Tuesday, 23 February 2010

L'insouhaitable #10


Le rêve de Pierre
 
           Un champ de blé qui s’étend à l’horizon, de chaque côté, de toutes parts. Le vent bruit parmi les épis arrivés à maturation. Pour autant qu’il sache, le champ de blé peut très bien dépasser les limites de l’horizon car c’est son horizon, la limite de son champ de vision. Le champ est magnifique et, aussi étrange que cela puisse lui paraître, miroite. Il n’a pas besoin de lever la tête pour voir que le ciel au-dessus de lui est bleu, aussi bleu et aussi dénuagé qu’un ciel peut l’être. Le blond doré du blé exacerbe le bleu ciel du ciel. Il se rend compte que le blond doré du blé ne fait pas qu’exacerber le bleu du ciel, il l’arrondit également. Du point de vue de Pierre, le monde est presque parfaitement elliptique. La ligne d’horizon, jamais interrompue, est courbe en tous points de sa circonférence. Le bleu au-dessus de lui forme un dôme monumental. Le ciel, il veut dire. Le ciel au-dessus de lui forme un dôme monumental.
 
           La ligne d’horizon, qui sépare le blond doré du bleu, n’est gâchée par aucune nuance, aucun dégradé, la coupure est nette, comme tranchée au sabre par un habile samouraï. Ce paysage aux coruscantes couleurs laisse Pierre rêveur. L’impalpable brise fait courber les épis de blé qui bruissent comme les bâtons de pluie dans les pays d’Afrique. Hormis cette douce mélodie, le silence est parfait. Le même silence que dans les cathédrales ou les églises, les dimanches à la tombée des soirs d’automne. Il est dans une église, la plus petite et en même temps la plus vaste de tous les temps, église aux piliers d’air, à la nef de vent, à la coupole et aux vitraux de bleu – de ciel – une église sans portes ni extérieur. Quant à lui, le seul visiteur de cette église, pour l’instant, érigé telles les imposantes statues des Dieux égyptiens, immobile comme Bouddha, il observe ce qui aurait pu être un tableau avec les yeux d’un homme qui rêve. Pierre vit son rêve car il veut s’en souvenir à son réveil, car qui ne connaît pas ses rêves ne se connaît pas vraiment lui-même. La coque d’une huître ne donne que peu d’informations à l’observateur, pourtant celui qui cherche va ouvrir la coque et ouvrir les yeux.
 
            Mais, se dit-il, rêvant, chercher n’apporte pas de réponse, c’est trouver qui répond aux questions. Le chercheur reste observateur jusqu’à ce qu’il trouve : à partir de ce moment-là, il devient découvreur, et découvrir est la plus belle chose qui soit sur terre. Partir à la découverte des paysages et des objets de ses rêves est la plus grande conquête personnelle que Pierre ait jamais entrepris, et il compte bien la mener à son terme le plus poussé, en découvrir jusqu’au plus intime secret dans le recoin le plus reculé, le plus obscur, le plus dangereux. Derrière tous ces admirables desseins, la convoitise l’anime, car son but ultime, inavoué, est bien entendu la possible découverte de lui-même.
 
            Depuis le jour où il a fait la découverte personnelle que la forme d’une église rappelle celle du Christ agonisant sur la croix, il passe la plupart de son temps sur le terrain à chercher dans le chœur des églises, situé non loin de l’omphalos d’un homme Vitruvien, car le cœur est le siège des passions, l’écrin de l’âme, le moteur premier de cette mystérieuse machine qu’est l’homme. A la différence près que ses rêves – et il s’en souvient brusquement, des années de rêves surgissant de nulle part – figurent de vastes paysages sans limites visibles ou alors des lieux si étroits qu’il se sent étouffer et où il lui est impossible de trouver quelque cœur que ce soit. Faut-il chercher ailleurs ?
 
            Entouré par ce champ de blé sans fin, écrasé par ce ciel bleu ciel désoleillé, Pierre pleure parce qu’il ne s’est jamais senti aussi à l’étroit que dans cette grande étendue de blond doré, sous cette infaillible voûte. Il pleure amèrement parce que sa conduite le déçoit. Il ferme les yeux, puis prend une profonde inspiration. Il expire lentement, jusqu’à se sentir vide. Prêt. Immobile jusqu’alors, Pierre décide de partir explorer ce pays aux allures d’infini et avance d’un pas vers ce qu’il croit être «en avant». Il sent aussitôt son pied achopper contre quelque chose, ne peut s’empêcher de trébucher – en une fraction de seconde tourne son regard vers la motte de terre qui sourd du sol inégal – et tombe comme un arbre qu'on abat. Sa tête heurte non pas le sol durci par l’air sec, ni une autre motte de terre, mais une pierre.


Pauline 

             Pauline, sentant le temps battre à tout rompre dans sa poitrine, retourne dans sa chambre et reprend son livre. Elle marche jusqu’à la chambre submergée de lumière, défait la couette du lit et s’allonge dessus, sur la moquette, directement dans le faisceau éclatant. De ses doigts fébriles, elle caresse les pages restantes, la fin de l’histoire, la fin du mystère ; le livre s’ouvre et l’histoire reprend son cours. Elle s’arrête aussitôt, l’histoire entre ses doigts en suspens, et se demande ce qui arrivera lorsque la lumière deviendra opaque. Un ciel bleu comme aujourd’hui resterait-il aussi bleu, aussi visible ? Il est heureux que la lumière soit transparente, se dit-elle. Mais est-elle vraiment transparente ? Elle fronce les sourcils. Plus tard. Le cours de l’histoire, interrompu l’espace d’une seconde comme une rivière immobilisée par un barrage de fortune, reprend avec plus de force.
 

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