Wednesday, 24 February 2010

L'insouhaitable #11


Alice
             L’infirmière ne tarde pas à venir. Un pan de sa blouse est taché sur l’ourlet, et la couleur de la tache est indistincte, mais sombre, sombrement sombre, sans le moindre doute. Alice a les yeux rivés sur la tache, elle ne voit pas autre chose, et reste confondue lorsque l’infirmière lui demande la raison de son appel. Elle bredouille faiblement, balaye du regard le sol aux pieds du lit comme si la réponse pouvait s’y trouver, puis se décide à affronter le regard inquiet de l’infirmière à la tache sombrement sombre. Elle s’est déplacée à côté d’elle, en un instant, glissant sur le sol presque, prend son poignet et le tâte, à la recherche de son pouls. Alice se sent rougir, s’excuse, mais la dame blanche ne l’entend pas, concentrée sur les pulsations sourdes et sur sa montre. Alors, Alice se souvient. Alice pense à son cœur et d’une voix éteinte demande l’heure, puis le jour, puis la date. Elle reste stupéfaite. Elle n’aurait passé ici que quelques heures seulement – deux jours – alors qu’il lui semble y avoir séjourné une éternité ? Elle reste silencieuse, les bras ballants, les pensées fusent dans sa tête.
 
            L’infirmière à la tache sombre lui dit que, comme elle semble réveillée, elle va trouver le médecin de garde pour qu’il lui parle. Mais Alice n’entend pas. Elle vient d’avoir un avant-goût de l’éternité et ne semble pas satisfaite. Elle pense aux Champs Élysées, aux champs de roseaux, au Paradis et elle sent un bouleversement dans son cœur ; elle sent un pincement au milieu de son ventre et se demande pourquoi l’éternité est si longue et si laborieuse, pourquoi peines, souffrances et inquiétudes sont toujours ses hôtes. La porte s’ouvre sur le médecin de garde et sur l’infirmière à la tache. Le médecin est dégarni sur les tempes et le haut du crâne ; elle ne voit pas son nom sur sa poitrine. Il lui parle mais elle ne comprend pas. Ses lèvres muettes bougent, elles sont fines, découvrent deux rangées de petites dents serrées. Il est aux pieds du lit, consulte attentivement des feuilles où apparaissent des courbes et des chiffres et des lignes d’écritures hâtives, il fait parfois la moue, mais il lève la tête, hausse les sourcils et sourit. Il s’approche d’elle, s’assoit sur le bord du lit, met sa main libre dans la sienne – celle qui est piquée du cathéter reste immobile, amorphe.
 
«Comment allez-vous, Alice ?» Il sourit toujours.
_ Bien, je pense. J’ai dormi beaucoup, mais apparemment pas autant que je ne le pensais.
_ Ce sont des effets connus de la péridurale ; l’accumulation de stress vous a fait perdre la notion du temps ou du monde autour de vous. Vous souvenez-vous que votre mari était présent au début de votre accouchement ?
_ Oui, ment-elle.
_ Il n’est pas revenu parce que son cabinet l’a appelé pour une urgence. Il a appelé plusieurs fois, mais nous lui avons répondu que vous dormiez. Il sera de retour bientôt, ce soir peut-être. » Alice rougit. Elle a oublié son mari, le père de son enfant. Elle n’a pas eu une seule pensée pour lui. Elle tourne la tête pour que le médecin ne la voie pas rougir, vers la fenêtre.
« Il fait beau ; tous les enfants doivent être dehors.
_ Oui, » dit-il en forçant son sourire imperceptiblement, « il fait très beau, et l’air est doux. Alice, il faut m’écouter attentivement à présent. Vous avez subi une césarienne, vous en rappelez-vous ? (Alice acquiesce de la tête) Bien. Vous souvenez-vous de la péridurale ? (Alice répète son geste, le médecin prend une inspiration) Alice, il n’y a pas à tourner autour du pot : votre enfant est au plus mal. Être arrivé à terme ne signifie pas que tout va bien, même si dans notre cas, bien sûr, c’est un avantage.
_ Qu’y a-t-il ? » lance Alice, les larmes aux yeux. Elle sait, se doute de.
«  Le cordon ombilical s’est enroulé autour de son cou, et la position de siège ne jouait pas en notre faveur. La césarienne nous a évité beaucoup de mauvaises surprises, cependant votre fils a subi plus de lésions que nous le supposions : nous l’avons mis sous couveuse car il est très faible. » Le médecin se trouble, les yeux d’Alice sont remplis de larmes. Ses traits se déforment en un rictus affreux. La douleur, la douleur est là, palpable, sans fard, nue, vicieuse et abominable. Le médecin se rapproche d’Alice, la prend dans ses bras. La perfusion cliquette, chaque cliquetis agressant l'ouïe. Il caresse ses cheveux d’une main tremblante. Il murmure à son oreille que son mari ne sait rien encore, il lui répète qu’il a été appelé pour une urgence, sur un gros sinistre, mais qu’il va revenir ; que la vie continue, qu’ils sont jeunes encore. Mais Alice est inconsolable. A travers ses pleurs et ses hoquets de désespoir, elle demande si son enfant a des chances de rester en vie.
 
« Alice, je ne vais pas vous mentir. Votre enfant est très, très faible. Nous ne savons pas encore quelles sont l’étendue et la gravité de ses lésions au cerveau. Il ne peut pas respirer sans la machine. » Il s’arrête un instant, il ne veut pas pleurer. Il n’a jamais pleuré en vingt ans de pratique, même si, plus d’une fois, il s’est retrouvé dans cette situation. Néanmoins, il lui semble qu’aujourd’hui, avec ce ciel bleu envoûtant, la situation est particulièrement difficile à supporter. Il a toujours compatis à la douleur, il ne supporte pas de voir quelqu’un souffrir, mais l’éthique de son métier voudrait qu’il ne s’implique pas autant, qu'il ne laisse pas l'affect troubler sa perspective. Qu’il n’embrasse pas les patients. Mais il n’en a cure, de l’éthique.
 
« Alice, vous et votre mari êtes ses parents, vous lui avez donné vie : c’est à vous de nous dire ce que nous devons faire. » Il sent l’étreinte de la jeune femme se serrer un peu plus. Elle veut le voir. Elle veut voir son mari. Elle veut voir son fils, elle l’aime. Le médecin réprime un sanglot.
 
« Très bien, Alice, nous allons prévenir votre mari et vous irez voir votre enfant lorsqu’il sera là…Je dois y aller, Alice, mais n’hésitez pas à appeler une infirmière si vous ne vous sentez pas bien – médicalement, bien sûr (les muscles de ses mâchoires se contractent sous la fine peau) – il n’y a aucun remède pour le cœur brisé, j’en suis le premier navré. » Il se dégage des bras d’Alice qui soudain l’encombrent, se lève et sort de la chambre à grandes enjambées. Il ne veut pas voir la tristesse sur son visage. Il ne veut pas voir la question que ses yeux doivent lancer à toute la chambre, à l’infirmière qui est restée, à chaque objet, au ciel intensément bleu dehors, à son dos, LA question qu’il connaît si bien et qu’il exècre : « pourquoi ? »
 

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