Thursday 25 March 2010

Sunday 21 March 2010

Bagan at Sunrise


             Early light over Bagan, over the Irrawady river. The insects of the night are hovering in the still, transparent air. The first boasts dig the ancestral ridges. It is quite cold. The sizzling heat shall come; for now it is simply the blue hours. That very same bird as yesternight's glides along the valley, its dull whiteness etching a trail with the long stretch of sand in the background. We are now in the dry season. On the other side of the river, the gilded stûpa of the revered paya is almost lost in the mist, atop the hill. The sun will be rising on its hti and on thousands of other pagodas, temples, monasteries, while patiently – perhaps with a despondency or with a sadness they accept as part of their condition – the first people of the world open its shops, its huts, unfold its sarongs and display the lacquerware, the wood-carved idols, the western garments, the longyis, the bells, trinkets, knick-knacks they will sell half the price, after a good bargain or not, desperate as they are to sell, sell, sell.
 
           For now the chit-chat of the birds is only to be heard. No dust, no cart, no bus, for now. But the overcrowded, petering bus will undoubtedly come, the unsteady, clip-clopping horse cart will invariably criss-cross the innumerable paths and the unfailing thousands of clouds of sand, dust, dirt will be raised by the thousands of feet, wheels, hooves, paws, patiently or impatiently ploughing the ground. Dust is the necessary corollary to life. Not the peacocks, not the thousands of thousands of Buddhas, either standing, sitting or reclining, not even the millions of babbling, babel-ing children, haggling parents and defeatist and melancholic grandparents. No. It is without the shade of a doubt dust.
 
             As ultimately, only dust remains. Tucked in the elastic band of your socks, nested in the furrows of your brows or in the fold of your ears, nestled in the hem of your clothes. Settled at the bottom of your luggage. And found days, weeks, months later when the next pretext to leave sounds like an urge. At that time you will think of them that stayed, covered in the dust of the everyday, of those left by the edge of the road. You will remember the tracks, the dry riverbeds, the scorched land, the temples the colour of the sand. Everything was dust then. You will suppose that it still is, and will be, dust. You will remember the sun, the girl who prepared the cool thanaka for you on the kyauk pyin and who reminded you of your dead mother when she delicately put the yellow paste on your face. You will remember the long, silent nights. The tangy taste of the tamarind flakes. The mangy dogs. The noise, the bustling activity. The sharp taste of the dust.

          But, for now, the sun has risen over Bagan.

Quai Branly

 
Petite virée au musée...si vous voulez voir les photos...

Une réflexion en passant: j'ai bien peur que l'accès à la culture (autre que la sienne, quoique...) d'un point de vue occidental consiste à piller, subtiliser, troquer, marchander les "pièces de musée" devant lesquelles nous tombons en pâmoison et/ou nous interrogeons. Un grand mal pour un grand bien?

A bon entendeur...

L'horizon la nuit

Pas cadrée, pas proportionnée, mais à deux heures et demi du matin en plein vent, je ne suis pas mécontent.



Friday 19 March 2010

Haïku

 
Nyonya laksa et muezzin
Différents chants de nécessiteux - pourtant
Tout le monde est rassasié.
 

Shiva

          Aujourd'hui était différent. La gentillesse et la patience de ce moine, dans le temple des Batus Caves, y sont pour beaucoup. Pas parce que le bus m'avait amené au mauvais endroit, mais parce qu'il s'était arrêté pour me laisser monter dans un autre bus. Pas parce que je me sentais étranger dans une pays étranger, mais parce que j'y étais bien. Pas parce que je devais ôter mes chaussures dans ce temple et marcher sur un sol crasseux, mais parce qu'en définitive j'aimais cela. Sentir le froid du marbre. Marcher comme au premier jour. Je ne l'ai tout d'abord pas compris, ce moine. Je pensais qu'il voulait me présenter l'autel comme certains le font. Il bredouillait l'anglais pour touristes, me faisait des gestes saccadés en direction de l'autel, puis de la sortie. Puis, sur un signe de tête, il m'enjoignit à le suivre. Il me demanda si je voulais simplement une prière ou autre chose que je n'ai pas compris. Le faire répéter n'aurait amené que ces mêmes mots incompréhensibles. J'ai eu peur en entendant le mot « prayer », ce r roulant comme une avalanche de pierres. J'ai secoué la tête. Il me fit un large sourire, ses dents blanches contrastant avec sa peau d'indien burinée par le soleil. Il me fit signe de le suivre. Pourquoi avoir réagi comme un enfant de cinq ans qui vient de dire non? Toujours est-il que je l'ai suivi.

            Il prend alors un plateau en étain, me demande de le toucher. Quelques fleurs, un pot de cendres – je redoute déjà l'instant crucial où il me marquera de son pouce – et une bougie allumée. Pieds nus, il chante, psalmodie devant Shiva; il est un peu tourné vers moi. J'ai encore sa litanie en tête. Il stoppe brutalement, me demande mon nom. Je bredouille « Rudolph ». Il me demande forcément de répéter. C'est pourtant plus simple que l'original – mais voilà, je le répète, plus fort. Il retourne à sa liturgie, je n'entends pas mon nom prononcé, trop difficile sans doute. J'ai dû devenir « l'étranger », ou « le touriste ». J'ai toujours les doigts sur le rebord du plateau. Je suis désemparé, pour dire le moins. Il se dirige ensuite dans la guérite, chambre – faute d'un meilleur mot – qui abrite l'autel. Il m'a dit d'attendre. Je l'en remercie, sans le lui dire. Je suis muet. Il psalmodie de nouveau. Il jette des fleurs sur la divinité, une, puis une autre, tombe à terre. Il dépose ensuite, entre deux respirations, une petite banane planteur et une poire. Il fait tournoyer le plateau par-dessus le dieu qui ne sourcille pas à la flamme vacillante si près de son visage. Nous autres mortels nous sourcillerions. Alors il dépose les offrandes sur le plateau, et revient jusqu'à moi. Après deux mots très brefs, il m'enjoint à tourner autour de la chambre et de l'autel, le plateau dans les mains. Je tends les mains, instinctivement, et je m'exécute. Son regard a la profondeur noire des indiens qui ne présage que du courroux ou de l'abîme – l'un et l'autre me font peur.

          Je marche, le contact du marbre sous mes pieds nus me fait frissonner – nous ne sommes plus habitués à marcher ainsi, nous qui ne faisions que cela il n'y a pas si longtemps. Je tente de maintenir le plateau en équilibre, de ne rien renverser, de dégager mon bras de la dragonne de l'appareil photo. Comment faisait-il pour ne pas souffler la bougie? Je marche si lentement et elle vacille de tous côtés. Lui allait pourtant beaucoup plus vite. Je suis tout penaud alors que j'essaie de faire de mon mieux. Je ne suis pas habitué à prier, pour moi ou pour les autres. Je me suis dit – assez bêtement, avec le recul – que Shiva devait en tenir compte. J'achève mon tour et le moine me rejoint, met les offrandes dans un petit sac plastique rose qu'il me tend et reprend le plateau. À son invite, je repose mes doigts sur le rebord.

           Il se remet à psalmodier, quelques instants puis le moment que je redoutais tant et avais oublié arrive, en une fraction de seconde. J'ai envie de pleurer, de lui dire que je regrette, que je ne peux pas, que je ne veux pas trahir l'un de ses dieux, le plus puissant, le plus terrible dans ses châtiments, ayant déjà trahi le mien. Son pouce vient estampiller mon front comme Yahvé celui de Caïn. Je suis marqué par le tison que furent ces cendres. Il ne remarque rien, me fait signe des mains de prier devant l'idole. Il me dit que le dieu est dans les battements de mon cœur. Il met sa main sur sa poitrine, peut-être pour être certain que je comprenne bien. Me voilà donc face à mon destin. Je peux lui demander ce que je veux. Je n'hésite pas. Shiva, dans ton immense sagacité et ta mansuétude éternelle, je veux le poste à New-York. Plusieurs fois, je formule mon souhait, ne sachant comment faire. Je laisse parler mon cœur, y cherchant le dieu comme le Murugan à l'entrée des caves. Je te demande aussi de régler la situation, mon impasse de vie. Mais je me dis que tu es bien loin de moi, ou moi de toi, que c'est beaucoup demander pour une première fois, que nous n'habitons pas les mêmes terres, que je ne suis pas hindou, ni même chrétien, transfuge, bon à rien, infichu d'avoir une religion. Je ne veux pas t'offenser, je prie, les mains jointes. Je lance furtivement quelques regards – là encore tel Bouddha tu ne sourcilles pas. Et à cet instant, alors que mes yeux sont levés vers toi, je vois de la cendre tomber de mon front, de cette marque grise faite quelques instants plus tôt que je ne vois pas mais sens comme une cicatrice. Et je sais que tu m'as entendu, que tu connais la souffrance du petit garçon qui leva les yeux de la même manière et vit du sang goutter de son front, comme ces paillettes de cendres. C'était il y a si longtemps et pourtant les deux images sont là. Superposables si ce n'était qu'il y a plus de vingt ans je voyais le bout de la rue, les arbres, les maisons et mon simple mortel de voisin se précipiter vers celui qui criait, le visage en sang, auquel manquait la peau de la joue droite, restée collée au goudron, et ces gravillons noires et chauds comme la nuit fichés dans le crâne. Voilà, Shiva, à quoi je pense et même si je sais que tu peux en toute logique refuser d'accéder à ma requête, je sais que tu m'as entendu.

          Ma prière a peut-être duré trente secondes. Le moine est reparti vers le comptoir, attend le prochain dévot ou le prochain touriste égaré. Je saisis, en le regardant détourner les yeux vers les marches, qu'il ne me demandait que d'être sincère dans ma prière à Shiva. Il voulait que mon cœur parle parce que c'est là, entre les battements sourds et ancestraux, que réside le dieu.

        Je n'ai plus, mon sac plastique contenant mes offrandes en main, qu'à redescendre, remettre mes chaussures de marcheur et gravir les dizaines et dizaines de marches menant dans le secret escarpé de la montagne, dans ces caves immémoriales où Shiva est apparu. Ou peut-être était-ce en bas, entre les mains jointes d'un moine.

Malacca, Malaisie, 10/02/10
  

Tuesday 16 March 2010

Tanka

 
Gangue de nuages gris sur fond d'aurore
Comme une chaîne de montagnes lointaines
Se découpe sur le premier horizon du printemps
Comme un Oural improbable mais tangible
Une invitation à marcher plus loin que d'habitude.
 

Sunday 14 March 2010

Les théorèmes


« Il n'existe pas d'ensemble d'entiers strictement positifs x, y et z vérifiant l'équation xn + yn = zn lorsque n est un entier tel que n>2. J’ai trouvé une merveilleuse démonstration de cette proposition, mais la marge est trop étroite pour la contenir. »
Il le fera plus tard, s'il a le temps. Il a encore des codicilles plein la tête, toute une foule de personnes avec lesquelles s'entretenir. Il doit aussi écrire à Mersenne. Il a l'idée en tête, mais là, il n'a pas le temps. Et il doit finir cette traduction de Diophante, le père de l'algèbre. Et, dernier et non des moindres, il doit rabattre le caquet à ce fat de Descartes. Il sait qu'il a raison: pourquoi la lumière accélèrerait-elle dans l'eau? De plus, son indice de réfraction est erroné, n'importe qui sain d'esprit le verrait comme le nez au milieu de la figure.
Il soupire. Il espère que Clément-Samuel reprendra le flambeau. Bref, aujourd'hui, il a beaucoup de chats à fouetter. Et puis s'il n'a pas le temps, et si son fils n'a pas le temps non plus, quelqu'un retrouvera bien la solution, si lui l'a trouvée. Ce n'est pas comme si le théorème était fondamental, mais du moment qu'on lui rendait crédit pour son génie, il pouvait bien se passer d'un ou deux théorèmes. Là-dessus, il étouffe un pet – qu'il attribue sans hésiter aux haricots de ce midi.
La peste soit de lui s'il n'arrive pas à trouver deux minutes pour écrire sa merveilleuse démonstration.
***

« Evariste! Vite! Enfuis-toi, ils arrivent! »
« Diantre fichtre foutre, » se dit-il tout en courant à perdre haleine, « se faire pincer pour un bon dieu de couteau! Eh merde!»

Un mois plus tard, le voilà libre, l'affaire du toast à Louis Philippe oubliée comme une blague de mauvais goût.
Il n'a plus qu'à se concentrer sur ses théorèmes, même si Cauchy ne semble pas très enclin à lui donner un quelconque crédit, ou ne serait-ce qu'une opportunité de lui mettre un pied à l'étrier. Il marche dans les rues de la capitale et pour lui ça vaut tout l'or du monde. Il brûle la chandelle par les deux bouts, depuis quelques temps, mais l'engagement politique ressemble tellement aux mathématiques qu'il ne peut s'en empêcher. Comme un démon qui aurait pris possession de son esprit. Prendre les éléments à bras le corps – les groupes d'équations réagissant comme les groupes d'hommes – les théoriser puis les exposer à la face du monde – avoir une solution ou pas: voilà le véritable but des mathématiques et de la politique. La vérité est nécessaire, sa recherche est vitale.
La maison d'arrêt loin derrière lui, la Seine déroulant ses morgues eaux dans les entrailles embrumées de la ville, il se dit qu'il a toute la vie devant lui. Demain, il s'attaquera à Gauss.

« La peste soit de l'Église! Allez au diable! » Pourquoi? Pourquoi mourir aussi bêtement? Pas maintenant. Non, pas maintenant. Il sent les battements de son cœur ralentir. Il a laissé des instructions, mais ses théorèmes, ses précieux théorèmes! Son champ des possibles en berne, réduit à quelques minutes tout au plus, alors que la solution est là, dans sa tête, visible comme le soleil au travers de la vitre de l'hôpital. Cauchy l'a trompé, en « perdant » ses articles. Abel, lui non plus, n'aura pas eu le temps de faire quoi que ce soit. Son frère jamais vu était parti trop tôt, eux qui avaient compris les mêmes choses, avaient vu les solutions du monde des mêmes yeux. Cauchy aurait dû les laisser faire. Lui n'a rien trouvé, il était dépassé. Sans Abel, sans lui, rien n'eut été possible. Il a donné sa vie pour un crayon, un bout de papier et une poignée infinie de nombres. Pour la postérité. Parce que si lui a compris, d'autres le pourront.
***

Niels pleure, sur le quai de gare. Pourquoi Cauchy ne lui répond-t-il pas? A quoi bon avoir appris le latin, le grec, l'allemand, le français, si l'homme ne parle pas l'algèbre non plus? Lui ne cherche ni les honneurs ni la gloire, la vérité fait partie de l'équation mais il ne la courtise pas, elle vient d'elle-même. Non, il veut simplement qu'on l'écoute. La solution est là, dans sa tête, mais personne ne lui laisse une chance de l'exposer. Ni Cauchy ni Legendre n'ont pris le temps de lire son mémoire, et il n'a plus d'argent et il fait froid et il sent que la vie n'est pas si longue que cela. Il ne veut pas rentrer, être baladé à droite à gauche ne lui convient pas. Il se sent une gêne au niveau des poumons. Il a peur de la maladie, de la mort. Il ne veut pas rentrer. Qui en ce bas monde veut bien écouter ce qu'il a à dire? Sept frères et sœurs et pas une oreille. Les plus grands spécialistes dans la capitale française et pas un ego qui puisse passer sous l'Arc de Triomphe.
Il a pourtant donné des preuves, sur l'équation quintique, sur les fonctions elliptiques. Si seulement les gens pouvaient être aussi rationnels que ses coefficients, aussi simples qu'un théorème. Il écrira dans le train, ça le calmera, en route vers sa mère patrie.
***

« Fermat s'est gouré, c'est tout. Je ne vois pas comment il aurait pu faire autrement. Je veux dire que Galois et Abel étaient loin d'être nés et c'était pas les plus importants, qu'on a mis pas loin de trois cent cinquante ans à résoudre son fichu théorème. Que nombre de grands esprits se sont cassés le nez dessus. Une petite erreur m'a coûté un an supplémentaire de travaux acharnés, et en tout j'en ai eu pour quatre longues années de boulot et de migraines. C'est pas rien, j'ai pas toute la vie devant moi. J'ai pris le temps dans mon champ des possibles. J'aurai pu faire autre chose, surtout quand on considère que le théorème n'est pas une avancée phénoménale dans les mathématiques – elle n'a même pas de solution! Je me donne le crédit d'avoir réuni en une seule démonstration pratiquement tous les outils de la théorie des nombres. C'est quand même dingue que le type pensait pouvoir écrire tout ça dans un espace un peu plus grand qu'une marge. Une marge! J'ai écrit un bouquin sur ces six pauvres lettres et deux signes algébriques. On me déroule le tapis rouge que tous ont voulu, recherché, convoité secrètement ou pas, depuis trois cent cinquante ans.
_ Ça va les chevilles? Eh, Joe, lui donne plus de bourbon, le pied-tendre a les dents du fond qui baigne. »

Il ne se souvient pas comment il est retourné chez lui, toujours est-il qu'il s'est réveillé sur le canapé du salon, avec une migraine carabinée. Il regarde sa montre : il n'a rendez-vous avec son éditeur que tard dans l'après-midi. Tant mieux. Deux comprimés et de retour sur le canapé.

Il pense à tous ces destins brisés, à présent qu'il peut sortir la tête de l'eau. Fermat, Abel, Galois et les autres, Taniyama aussi. Il ne sait pas pour le premier, mais les autres n'étaient pas passés loin. Ils étaient passés loin du théorème de Fermat – ça, à la rigueur, n'avait que peu d'importance – mais tout en flirtant avec la folie, ils n'étaient pas passés loin de la vérité. Lui non plus, d'ailleurs.
Tout à coup, il se prend à ne plus vouloir les honneurs. Il a démontré des conjectures, des théorèmes, mais n'a pas non plus tout résolu. Il y a encore tellement de vérités à découvrir, cachées derrière les nombres, les équations, les signes. La vérité, les honneurs, tout arrive à point à qui sait – non pas attendre – mais chercher.
« Allez Andy, reprend-toi, la journée va être longue. »
 

Saturday 13 March 2010

Last photos

 
Et voilà celles de Bagan!

Bon visionnage.

Photos du Myanmar (ex-Birmanie)

 
Voilà les photos de Yangon (Ex-Rangoon) disponible .

Les commentaires suivront (oups, toujours pas fini ceux de la Malaisie...à la bourre moi?).

A plus
 

Tuesday 9 March 2010

Photos Malaisie #2

On prend les suivantes et on recommence.

Deuxième (et dernière) partie des photos de Malaisie, triées mais pas encore légendées, ici!

Les photos birmanes suivent (à ce rythme-là je suis pas arrivé...et vous non plus!)

A plus!

Sunday 7 March 2010

L'insouhaitable

L'insouhaitable                                                            

L'insouhaitable #22 - Fin


Alice
 
           Alice est étendue sur le lit, pense à son enfant qu’elle a elle-même déposé sur un lit à la maternité. Elle pense aussi à Pierre qui est parti prendre des affaires à l’appartement – il prendra également du champagne, pour le médecin et les infirmières. Elle pense à sa sœur qui ne devrait pas tarder. Elle regarde le ciel bleu et se demande quelle heure il peut bien être, la couleur du ciel n’ayant pas changé d’un iota. Elle ne sait pas ce qui se passe en elle, mais elle n’arrive pas à trouver le repos. Elle s’assied sur le bord du lit, enfile ses chaussons et traverse le couloir. Dans l’ascenseur, elle ne fait pas attention aux gens qui la regarde. Elle étire ses jambes ankylosées, respire profondément. Le hall de l’hôpital paraît désert ; il n’y a qu’une femme à l’accueil, elle ne voit pas le reste du hall. Elle distingue une file d’attente à la cafétéria. Elle bifurque sur un petit espace orné de plantes grasses, entourant une sorte de petite chapelle baptisée « repos ». Les parois en verre vont du sol au plafond. Un écriteau spécifie que l’endroit est non-fumeur. Il n’y a là qu’un homme assez âgé assis, il a les yeux fermés. Elle hésite un peu, sur le seuil, puis décide de rentrer sans faire de bruit. Elle choisit un fauteuil à l’écart, mais l’homme a ouvert les yeux. Il la regarde et lui sourit tristement. Elle ne sait pourquoi, mais elle a une soudaine envie de lui parler, de lui dire que ça va mieux, que tout va bien maintenant. Elle ouvre la bouche – mais les mots qu’elle entend ne sont pas ceux qu’elle aurait voulu prononcer.
  

Olivier
 
            Il est étendu sur le lit blanc et regarde le plafond. Il a en marre de regarder le ciel bleu qui ne change ni de couleur ni d’aspect. Pas un seul nuage à l’horizon. Pas un seul oiseau, pas un seul avion, pas une seule traînée blanche. Pas âme qui vive dans l’infirmerie. Pas un bruit. Sauf le souffle. Il s’y est plus ou moins habitué. Mais il a la chair de poule à cause de la présence qui est de plus en plus présente. Il sent quelqu’un dans la pièce, près de la fenêtre, surtout lorsqu’il ferme les yeux, alors il ne les ferme pas souvent, on ne sait jamais. Il a essayé, après s’être assuré qu’il était seul, de parler à voix haute à cette présence, mais le silence lui a répondu. Il ne sait pas où est le sous-directeur, il est parti sans dire un mot. La porte est entrouverte, mais aucun bruit ne filtre du couloir. Il voit le ciel bleu briller à travers le rectangle de la fenêtre. Il met ses mains derrière sa tête, aussitôt il sent le souffle sur le revers de ses doigts. Il ne sait que penser. Il n’a pas assez d’imagination. Il ne veut pas penser à ce que lui a dit son père ce midi. Puis il se souvient de ce que son frère portait dans ses mains lorsqu’il descendait les escaliers. Après un bref pour et contre, il décide de penser à cela.
 
« Hum. » Olivier tourne subitement la tête en direction du bruit. Son père se tient à quelques pas du lit. « A ton aise ? » La question le déstabilise ; il rougit, s’assoit sur le bord du lit, l’air penaud. Il ne sait que répondre, mais son père lui évite de chercher trop longtemps ses mots. « Non seulement tu te fais virer de cours pour des vétilles, des histoires à dormir debout; non seulement tu te fais coller deux heures et on nous convoque, ta mère et moi, en nous disant des choses sur toi que nous ignorions, que nous ne soupçonnions même pas – tu imagines comment ta mère est mortifiée, la honte que je ressens – mais en plus tu prends tes aises et tu lambines… » Il soupire profondément, ses yeux étincellent. « Tu n’as rien à dire pour ta défense ?... Bien. Quoi qu’il en soit, tu ne fais qu’accélérer la marche des choses. Je vais te redresser, mon garçon, comme un ferronnier redresse sa barre d'acier. J’ai discuté avec le sous-directeur parce que le directeur est absent, mais sois bien sûr que je vais arranger ton transfert dans un endroit plus…plus adapté aux garçons de ta condition.
_ Je…je veux pas.
_ Pardon ?...Ce n’est pas une question de savoir si tu le veux ou pas, ou même si ça te plaît ou pas, tu vas aller là où je te dis d’aller et faire ce que je te dis de faire jusqu’à temps que tu sois assez mature pour prendre toi-même des décisions sensées. Tu te crois dur parce que tu tapes sur les plus petits ? Attends que les plus grands fassent de même avec toi et on verra si tu chantes la même chanson. Bon Dieu, ta mère t’a vraiment bourré le mou. Une vraie lopette, voilà ce que tu es devenu. L’école militaire te fera du bien. Tu as vraiment de la chance d’avoir un père comme moi, sinon je ne sais pas ce que tu deviendrais.
_ Un homme bien. » La gifle du père est aussi instinctive que la répartie du fils. Le visage pourpre du père déborde de colère. La joue cramoisie du fils bat la chamade.
« Tu crois pouvoir mener ta barque tout seul comme un grand ? Mais qu’est-ce que tu ferais si tu étais seul ?...Tu ne veux pas répondre ?...Je vais te répondre, moi : tu chialerais comme au jour de ta naissance. » Le père se rapproche du visage de son fils. Il voit deux filets de larmes couler de ses yeux. « Tu sais ce que ça fait d’être tout seul ? Vraiment tout seul, avec personne à des dizaines, à des centaines de kilomètres à la ronde ?
_ …oui.
_ Oh non, tu ne sais pas. Tu crois savoir, mais tu n’en as aucune idée, foutrement aucune idée. J’aimerais que tu sois sur une coque de noix au milieu de la mer déchaînée ou sur les bords d’un long fleuve boueux au beau milieu de l’Afrique –
_ Je m’en fous.
_ Ça, je sais, oui. Mais tant que tu ne pourras pas t’imaginer ce que j’ai vécu, ce que je vis, alors tu ne seras pas meilleur que moi. Tu auras beau essayer, tu ne m’arriveras pas à la cheville et tu resteras dans la médiocrité dans laquelle tu croupis, dans laquelle tu t'es fourré tout seul. Tu ne sais pas ce que c’est que de sentir un souffle sur ta nuque et de ne voir personne derrière toi.
_ Si, je sais !
_ Tais-toi ! Ça suffit ! Plus un mot ou je t’en colle un dont tu pourras te vanter de te rappeler jusqu’à la fin de tes jours ! Je ne te souhaite pas de savoir ce que ça fait. Imbécile, il n’y a rien de pire que d’avoir à s’affronter soi-même. » À ces mots, le père d’Olivier se relâche un peu. « Même le pire des solitaires cherche en fin de compte à avoir un peu de monde à ses côtés. Fils, tu dois réagir, il ne faut pas que tu te laisses aller comme ça. Ce n’est qu’au prix de bien des efforts et des souffrances que l’on peut vaincre son alter ego. Tu es encore jeune et tu ne sais pas ce que tu dois faire. Tu crois te connaître mais tu n’en sais pas plus sur toi que sur ton futur, que sur ton chemin. Je suis là pour te montrer la voie, tu n’auras plus qu’à suivre le chemin. » Il prend l’épaule de son fils dans une main et de l’autre sort un mouchoir et s’éponge le front.
 
           Ils sortent tous deux, le père devant le fils, dans la cour. La sonnerie retentit. Le gravier crisse sous leurs pas. Olivier, tête baissée, pleure amèrement. Il ne voit pas les visages radieux des enfants quittant l’école, il n’entend pas leurs cris non plus. Il ne croise pas les regards interrogateurs et dédaigneux des membres de son cartel. Aurait-il levé la tête, il aurait vu la pionne qu’il ne détestait plus, il aurait vu le nain, Thomas-te, le regarder de loin avec pitié, et il ne l’aurait pas supporté. Il ne pense plus à la honte de pleurer ; il pense à l’objet que son frère tenait révérencieusement dans les mains. Il suit son père qui sort les clefs de la voiture d’une de ses poches. Elles tintinnabulent. Il revoit son frère sourire et l’embrasser. Il voit son frère faire attention de ne pas froisser ce qu’il tient. Il ferme les yeux – oublie un instant le souffle sur sa nuque et la présence tout à fait présente devant lui – il peut parfaitement se rappeler l’uniforme que son frère – à la demande du père – lui a rapporté, et il se dit qu’il a été stupide de penser qu’il ne lui servirait pas. Il revoit le rai de lumière baigner l’entrée de la maison et une partie de l’escalier, il entend les crissements de ses pas sur le parquet du couloir, il voit son plafond bleu ciel.
 
           Au-dessus de lui, le ciel est bleu, et Olivier souhaite qu’il ne le soit jamais plus.


Thomas
 
         Il ralentit le pas et débouche sur la place juste derrière chez lui. Il s’assoit sur un banc, mais comme l’assise est criblée de fientes de pigeons, il s’installe sur le bord du dossier, les pieds sur l’assise. Il sort la bille de sa poche et la contemple. Il trouve un espace suffisamment grand entre les branches et les feuilles des marronniers pour y insérer sa bille bleu ciel. Il n’y a toujours aucune différence entre le bleu de la bille et celui du ciel. Il est désormais certain que c’en est un morceau qui s’est détaché et est tombé dans la cour. Après tout, se dit-il, ce n’est pas si incroyable. La prof de géo a dit que la terre était vieille de plusieurs milliards d’années, alors c’est normal si des morceaux tombent, le ciel est usé, voilà tout. Et il en a un morceau qu’il va offrir à sa mère.
 
         « C’est une belle bille que tu as là. » Thomas lève la tête et voit un homme debout, face à lui. « Je peux m’asseoir ? » Il lui sourit, mais sa mère lui a toujours dit de ne pas parler aux inconnus. « Tu ne parles pas ? » Il a l’air gentil, et sa voix est douce, un peu comme celle de son père, mais il ne doit pas parler aux inconnus. « Je ne suis pas méchant, tu sais. Je…enfin…tu n’es pas obligé de me parler. » Thomas fait un léger signe de tête et l’homme comprend, s’assied comme lui sur le dossier. Il porte un costume, mais sa cravate est défaite et sa chemise baille sur le haut de sa poitrine. Une barbe de quelques jours vieillit ses traits, et il a l’air fatigué – mais heureux. Il a posé un sac plastique avec des bouteilles de champagne et un sac plastique noir, par terre. « Elle est vraiment belle, ta bille. » Thomas se méfie, et fourre son bout de ciel dans sa poche. Il ne l’aura pas. « Oh, tu sais, il y a longtemps que je ne joue plus à ça, tu n’as rien à craindre. Je ne la veux pas ; je l’admire simplement parce que sa couleur est peu commune. Je peux la revoir ? Je te la rends tout de suite. » Thomas hésite, le ton est cajoleur, rassurant, et puis l’homme croit que ce n’est qu’une simple bille. Alors, il la sort, précautionneusement, de sa poche et la lui montre. Il voit les traits de l’homme changer subitement au contact de la pierre. « Elle est rudement belle. J’aimerai un jour que mon fils ait une telle bille. » Thomas prend peur, l’homme a reconnu la bille pour ce qu’elle est vraiment. Mais l’homme lui tend la bille, entre le pouce et l’index, et la dépose dans le creux de sa main. Thomas sourit.
 
« Je vais l’offrir à ma mère, pour que ça la console. » L’homme hoche la tête, un sourire s’esquisse aux commissures de ses lèvres, mais il ne rit pas. Il se lève.
« Je dois aller voir ma femme et mon fils. Il vient de naître. » Thomas le regarde, ne peut rien dire. L’homme ramasse les deux sacs plastiques – Thomas entend le cliquetis de bouteilles qui s’entrechoquent – et chacun se salue d’un signe de tête. L’homme disparaît derrière lui, traverse des rues et s’évanouit dans la maigre foule des passants affairés.
 
             Il pose délicatement la bille dans le creux de sa main, et pense soudainement qu’il ne peut pas offrir un tel cadeau comme ça ; qu’il faut un paquet-cadeau à la mesure du présent. Il regarde alors autour de lui et après quelques secondes de réflexion, se lève et ramasse une bogue marron. Il l’examine et la trouve un peu desséchée, alors il la jette et en ramasse une autre, mais elle n’est pas entière, et puis elle est écrasée. Il regarde plus loin autour de lui, mais ne trouve rien. Il se déplace lentement, les yeux rivés sur le sol. Il commence à désespérer, mais soudain, après quelques minutes à désespérer, il découvre enfin, sous une feuille, ce qu’il cherche. Satisfait, il enferme la bille dans la coque, celle-ci est parfaite : la couleur marron rehausse le bleu du morceau de ciel, et la bogue se referme parfaitement ; un morceau d’écorce à l’intérieur permet de bloquer la bille. Il enferme le morceau bleu de ciel bleu ciel dans l’écrin qu’il met, avec d’infinies précautions, dans sa poche. Thomas reprend tranquillement le chemin de la maison; regarde les badauds le nez en l’air; sourit; se dit que la journée a été longue et pas forcément agréable.
 
          Marchant, il se demande où il partira en vacances avec ses parents, ce qu’il demandera pour son anniversaire dans deux mois, si sa grand-mère n’a pas trop de regrets, où qu’elle soit. Il souhaite que grâce à son morceau de ciel bleu sa mère ne pleure jamais plus.
 

Saturday 6 March 2010

L'insouhaitable #21


Pierre 

           Pierre serre la main du curé qui sourit à son tour. Se doute-t-il de quelque chose, se demande-t-il. Se doute-t-il de la découverte qu’il vient de faire ? Il ne saurait dire, pourtant celui-ci sourit, découvre même ses dents un peu jaunes. Pierre tourne le dos au chœur sous le regard bienveillant du curé. Sa démarche est soudain légère, presque sautillante; il a l’impression de ne pas toucher le pavé – les dalles – de la vieille église. Il ne regarde pas les motifs des vitraux, même s’il pourrait y trouver d’autres éléments de réponses, plus probants peut-être; il passe sous la poutre de gloire sans voir le crucifix cloué dessus, pense aux futures recherches qu’il va entreprendre pour s’expliquer son rêve et peut-être découvrir, qui sait, pourquoi aujourd’hui son vœu a été exaucé.
 
          Il traverse d’un pas allègre la nef, par le vaisseau central, et pense à cette pierre et cette inscription – et oui, un jour, il montrera cette église à son fils. Le ciel bleu au dehors doit briller de tous ses feux. Pierre s’arrête. Sous le regard inquiet du curé, il tourne les talons, retraverse la nef dans l’autre sens et s’accroupit près du pilier de soutènement de la croisée. L’énorme pierre, d’un seul tenant, qui soutient le pilier, est ovale, et non pas ronde comme il l’a souvent vu. La roche est rugueuse, ne semble pas provenir de la région. Le granit est émoussé, grenu ; Pierre en fait le tour, toujours accroupi. Tourné vers l’intérieur, il sent du bout de ses doigts, plus qu’il ne voit, ce qu’il cherche. Là, aux pieds du pilier, effacée presque complètement par les ans et négligée par des générations de pèlerins, se meurt l’inscription mystérieuse. Satisfait, Pierre se relève et toujours sans se préoccuper du regard désormais bienveillant du curé, qui à son tour se penche en faisant la moue – cachée par son immense barbe qui traîne par terre – vers le pilier, il sort de l’église et affronte le ciel bleu ciel comme pour la première fois. Il n’a plus qu’à rejoindre sa femme et son fils.


Thomas
 
        Son bout de ciel bleu en poche, il parcourt rues et ruelles. Il évite le centre le plus possible, aussi emprunte-t-il des venelles à l’odeur forte. Il se demande ce qui se passe avec lui. Jamais il n’a fait rire personne, et tout d’un coup tout le monde le prend pour un Benji. Il se dit que le ciel bleu doit avoir quelque chose à voir avec tout ça, mais ses pensées s’arrêtent là. Il sait qu’il va faire cadeau de la bille à sa mère et il sait qu’elle sera contente, qu’elle le prendra dans ses bras, et qu’elle ne rira pas. Il n’aime pas les rires des gens. Il se demande ce qu’il a bien pu faire pour mériter ça.


Pauline
 
        Elle a fermé le bureau à clef et se dirige vers le portail, tentant désespérément de ramener au silence, ou au calme, le flot d’écoliers en furie. Du regard, elle scanne la foule des parents attendant leur chérubin. Elle se souvient quand elle-même attendait sa mère à la sortie de l’école, la joie quotidienne de revoir ce visage perdu de vue pendant quelques heures. D’ailleurs, elle revoit ce visage, ridé, peiné et fatigué, l’attendre à quelques pas des grilles. Pourquoi sa mère est-elle là, à cette heure de la journée ? Elle croise son regard, et comprend que quelque chose ne va pas. Elle s’approche, aperçoit un scintillement sur les joues de sa mère – pendant un instant, elle croit voir des diamants étinceler sur la peau halée de sa mère – et puis elle voit enfin les larmes, les yeux rougis – la boule dans son ventre revient, à fleur de peau. Sa mère l’embrasse, l’étreint.
 
« C’est ton père, ma chérie. » Le temps semble suspendu : c’est mon père quoi – elle pense à la mort, au vieillard agonisant étendu sur sa couche – elle ne veut plus serrer la main d’un mourant, jamais. « Il est à l’hôpital, il a fait un malaise. » Pauline sent un immense soulagement remplir ses poumons.
 
« Et il va comment ? » Sa mère lui dit alors qu’il y a eu plus de peur que de mal, selon les médecins, mais qu’il faudra faire attention à partir de dorénavant. Elle lui dit aussi que dans son délire, dans l’ambulance, il a demandé à la voir. Pauline s’en étonne et regarde sa mère avec de grands yeux. « Ton père t’aime, tu sais, même s’il n’a jamais su te le montrer. » Pauline sait, mais cela n’atténue pas sa rancœur. Elle détourne les yeux, regarde un jeune garçon partir, voit Raquin et son père et a une soudaine envie de lui demander pardon, de lui dire que tout ira bien, qu’il ne faut pas qu’il s’inquiète, mais elle sent la main de sa mère l’attirer à elle. Alors, sans savoir pourquoi, elle s’enfouit dans les bras de sa mère, et pleure.
 

André
 
« Cela fait longtemps que vous êtes là ?
_ Pardon ? Oh, non, je suis arrivé dans l’après-midi. D’après les toubibs, j’ai fait un petit malaise, rien de grave. Apparemment je ne suis pas le seul aujourd’hui ; le temps peut-être.
_ Oui, c’est un jour bien étrange.
_ À qui le dîtes-vous ! En tout cas, ça m’a retourné. Heureusement que Jeanne – c’est ma femme – est rentrée plus tôt – elle m’a dit qu’elle le pressentait. Pas loin de vingt-cinq ans de mariage au compteur, alors vous pensez bien qu’elle me connaît! Couché sur le flanc, les yeux grands ouverts – pas étonnant qu’elle ait paniqué. » Lentement – presque délicatement, pense Alice – l’homme passe sa main sur la longueur de son visage, comme pour y essuyer la sueur.
« Mon Dieu ! Mais, ils vous laissent sortir tout en sachant que vous avez fait un malaise cardiaque ?
_ D’après eux, c’est pas cardiaque, c’est juste la chaleur et un peu de fatigue. Et vous, vous êtes là pour quoi ?
_ J’ai accouché, il y a deux jours et… » – Alice soupire, touche le pansement sur son ventre à travers sa blouse blanche – « ça s’est mal passé pour le bébé. » L’homme l’écoute attentivement, les coudes posés lourdement sur ses genoux. « Le cordon ombilical s’est enroulé autour de son cou, et il est né mourant. Ils l’ont tout de suite mis en couveuse et ils stimulaient son cœur…il a lutté deux jours. Pierre voulait qu’on le débranche, et moi aussi, mais pas pour les mêmes raisons : il pensait qu’il ne vivrait pas. Mais moi, je savais qu’il vivrait.
_ Et ?
_ Et j’avais raison.
_ Merde, vous m’avez flanqué la frousse. Je croyais que…enfin…vous savez, ce n’est pas rien, pour un petit. Vous savez, vous entendez tous ces bips-bips et ces machines bourdonner autour de vous, vous ne voyez rien et vous entendez des gens, mais vous ne comprenez rien et vous ne pouvez rien y faire – c’est terrible. Vous croyez que vous pouvez au moins ouvrir les yeux, mais il fait toujours aussi noir et vous vous sentez si faible, et puis, lentement au début, vous vous sentez partir. Je sais bien qu’il s’en est fallu d’un cheveu aujourd’hui, malgré tout ce que les toubibs peuvent dire. Votre bébé –
_ C’est un garçon.
_ Votre garçon, il ne s’en est pas fallu de beaucoup, à mon avis, et pourtant, il est là. On n’a pas souvent deux chances comme celle-là, et je sais de quoi je parle. Vous êtes courageuse, ma petite dame, vous êtes un peu comme ma Jeanne.
_ Merci.
_ Vous savez, je suis honnête avec vous, et Dieu seul sait pourquoi, mais j’ai…j’ai comme l’intention de réparer mes erreurs, de ne plus me laisser berner par mes vieux démons. Je suis passé trop près de la mort pour fermer les yeux sur tant de gâchis.
_ Il n’est jamais trop tard pour bien faire. Vous savez, lorsque mon mari sera de retour, je lui demanderai pardon pour avoir été aussi égoïste. J’ai autant besoin de lui que notre fils, et ça, je ne l’avais pas vu avant aujourd’hui.
_ En ce qui me concerne, je demanderai pardon à ma fille, parce que je n’ai jamais cherché à la comprendre, parce que je tenais mon passé comme vérité éternelle et universelle alors qu’il y a autre chose. Et puis à ma femme, pour lui avoir caché autant de choses sur moi.
_ Elle doit s’en douter, après autant d’années à vos côtés.
_ Ma fille aussi, à mon avis. Mais si on rumine tout seul dans son coin comme je l’ai fait, et qu’on ne laisse personne nous aider, et bien on n’est pas près de s’en sortir. » Une petite voix, dans un coin de sa tête, murmure : « prêt ». André fixe à ses pieds le linoléum défraîchi : « Mais maintenant je suis prêt. » Il relève la tête et voit sa femme et sa fille traverser le hall de l’hôpital. La jeune femme semble perdue dans ses pensées ; il hésite, un instant, à l’interrompre. « Ça m’a fait du bien de vous parler, madame.
_ Appelez-moi Alice. À moi également, ça m’a fait le plus grand bien. » Elle se relève avec un peu de mal. Il se lève aussitôt pour l’aider. « Merci. Je vais remonter dans ma chambre, me reposer. Mon mari et ma sœur ne devraient pas tarder.
_ Vous êtes sûre que ça va aller ? On peut vous accompagner.
_ Non, merci, ça va aller. Vous avez dit « on » ?
_ Ma femme et ma fille arrivent. C’est mon anniversaire, ce soir, sinon elle serait sûrement pas là.
_ Laissez-vous au moins une chance de vous expliquer et elle vous la laissera.
_ (Soupir) C’est gentil de dire ça… … bon, eh bien, le devoir m’appelle. Au revoir, Alice.
_ Au revoir, et ne faîtes pas de folies pour votre anniversaire.
_ Oh, je ne ferais pas « d’excès » comme disent les toubibs, ne vous inquiétez pas. Soignez bien votre mari et votre petit ; et gardez le moral. » Il serre la main qu’elle lui tend et tourne les talons. Il rencontre sa femme et sa fille sur le seuil de la coque de verre, se retourne dans l’encadrement de la porte et fait un signe de la main à Alice qui s’est rassise. Les deux femmes derrière lui lui sourient. Elle sourit en retour, du mieux qu’elle peut. Elle les regarde traverser le hall en sens inverse, sortir main dans la main, marcher dans le ciel bleu et disparaître à sa vue.
 

If - Rudyard Kipling


Je ne peux résister à vous donner, vu que j'en ai parlé, « If » de Rudyard Kipling.

Pas de brin d'histoire aujourd'hui, étant donné que la vie de Kipling fut plus que bien remplie. Juste une chose vite fait en passant: il a quand même refusé tous les honneurs, comme l'Ordre de Chevalerie (se faire anoblir par la Reine devait le faire s'approcher d'un peu trop près), celui du Mérite (idem) et l'honneur suprême de Poète Lauréat (Insigne honneur, échu entre autres à Wordsworth, Tennyson ou Ted Hughes, d'être le chantre d'un pays, mais là encore, chanter pour la Reine...bref). Lorsqu'en 1907 on lui offre le prix Nobel de littérature, comment refuser? Il est le premier auteur de langue anglaise à le recevoir, et aussi le plus jeune (le tout premier à recevoir le prix Nobel est quand même un français, Sully Prudhomme, je tenais à le faire savoir, pour une fois qu'on est premier dans quelque chose).

Voilà donc le poème qui continue à inspirer nombre d'âmes en errance, que les années n'altèrent pas. C'est ça, un peu, le génie: il est indémodable, universel et pérenne.


If

If you can keep your head when all about you
Are losing theirs and blaming it on you,
If you can trust yourself when all men doubt you,
But make allowance for their doubting too;
If you can wait and not be tired by waiting,
Or being lied about, don't deal in lies,
Or being hated, don't give way to hating,
And yet don't look too good, nor talk too wise:
If you can dream - and not make dreams your master,
If you can think - and not make thoughts your aim;
If you can meet with Triumph and Disaster
And treat those two impostors just the same;
If you can bear to hear the truth you've spoken
Twisted by knaves to make a trap for fools,
Or watch the things you gave your life to, broken,
And stoop and build 'em up with worn-out tools:
If you can make one heap of all your winnings
And risk it all on one turn of pitch-and-toss,
And lose, and start again at your beginnings
And never breath a word about your loss;
If you can force your heart and nerve and sinew
To serve your turn long after they are gone,
And so hold on when there is nothing in you
Except the Will which says to them: "Hold on!"
If you can talk with crowds and keep your virtue,
Or walk with kings - nor lose the common touch,
If neither foes nor loving friends can hurt you,
If all men count with you, but none too much;
If you can fill the unforgiving minute
With sixty seconds' worth of distance run,
Yours is the Earth and everything that's in it,
And - which is more - you'll be a Man, my son!

R. Kipling (1909)

Friday 5 March 2010

L'insouhaitable #20

Alice
 
        Ses mains laissent des traces de condensation sur les parois de la couveuse. Elle regarde tour à tour la ligne verte dessiner des pics et des creux abrupts, et le visage serein de son bébé. Parfois, ses yeux glissent sur la poitrine striée de côtes fines comme des stalactites à la fin de l’hiver; sur les petites mains et leurs aiguilles; sur le pansement au niveau du nombril. Elle se dit qu’elle aussi a un pansement et une cicatrice sur le ventre. Elle ne veut pas baisser les bras, pas après avoir fourni tous ces efforts. Elle a repris ses esprits, et ne pleure plus. Elle attend son mari et le médecin de pied ferme. Elle veut leur prouver que ce n’est pas parce qu’elle est croyante qu’elle croit aux miracles. Même si elle prie. Depuis le départ de son mari, elle prie. Elle murmure ses Ave Maria avec conviction, parce qu’elle n’a jamais vraiment aimé les autres prières.
 
         Elle veut croire que ce cœur qui bat, que ces poumons qui respirent n’ont pas besoin de machines. Elle s’adosse au fauteuil et secoue la tête. Soudain, elle empoigne les roues et se dirige maladroitement vers la fenêtre. Fébrilement, elle remonte le store et tire les rideaux. La lumière du ciel inonde la pièce par la vaste fenêtre. Elle se déplace avec beaucoup de peine, épuisée par l’effort qu’elle vient de fournir, arrête le fauteuil près d’une machine dont elle ne connaît pas le nom mais au-dessus de laquelle s’active un soufflet en plastique. Sa respiration s’est accélérée, elle ne contrôle plus les battements de son sang dans ses tempes, elle ne sent plus ses muscles. Elle réussit, tant bien que mal, à déplacer la si lourde machine. Ainsi son enfant reçoit la lumière bleue du ciel bleu. Elle croit sans savoir pourquoi au pouvoir bénéfique de la lumière de ce ciel bleu. Elle se tourne vers le ciel, s’assure qu’aucun nuage n’est à l’horizon, puis revient vers la couveuse. Son cœur bat la chamade, et elle se sent proche du malaise, mais elle sait que son devoir de mère est achevé, presque. Derrière elle, la porte s’ouvre.
« C’est vous qui avez ouvert les rideaux ?
_ Et les stores aussi.
_ La lumière du soleil n’est pas bonne pour les nouveaux-nés aussi faibles, Alice.
_ C’est celle du ciel que je recherche : vous n’allez pas m’apprendre mon devoir de mère.
_ (Soupir) Je n’ai pas la prétention de vous l’apprendre, Alice. Je vous donne les conseils du médecin que je suis et qui a vu naître beaucoup d’enfants, rien de plus.
_ Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas vous demander pourquoi c’est arrivé à mon fils. Je veux qu’il vive. » Son mari, bouche bée, regarde le médecin en faisant des gestes d’incompréhension.
« Alice, tu vas bien ?
_ Oui. Je veux qu’on le débranche, Pierre. Il va vivre.
_ Je ne veux pas vous donner de faux espoirs, Alice, mais si on le débranche, alors il devra faire ce qu’il n’a pas réussi à faire seul jusque là.
_ Comment le savez-vous ? Avez-vous essayé de le laisser respirer par lui-même ?
_ Non, parce que nous observons le comportement de son métabolisme. Alice, il faut bien que vous compreniez dans quelle optique nous allons débrancher votre enfant. Il –
_ Je sais, je sais. » Elle se sent faiblir, elle veut que le médecin se presse. Son mari obéit au signe de tête de ce dernier et fait sortir Alice. Il l’arrête au niveau de la vitre au dehors, s’accroupit à ses côtés.
« Je t’aime, Alice.
_ Moi aussi, Pierre. Je ne peux pas t’expliquer ce que je ressens, mais je sais qu’il va vivre.
_ Pourquoi ?
_ Parce que j’en ai fait le vœu. »
 
         Pierre hoche la tête et étouffe un sanglot, désarmé devant la foi qui lui fait cruellement défaut, celle qu'il aurait tant aimé avoir. Le médecin, aidé d’une infirmière, s’affaire autour de la couveuse. La jeune fille jette plusieurs coups d’œil désespérés vers Alice. Puis, finalement, sans tourner une seule fois le regard vers cette femme dont il admire le courage et déteste l’obstination à ne pas être plus claire, le médecin appuie sur le bouton. Le soufflet retombe. La ligne verte retombe. La poitrine de l’enfant retombe. Alice retient son souffle, Pierre aussi. Elle cherche sa main, la trouve et la serre. Lui veut croire, lui aussi. Il aimerait avoir la foi de sa femme, mais il a vu trop d’horreur, trop de flammes prendre des vies sans raisons ; il voit trop de choses annihilées ainsi et ne jamais repousser. Il a vu le jour se lever, il a vu la naissance de ce ciel si bleu. Il sent les larmes couler le long de ses joues, l’odeur des corps brûlés remonte, le submerge un instant pour s’évaporer dans la seconde. Il serre la main de sa femme car l’attente lui semble intolérablement longue. Alice est plongée dans l’éternité de cet instant, dans son esprit se mêlent les derniers fragments de son rêve, la couleur bleue, les mains recroquevillées de son fils, le ciel bleu, les hiéroglyphes de Gizeh, d’étranges sons depuis longtemps oubliés, les yeux clos de son fils, pourvu qu’ils soient aussi bleus que ce ciel exceptionnel. Le médecin pleure ; l’infirmière le regarde, abasourdie. Il savait que cela serait ainsi ; tout espoir est vain. Dehors, pourtant, le ciel brille. Puis, la poitrine fluette remonte, la ligne verte remonte, sans effort presque. Le soufflet, lui, reste éteint. Dans le silence figé de la pièce, le cri tant attendu résonne.
 
        Dehors, le ciel est immensément bleu.

 
Olivier
 
        Voilà bien dix minutes qu’il attend dans l’antichambre qui mène au bureau du proviseur. Cette pièce sans fenêtre est un véritable calvaire. Il s’est fait renvoyer de cours parce qu’il n’arrêtait pas de gesticuler et de parler à voix haute sans qu’on le lui demande. Ce n’est pas de sa faute, avait-il clamé, il sent un souffle sur sa nuque, il jure qu’il y a quelqu’un derrière lui. Le prof n’a rien voulu savoir. Olivier pensait qu’il serait mieux ici mais il n’en est rien. La présence est toujours présente. Il a le dos collé au mur et pourtant il sent encore ce maudit souffle caresser sa nuque. Parfois, même, il peut entendre une respiration rauque.
 
       Malgré la relative fraîcheur de la pièce, de grosses gouttes de sueur perlent sur son front. L’activité du bureau voisin se fait faiblement entendre. Une sonnerie de téléphone, une imprimante, un clavier d’ordinateur, une voix de femme. Des bruits de pas. Le sous-directeur rentre dans l’antichambre, ne parait pas surpris de le voir.
« Alors comme ça, on se prend pour Jeanne d’Arc, monsieur Raquin ?
« Non, m’sieur.
« Entre donc dans mon bureau pour confesser tes péchés. » Olivier exécute docilement les ordres du sous-directeur qui n’a pas l’air d’humeur joviale. Il s’assied après lui. « Qu’est-ce qu’il y a encore aujourd’hui? Tu sais que j’en ai un peu marre de te voir?
_ Je crois que c’est le ciel bleu, m’sieur.
_ Je sais, je sais. Tu n’es pas le premier à me servir ça comme excuse aujourd’hui. On dirait que vous vous êtes passés le mot pour me faire tourner en bourrique. » Il met ses mains derrière sa nuque, semble la masser. « Pourquoi le prof d’Anglais t’a-t-il renvoyé ?
« Parce que je faisais trop de bruit.
_C’est tout ?
_ Et aussi parce que je lui ai dit que j’entendais quelqu’un respirer derrière moi et il a cru que je me moquais de lui. » Olivier a le cœur qui bat, il n’aime pas chercher ses mots et articuler comme il le fait, mais il ne veut pas avoir l’air bête.
« C’est un peu normal quand un grand gaillard comme toi se met toujours au dernier rang. Tu entends encore cette voix ?
« C’est un souffle, m’sieur. Oui, je le sens encore. » Il se sent rougir jusqu’à la pointe des oreilles.
« Pauline, la nouvelle surveillante, m’a fait part de ton comportement avant la rentrée en classe, et des mesures qu’elle a prise. Une partie de moi regrette, et une autre dit que c’est bien fait, que tu mérites bien deux heures de colles. Pour que ça rentre mieux, tu les feras un mercredi matin. En ce qui concerne le rendez-vous, on va arranger ça tout de suite. Je vais appeler ta mère pour qu’elle vienne te chercher.
_ Mon père est rentré, m’sieur.
_ Ha bon ?...Je comprends mieux, maintenant, mais on ne peut pas se laisser éternellement attendrir par tes histoires… » Le sous-directeur signe au bas d’une feuille, puis fixe ses yeux dans les siens. « Ça faisait longtemps que ton père n’était pas rentré. Et ton frère?
_ Il est rentré aussi.
_ Bien. Tu ne vas pas retourner en classe. Je vais t’emmener à l’infirmerie où tu attendras que ton père vienne te prendre.
_ Mais l’infirmerie est fermée, m’sieur. Pourquoi je dois aller attendre là-bas tout seul?
_ Tu préfères que ton père vienne te chercher en études, histoire d’aggraver ton cas ? » Olivier Raquin baisse la tête et répond dans un murmure résigné :
«  Non, m’sieur. »

 
André
 
         Cette horreur, il la portait encore en lui, nuit et jour, chaque midi, chaque soir, chaque été, chaque automne, chaque hiver. Il n’y avait pas un jour où il n’y pensait pas, pas un jour où il ne supportait son poids atroce en silence. Il avait vidé son chargeur sur ceux qu’il appelait les « sauvages », en hurlant à se déchirer les poumons, il se souvient de la crosse serrée dans sa main – et le sentiment de puissance acquis lors de sa première exécution évanoui dans l'instant. Il avait « perdu les pédales », raconta-t-il aux officiers plus tard ; il en avait tué quatre, les autres s’étaient enfuis ; l’un d’eux était blessé, il en était sûr. Il avait perdu toute notion d’humanité, avait-il poursuivit, en voyant ces « barbares » se repaître du corps du malheureux mort. Il avait vu les lambeaux de chair rouge et dégoulinante, les intestins délicatement posés sur des feuilles, les couteaux s’affairer sur les tendons, et le sang, le sang, et l’horreur; l’horreur.
 
      Il a beau essayer de ne plus y penser, les images reviennent sans cesse, tourbillonnent, s’enchaînent les unes après les autres comme un diaporama de vacances. Ils mangeaient celui qu’il avait tué. Lui l’avait tué parce qu’on le lui avait demandé ; eux le mangeaient parce qu’ils avaient faim. Il expliquait son geste par le fait qu’il avait eu peur pour lui-même. Il voulait retourner sur un bateau, partir de ce sombre enfer, oublier, recommencer à vivre. Alors les officiers l’avaient regardé avec compassion, lui avait fait signer un papier de confidentialité et il était retourné sur un bateau, parti de ce sombre enfer, avait oublié et recommencé à vivre. Le bateau le mena vers un enfer aussi sombre, il oublia cet autre enfer, recommença. « Et aujourd’hui, je suis fatigué, » dit-il à voix haute. Ses mots résonnent dans la cuisine. Jeanne va bientôt rentrer, il doit oublier, ou bien tout lui raconter. Mais pas aujourd’hui. Demain. Lorsque ce ciel bleu aura disparu. Demain, elle saura. Lorsque le ciel bleu ne sera plus aussi bleu. Peut-être qu’après, enfin, les cris cesseront.
 
       Mais ses paupières se ferment presque à son insu ; il ne lutte pas, il se laisse glisser, doucement, dans cette obscure torpeur qui le fascine. Il s’aide de ses mains et s’allonge sur le carrelage froid de la cuisine qui pénètre par chacun des pores de sa peau. Il perçoit encore quelques instants la lumière du ciel à travers la membrane de ses paupières, puis lentement les ténèbres se font autour de lui ; puis il ne reste que le froid à sentir. Le silence se fait ; les odeurs s’estompent et disparaissent ; il ne sent plus ses jambes, son corps ; il sait qu’il ne lui reste plus qu’à attendre dans le noir et le froid et, docilement, il attend.
 

Desiderata

Je ne peux laisser de côté une coïncidence qui se reproduit. Par deux fois mes conversations m'ont amené à parler ou à entendre parler du poème Desiderata.

Tout d'abord un brin d'histoire: on a longtemps cru (fait croire) que ce poème avait été découvert dans une église de Baltimore à la fin du 17ème siècle, et qu'il était vieux comme le monde. Ce mythe fut lancé dans les années 50 par un révérend qui reproduisit le poème dans un recueil destiné à sa congrégation (avec en sous-titre le nom de l'église et la date '1692' - date de la fondation de l'église, pas du poème!). Bref. Des copies ont circulé de mains en mains, avec un coup d'accélérateur dans les années 60 lorsqu'on a retrouvé ledit poème dans le bureau d'un certain Adlai Stevenson, candidat malheureux face à Eisenhower, puis J.F. Kennedy à deux élections présidentielles américaines (le pauvre bougre avait un trou dans sa chaussure, et à cause de ça on ne l'a pas quitté d'une semelle =)).
Le poème a pris une certaine envergure de par son contenu, mais les spéculations sont (un peu) retombées depuis que l'on a retrouvé le dépôt de copyright daté de 1927 par un certain Max Ehrmann. Relativement connu aux States, point du tout dans nos contrées, il a notamment enseigné à Harvard et publié quelques recueils de poésie.
Voilà une des nombreuses versions de l'histoire. D'autres sont bien plus alambiquées, ou plus romancées. Re-bref.
Je vous reproduis donc ci-dessous le fameux poème.


"Go placidly amid the noise and haste, and remember what peace there may be in silence.

As far as possible, without surrender, be on good terms with all persons. Speak your truth quietly and clearly; and listen to others, even to the dull and the ignorant, they too have their story. Avoid loud and aggressive persons, they are vexations to the spirit.

If you compare yourself with others, you may become vain and bitter; for always there will be greater and lesser persons than yourself. Enjoy your achievements as well as your plans. Keep interested in your own career, however humble; it is a real possession in the changing fortunes of time.

Exercise caution in your business affairs, for the world is full of trickery. But let this not blind you to what virtue there is; many persons strive for high ideals, and everywhere life is full of heroism. Be yourself. Especially, do not feign affection. Neither be cynical about love, for in the face of all aridity and disenchantment it is perennial as the grass.

Take kindly to the counsel of the years, gracefully surrendering the things of youth. Nurture strength of spirit to shield you in sudden misfortune. But do not distress yourself with imaginings. Many fears are born of fatigue and loneliness.

Beyond a wholesome discipline, be gentle with yourself. You are a child of the universe, no less than the trees and the stars; you have a right to be here. And whether or not it is clear to you, no doubt the universe is unfolding as it should.

Therefore be at peace with God, whatever you conceive Him to be, and whatever your labors and aspirations, in the noisy confusion of life, keep peace in your soul.

With all its sham, drudgery and broken dreams, it is still a beautiful world.

Be cheerful. Strive to be happy."

Max Ehrmann

Quelle que soit l'origine du poème, beaucoup y ont trouvé, trouvent encore, une source d'inspiration pour leur propre vie (un peu comme le poème "If" de Kipling).


P.S. Merci encore à celle qui a permis la coïncidence!

Thursday 4 March 2010

L'insouhaitable #19


André
 
           Il lutte contre l’assoupissement. Il ne veut pas refaire un de ces maudits rêves. Il se donne une claque, ce qui le réveille aussitôt. Bon Dieu, pense-t-il, je dois vraiment avoir chopé un bon coup de soleil sur le crâne pour me coller des tartines pour pas m’endormir. Il se lève et va se servir un grand verre d’eau, dans lequel il met deux gros glaçons. On se croirait vraiment en été. Par la fenêtre de la cuisine, il regarde ce ciel bleu. Le seul qu’il ait déjà vu auparavant, c’est celui qu’il y avait dans son rêve, celui qui couronnait ce jour funeste. Il repense aux ordres de cette satané journée, lorsqu’il avait quitté le campement à bord de cette pirogue flottant dans ces eaux insalubres, dans lesquelles surnageaient toutes sortes de choses, toutes plus viles les unes que les autres. Il avait même vu un cadavre de noir, une fois. Les indigènes rendaient tout au fleuve, comme ils croyaient en tirer tout ce qu’ils possédaient, y compris leur vie. Le fleuve était leur Dieu – est leur Dieu, pour autant qu’il sache.
 
          Les ordres avaient été clairs, sans appel: il devait tuer cet homme, localiser ses réserves d’ivoire volé, envoyer un homme au campement de base pour qu’un bateau vienne les chercher, lui et la cargaison. Il ne sait toujours pas pourquoi les services secrets français étaient venus le trouver, lui, alors simple officier dans la marine. Il n’avait pas eu l’occasion de le demander à son interlocuteur, tout excité qu’il était d’avoir à affronter le danger l’arme à la main. Après son unique mission en tant qu'« agent secret », il était retourné avec soulagement sur les planches de son bateau, sur les mers et les océans, où le danger était certes plus concret, plus absolu et surtout plus fréquent, mais où il n’y avait rien d’inhumain.
 
         André pose le verre sur le carrelage de la table. Le cliquetis lui donne la chair de poule. Rien ne bouge dans la cuisine, tout est silencieux. Il voit des particules de poussières stagner en suspension dans l’air sec. Il ne se souvient plus du nom de l’homme qu’il a pourtant abattu de sang froid. Il ne se rappelle pas l’avoir jamais su. Il avait obéi aux ordres ; il avait trouvé, au cœur de la forêt, le campement de l’homme blanc ; il avait trouvé l’ivoire qui gisait à même le sol, en plein soleil. D’immenses défenses étaient appuyées contre les huttes, contre les arbres. Le camp était désert – déserté plutôt. Un feu finissait de mourir dans un coin. Il avait alors envoyé un homme à son campement, comme prévu. Il avait ordonné aux autres, ou plutôt à celui qui lui servait d’interprète et qui traduisait ensuite aux autres, de ramener le corps et de l’enterrer dans le seul espace sans ivoire. Deux noirs revinrent, traînant le corps sans vie par les bras. André était assis sur une gigantesque souche, assistait au spectacle qui lui remuait les tripes. Le corps hérissé de flèches se balançait au gré de la démarche des deux insouciants.
 
           Il se souvient avoir alors détourné le regard, s’être levé pour inspecter l’ivoire. Il y en avait beaucoup, bien plusieurs tonnes. Certaines défenses étaient tellement grandes – bien plus grandes que lui – qu’elle ressemblaient à des troncs d’arbres sans branche ni écorce. Les éléphants devaient avoir été gigantesques. Où pouvaient-il bien être, le messager ? Que fichait-il ? Il ne s’était pas retourné une seule fois, même s’il entendait des éclats de voix qui ressemblaient, par leur ton et la colère qu’ils contenaient, à une dispute. Les voix se multiplièrent, leur ton monta, et cessèrent soudainement.
Alors, André ne s’était pas retourné. Un noir devait être mort dans la dispute, comme c’était souvent le cas, poignardé, à se vider lentement de son sang sous le regard amusé de ses comparses. Le silence était retombé dans la jungle. André ne se rappelle plus combien de temps s’était écoulé, mais finalement il avait fait face aux hommes alors sous son commandement. Il avait finalement fait face à l’horreur qui le tourmentait encore aujourd’hui.
 

Thomas
 
            La sonnerie retentit pour la deuxième fois. Il va devoir expliquer son retard au prof. Il frappe à la porte et entre sans attendre. Le professeur le regarde et lui sourit : c’est bon, pense-t-il, elle ne va rien me dire.
« Où étais-tu, Thomas ? » Zut. Il s’arrête dans l’allée, à quelques pas de sa chaise. Il se retourne.
« C’est la pionne qui – » mais il n’a pas le temps d’achever sa phrase car les rires de ses camarades l’en empêche. Il regarde, médusé, la prof se joindre à l’allégresse. Il se sent rougir. La pointe de ses oreilles doit être brûlante, il le sait. La prof lui fait signe de s’asseoir, ce qu’il fait en s’empêtrant dans plusieurs sacs alors qu’il remonte l’allée. Le cours se passe sans qu’il ouvre la bouche. D’habitude il aime participer pour montrer qu’il s’intéresse mais il préfère ne rien dire, on ne sait jamais.
 
            Aujourd’hui il apprend que l’Afrique est l’un des six continents de notre monde ; qu’il est composé de déserts – Sahara, Kalahari – de forêts denses et claires, de savanes et de steppes. Thomas apprend aussi qu’il est habité par des maghrébins et des africains, que ces derniers ont subi la traite des esclaves et les colonisations, que le Kilimandjaro (5895 m) est une des plus hautes montagnes du monde et qu’il y a trois très grands lacs : Victoria, Tanganyika et Malawi. Tous les noms sont pointés sur la carte. Il apprend que le Nil (6700 Kms), le Congo (4700 Kms), le Niger (4200 Kms) et le Zambèze (2660 Kms) sont parmi les plus longs fleuves du globe, que le Nil et le Congo sont respectivement les deuxième et quatrième plus longs fleuve du monde. La prof digresse un peu sur le Congo parce qu’elle y est allée, en pirogue, une fois. Elle dit que c’est un fleuve d’Afrique centrale, né sur le plateau du Katanga, qui se jette dans l’Atlantique et qu’il a un bassin de 3 800 000 km². Il porte le nom de Lualaba jusqu’à Kisangani. Il reçoit beaucoup d’autres fleuves mais il ne se jette pas dans la mer comme tous les autres, ce qui semble aller à l’encontre de ce que devrait faire tout fleuve ou rivière qui se respecte. La cloche sonne, alors la prof s’arrête.
 
              Il est le premier à sortir de la salle, presque en courant. Il dévale les escaliers, croise des élèves qui le regardent bizarrement. Il se retrouve bientôt dans la cour vide. Il emboîte le pas, les graviers crissent sous ses chaussures. Il fait rouler la bille entre ses doigts au fond de sa poche. Il regarde furtivement la voûte au-dessus de lui ; il sent le bleu coller à sa peau. Il passe les grilles, enfin. La rue est bondée de parents qui attendent leur progéniture. Il voit des visages connus, d’autres inconnus. Lui, il rentre à pied. Il entend des bribes de conversations, mais il connaît évidemment leur sujet : le ciel bleu si bleu qui agit sur toutes les têtes. Il entend une mère dire qu’elle n’a jamais été aussi tête-en-l’air qu’aujourd’hui. Une autre se plaint de migraine. Il passe devant ces gens sans importance, mais une main l’arrête. C’est la mère d’un de ses « camarades ». 
 
« Tu sais si Martin va sortir bientôt ? Je ne veux pas qu’il reste sous ce ciel. » Elle l’irrite, il n’aime pas son air maternel.
« J’en sais rien. » C’est tout ce qu’il trouve à répondre. La mère éclate de rire en rejetant sa tête en arrière, ses cheveux bouclés rebondissent sur ses épaules. Elle l’appelle mauvais garçon et lui donne une petite claque sur les fesses tout en avançant vers les grilles. Il n’en revient pas de s’être fait traité comme un sixième, ou pire, comme un CM2. Il lance un regard qui se veut haineux vers le dos de la mère qui a repris sa discussion avec un père. Il descend du trottoir et aperçoit Raquin partir avec un grand monsieur qu’il n’a jamais vu. L’homme a un visage austère, de larges épaules et ne sourit pas. Pendant quelques secondes, Thomas plaint son pire ennemi, puis se reprend et se dit « Tel père, tel fils ». Ils disparaissent dans une voiture noire. Un peu plus loin, la pionne a quitté son poste et se dirige vers une vieille dame qui doit être sa mère. Il se souvient, maintenant, de son rire éclatant et sibyllin, son rire insensé : elle aussi avait ri. Thomas, quant à lui, prend le chemin du retour, les idées embrouillées et la main dans la poche.


Pauline
 
           Pauline parcourt le dédale des couloirs, revêt son masque austère et peste après les retardataires qui détalent aussitôt. Elle ne veut plus penser à son rêve, alors elle se jette à corps perdu dans son travail. Elle en voit un qui monte les escaliers, tranquillement. Lui, se dit-elle, il est bon pour un billet de retard.
« Tu n’as pas l’air pressé d’aller en cours, toi. » Elle n’a pu empêcher ses paroles de franchir le seuil de ses lèvres. Elle l’a reconnu, mais trop tard. Elle regarde le pauvre garçon rougir jusqu’à la pointe des oreilles. C’est celui qui s'était fait tabasser par Olivier Raquin, et qui n’avait pas voulu porter plainte, ou même le dénoncer. Jamais il ne participait aux jeux dans la cour de récréation, ou ne prenait part aux groupes des écoliers de son âge. Elle le voyait errer, à faire ses tours de cour ou assis dans son coin, apparemment heureux d’être seul. Elle s’en veut de l’avoir interpellé de la sorte, et même si le ton de sa voix s’adoucit, elle se doit d’être ferme, pour ne pas perdre la face.
« Pourquoi tu n’es pas en cours? » Elle voit le garçon, un peu petit pour un quatrième, rougir encore plus et bredouiller quelque chose. Elle se sent sourire. Elle abandonne tout masque et se penche vers lui: « Que dis-tu ?
« Que c’est le prof d’Anglais qui m’a gardé à la fin du cours. » Elle sent une incontrôlable envie de rire monter dans sa gorge ; elle se retient du mieux qu’elle peut. Mais elle finit par rire. Elle ignore la raison pour laquelle elle sent une telle envie, mais elle se sent bien disposée à l’égard du garçon.
« Bon, ça passe pour cette fois ; file en classe.
« Merci, madame. » Le garçon a instantanément tourné les talons, visiblement mal à l’aise. L’écho de son rire lui parvient, répercuté par les murs du couloir. Elle a ri, à gorge déployée, une fois encore. Le petit l’a faite rire comme jamais personne ne l’avait faite rire. Simplement, sans rien dire d’autres que des banalités. Elle se sent mieux, la boule dans son ventre semble moins envahissante, moins présente. Elle le regarde frapper à la porte de la salle et disparaître. Instinctivement, elle touche ses lèvres : le sourire y reste fixé, encore quelques secondes. Pauline se retourne alors et descend les escaliers : elle a encore du pain sur la planche.


Pierre
            « Noli me tangere ». Qu’est-ce que cela signifie ? Il n’a jamais été brillant en Latin, mais il lui semble se souvenir que « me » a un rapport avec « moi » ; est-ce le «moi» de la pierre, de la fleur ou le sien ? Il ne saurait le dire. Il regarde de nouveau l’inscription émoussée, puis la fleur ; il admire sa beauté. La tentation de s’en emparer est forte, mais il ne doit pas. Cette fleur est là pour une raison. Soudain, il sent son corps être secoué de spasmes ; il est vivement retourné sur le dos par une force incroyable et l’éclat bleu du ciel bleu l’aveugle un instant.
 
           Lorsqu’il rouvre les yeux, il sait qu’il est enfin sorti de son rêve, et ce pour plusieurs raisons : tout d’abord, il sent le froid saisissant des pavés ; l’atmosphère nettement moins dense de l’église ; puis il fait sombre, très sombre, les vitraux ne diffusant pas suffisamment de lumière ; et pour finir il sent une présence à côté de lui. Malgré la douleur insidieuse à l’arrière de ses yeux, il distingue vaguement les contours d’une forme humaine. Bientôt les couleurs sortent du brouillard, puis c’est au tour des nuances d’ombre et de lumière, puis des traits du visage. L’homme porte des habits de curé ; son col blanc, qui semble étrangler ce cou ridé, apparaît de chaque côté d’une longue barbe blanche qui masque son sourire, mais les plis aux coins de ses yeux le trahissent.
 
           « Alors, on nous a fait un petit choc thermique? » la voix enjouée du curé retentit dans le chœur, résonne quelques instants dans l’air vibrant, puis s’estompe. Pierre regarde, incrédule, cet homme qui lui sourit. « Mouais, ça m’en a tout l’air. Il fait froid ici à l’intérieur, comparé à dehors. » Pierre reprend ses esprits, se relève avec l’aide du curé qui, malgré son apparence frêle, supporte presque entièrement son poids. Le curé le fait tituber jusqu’à un banc et l’y assoit. « Vous voulez de l’eau ? » Pierre fait oui de la tête. Le vieux barbu l’observe un court instant, puis fait voler les pans de son habit avec sa démarche brusque. Pierre secoue la tête, se frotte les yeux – la douleur a disparu – et écoute le silence ; il lui semble entendre, quoique faiblement, le bruissement du blé doré sous le bleu ciel du ciel. Il entend des bruits de pas et tourne la tête pour voir émerger le curé derrière sa barbe, un verre à la main, d’une porte en bois teint, sûrement la sacristie. Il lui tend le verre et Pierre le prend, sans toutefois le porter à ses lèvres.
 
« Ce n’est pas de l’eau bénite, vous pouvez y aller sans crainte. » Il postillonne légèrement. Il y a une pointe d’amusement dans la voix du curé. Pierre sourit, et boit. Il se rend compte que les parois de sa bouche et de sa gorge sont sèches, comme du papier. L’eau lui fait du bien : il vide le verre à grosses gorgées.
« Je peux vous demander ce que vous faîtes ici ? » Le ton a légèrement changé.
« J’aime beaucoup l’architecture. Je m’intéresse aux églises.
« C’est dommage, » rétorque le curé, retroussant sa lèvre inférieure en un rictus boudeur, « vous auriez été un chevalier en quête d’un abri, vous auriez eu droit à un autre verre d’eau.
« Je ne peux vraiment pas en avoir un autre ?
_ Je plaisantais. Bien sûr que vous pouvez en avoir un second. Ne bougez pas, je reviens. » Un laps de temps plus long s’écoule cependant, ce qui permet à Pierre de retourner sa question plusieurs fois dans sa tête. « Voilà, » lui dit le curé tout en lui tendant un plus grand verre d’eau – la cathédrale de Tours est crûment sérigraphiée dessus.
« C’est drôle, dit-il, j’habite justement à Tours.
_ Ah. J’y étais du temps de ma jeunesse, mais j’ai préféré le calme et l’intimité de la campagne. Vous êtes mariée ? » lance-t-il en faisant un signe du menton en direction de l’alliance.
« Oui. Ma femme est à l’hôpital avec notre premier enfant. Un garçon.
_ Félicitations. C’est un grand pas en avant que vous venez de faire.
_ Je ne sais pas qui de ma femme ou de moi a fait le plus grand pas, dans l’histoire.
_ Oh, il est vrai que la mère porte l’enfant en son sein pendant neuf longs mois et qu’elle le nourrit ensuite de son propre lait, mais il faut être deux pour concevoir un enfant. Ne vous inquiétez pas, votre tour de vous sentir important dans la vie de votre fils viendra – plus tôt que vous ne le pensez.
_ (Soupir) Merci. Merci beaucoup. (Inspiration) Vous ne sauriez pas ce que « Noli me tangere » signifie, par hasard ? » Le curé refait la même moue, penche la tête sur le côté dans un visible effort de concentration.
« Cela veut dire « Ne me touche pas » ou « Ne me touchez pas ». Pourquoi cela ?
_ Oh, pour rien ; encore merci, merci beaucoup. » Pierre se lève, tend le verre vide, sourit.
 

Habits

I am a man of habits I got to this conclusion because I flash-realised that I am hoping that someone, someday will see the patterns the rou...