silencieusement sur le sol roussi, depuis des générations confronté à l’absence de pitié du soleil, elle se dirige vers la hutte. Elle s’arrête un instant pour observer d’un meilleur angle la scène sur le bateau, sans se soucier du danger de sa situation. Elle se demande ce qu’elle ferait si une des femmes à quelques pas d’elle se retournait et la voyait, se précipiterait-elle sur cette dernière pour l’étrangler ? La question s’évanouit et elle continue, en rampant, vers la hutte. Elle passe bientôt entre deux piquets mais ne s’attarde pas sur eux, c’est ce qu’il y dans la hutte qui est important. Le vent lui apporte des bribes de la conversation animée qui se déroule en bas : les esprits sont échauffés, la situation paraît tendue. Personne ne fait attention à elle. Mais le vent persiste et Pauline tourne la tête : deux hommes montent la colline. Ils ne semblent pas avoir vu les sauvages retourner dans le sein noir de la forêt. N’écoutant que la voix de sa conscience, elle se précipite dans la hutte.
 
               Il y règne une obscurité épaisse, sauf à l’endroit où on a maladroitement découpé l’entrée. Comme si la hutte était fermée et qu’on avait taillé une ouverture à la va-vite pour laisser respirer celui qui était allongé en son sein. Elle ne peut distinguer que les contours de ce corps émacié, laissé à l’abandon. Elle voit la poitrine striée de côtes se soulever et retomber. A chaque instant elle s’attend à ne pas voir cette poitrine se soulever de nouveau. Mais elle persiste dans son va-et-vient. Elle s’approche. Une odeur pestilentielle agresse ses sens, mais elle ne recule pas. Cet homme est en train de mourir. Elle s’agenouille près de lui, mais il ne semble pas en faire grand cas : il continue de la fixer de ses yeux vides de sentiments. Ses yeux n’ont pas de couleur dans l’obscurité de la hutte, et il n’a pas de cheveux. Sa tête chauve luit de transpiration. Un faible sifflement s’échappe de sa gorge à chaque expiration. Il est allongé de tout son long, le genou droit relevé, une main sous la nuque. Aurait-il été dans cette position sur une pelouse, dans un parc, on aurait pu le croire à somnoler en plein soleil. Mais, au lieu de cela, il agonise. Elle prend sa main libre, la lui serre et lui demande pleine d’espoir :
  
« Qu’y a-t-il derrière le cœur des ténèbres ? » L’homme fixe ses yeux tremblants dans les siens, et se décide à parler, et visiblement cela lui coûte beaucoup de ses forces déclinantes :
« Derrière les ténèbres du cœur ? » Pauline grimace, le râle est insupportable. Elle secoue la tête et répète sa question. Le mourant est pris de tremblements qui déforment les traits de son visage, il balbutie quelque chose tantôt dans une langue inconnue, tantôt dans la langue qu’elle comprend. Ce qu’elle entend n’a pas de sens.
« Qui est mort ? » demande-t-elle. L’homme la regarde de ses yeux perçants, semble recouvrer ses esprits un instant et lui dit:
« Ce que les papillons cherchent à atteindre, c'est le point noir derrière la lumière, ce n’est pas la lumière qui les attirent. Nous autres hommes, sommes tellement aveuglés par cette lumière que nous prenons l’obscurité pour le soleil. Nous ne savons pas que ce que les papillons cherchent à éviter et ne le peuvent est ce que nous cherchons à découvrir et ne le pouvons. »
 
          A ces mots, il s’évanouit. La réalité revient avec force : les hommes sont proches maintenant. Elle entend les bruits feutrés de leurs pas et des fragments de leur conversation. Elle se réfugie dans le coin le plus sombre de la hutte, le cœur au bord des lèvres. Elle ne comprend pas ce que cet homme à l'agonie, aux allures de vieillard centenaire ou de momie, a voulu dire, mais elle y réfléchira plus tard. Les hommes ne viennent pas, mais elle peut entendre leur voix. Elle se blottit un peu plus dans l’obscurité. Le râle du mourant est encore à portée d’oreille. Elle a refusé de voir ce qu'il y avait au bout de ces piquets. Elle veut quitter cet enfer. Les râles se font plus insistants, plus présents. La chaleur dans la hutte est de plus en plus étouffante. Le rythme obsédant des râles lui donne le vertige ; les râles deviennent insoutenables pour qui les écoute. Les hommes sont sur le point d’entrer dans la hutte, elle en est certaine, mais pourquoi n’arrivent-ils pas? Sa tête la fait souffrir, son estomac se révolte. Puis elle n’entend plus rien, et dans une certaine mesure elle en est soulagée : plus jamais elle ne veut entendre pareils râles. Plus jamais elle ne veut tenir la main d’un mourant. Elle ne veut plus savoir, pas à ce prix. Elle ramène ses jambes contre sa poitrine et se réveille.
 
           Elle n’a pas envie d’aller travailler, pas aujourd’hui, pas après ça. Lentement, elle digère le livre. Elle ne sait pas si elle aime la fin, pas encore. Elle doit y réfléchir. Elle s’est réveillée lovée au milieu de la couette étendue sur le sol – son sommeil n’a pas pu durer plus de quelques minutes. Elle ouvre les yeux et par la fenêtre ouverte – le rideau ne danse plus – contemple le ciel bleu ciel et le hait. Pourquoi la tenter, si c’est pour ne rien lui donner ? Le livre gît à ses pieds, inerte, quelques-unes de ses pages sont cornées par négligence, d’autres intentionnellement. Elle se dit que son exposé n’était pas si mal après tout. Elle se dit qu’elle doit se dépêcher et aller au collège à présent. Elle se dit, allongée sur le sol de sa chambre, les yeux fixés sur la voûte du ciel, que le bleu ciel du ciel ne mérite pas toute l’attention qu’elle lui porte. C’est, se dit-elle, tout ce qu’elle sait, pour l’instant.
  
             Elle enfile ses vêtements pour la deuxième fois aujourd’hui, range le livre dans la bibliothèque, marche rapidement jusqu’à la porte d’entrée et sort. Il fait plus doux que dans sa chambre, un léger vent balaye quelques feuilles dans la rue. Elle lève la tête, sourit, se met en marche. Elle croise des écoliers qui, comme elle, sont sur le chemin de l’école, tantôt en groupes, tantôt seuls. Elle se rappelle alors sa propre enfance, pas si malheureuse que ça, finalement. 
   
           Elle marche en évitant de regarder le ciel, consciente de la lumière bleutée autour d’elle. Peut-être que plus tard, le soleil se couchant, elle se dira qu’il manquait quelque chose à ce ciel de mai, mais elle ne s’en étonnera pas.
 

Habits

I am a man of habits I got to this conclusion because I flash-realised that I am hoping that someone, someday will see the patterns the rou...