Le rêve d’André
Il se revoit en jeune officier de la marine, dans la splendeur défraîchie de son uniforme. Il se tient dans une barque taillée d’un bloc dans un tronc d’arbre noueux dont il ne reconnaît pas l’essence. La barque tangue sous la houle du fleuve dont les eaux sont brunes comme la paume des mains des hommes qui pagayent. Il veut accoster mais les hommes ont peur, plus peur du bord que de lui. Alors du regard, puis à force de menaces, il les contraint à diriger l’embarcation vers l’intérieur du bras dans lequel ils se trouvent. Il en a assez des méandres qui lui donnent le tournis. Il n’aime pas le comportement de l’eau, étriquée dans le lit des fleuves et des rivières, vulgaire dans son étroitesse. L’eau a besoin des vastes proportions des mers et des océans pour se sentir dans son élément, pour être comme on la connaît, noble. Et puis que signifie cette couleur brune ? L’eau est pourrie comme le pays, comme la terre, comme l’air, comme les esprits de tous les gens qui vivent ou viennent ici.
Sous son chapeau de paille son crâne déjà dégarni dégouline de sueur, ses mains sont moites et dans l’air ambiant plane une torpeur qui ne présage rien de bon. Les hommes parlent entre eux dans un dialecte qu’il n’arrive pas à interpréter, mais la peur transpire de chacun de leurs mots. La crainte se lit sur leurs yeux dont la noirceur se détache de l’obscurité de la pupille. Accroché à sa ceinture, dans une gaine en cuir tanné, André porte un pistolet chargé. Il a aussi plusieurs balles de réserves dans sa poche de pantalon. Le silence est oppressant ; il lui semble que ce pays est fait soit de silence, soit de vacarme. D’un autre côté, ici, dans la jungle, le silence est roi, et le pire des ennemis. Il connaît des hommes, arrivés avec toute leur tête, qui dans cet enfer ont fini fous à lier à cause du silence. Pour un occidental, le silence est une chose depuis longtemps oubliée. Le silence est aussi redoutable que les dents des crocodiles qui se dorent au soleil de l’autre côté de la rive, à une trentaine de mètres d’eux à peine, mais peut-être pas aussi brutal.
La barque, la pirogue – il ne s’est jamais attardé à la dénomination exacte d’une si frêle embarcation – bute précautionneusement contre le sable bourbeux du fleuve. Il sent son cœur battre jusque dans ses tempes humides de sueur ; il ne se rappelle plus exactement le but d’une telle aventure, sauf qu’il doit trouver quelqu’un. Trouver quelqu’un! Ici, dans ce pays si éloigné de toute terre bénie par Dieu, trouver quelqu’un. Ici, dans ces terres infestées de forêts et de barbares assoiffés de sang et de battements de tambours. Ici où les arbres et les lianes et les bêtes semblent surgis de temps immémoriaux. Ici qui, il n’y avait que quelques semaines de cela, était encore un là-bas dit avec un ample geste du bras qui découpait l’azur dans toute sa largeur ; un là-bas qui inspirait fascination et répugnance, luxure et dégoût, qui signifiait sang et eau et fange. Mais à l’instant où André jeune pose le pied sur la terre ferme, là-bas devient ici. La présence horrible et tant attendue.
Les hommes tirent la pirogue sur le rivage, prennent lances et arcs et bagages et s’attroupent apeurés autour du jeune officier avec l’arme. André, rêvant, sait qu’il ne lui reste qu'une poignée de kilomètres, que quelques milliers de pas – dérisoires dans ces immensités ! – à faire avant de rencontrer celui qu’il doit trouver – et abattre. Ces quelques pas le mènent dans la forêt, au cœur de la forêt. Il se retourne et ne voit aucune trace de la barque, ni du rivage, seulement des arbres sur fond d’arbres. Ça et là quelques failles laissent percevoir une lumière dorée, mais pas les reflets miroitants du fleuve serpentant entre les forêts et les crocodiles. Dans son exploration panoramique il croise le regard terrifié des hommes noirs qui l’accompagnent – le servent plutôt, car qui voudrait l’accompagner dans cet enfer alors que même les autochtones n’y consentent à contrecoeur qu’à la mention du mot « argent » ou « money » ?
Sur leurs lèvres se dessinent des syllabes, une, peut-être deux ; par-dessous le sifflement de quelque serpent glissant dans le fouillis des branches en hauteur, il perçoit un mot : « golum » ou « golom » mais si la barrière de la langue l’empêche de comprendre la signification du mot, il ne perd rien de la situation. André rêvant sait que l’homme qu’il cherche est derrière lui, alors André jeune se retourne. Effectivement, il se tient bien là où il l’attendait. Mais il y a une différence, et elle est de taille. L’homme qu’il cherche n’est pas un homme au sens strict du terme, car même si les caractéristiques physiques comme les bras, les jambes et la tête, restent valides, la taille des membres, gigantesque, et la couleur et la nature de la peau, en pierre grise, empêchent toute ressemblance. L’être qui lui fait face est énorme, mesure trois mètres, peut-être plus, et sa corpulence est proportionnelle à sa taille. Il ne semble pas avoir de peau à proprement parler, et de cela André en est certain car il voit une poussière granuleuse tomber de chacune de ses articulations à chacun de ses mouvements. Il n’est constitué que de pierre. Soit. Le visage tourné vers lui est indescriptible, sans réaction ni sentiments. Il arbore sur le front un signe compliqué, et sous celui-ci deux yeux jaunes et immenses le scrutent. André rêvant sait que c’est bien celui qu’il doit tuer, même si l’enveloppe charnelle est différente. Alors André jeune dégaine, vise et tire dans un seul mouvement qui, lui, n’émet ni grincement ni poussière pierreuse. La balle l’atteint au front, mais le visage n’arbore aucune surprise, aucune douleur. De sa main titanesque qui aurait pu emmurer la tête entière d’un homme, il frotte l’endroit où le signe compliqué a laissé place à un éclat profond. Des grains de pierre tombent sur les feuilles et les débris qui tapissent la jungle et André se demande si la pierre repousse et si non, quelle est la durée de vie d’un tel être. Mais il sent quelque chose lui piquer le front. Du plat de la main il écrase vivement ce qu’il croit être un des nombreux et dangereux moustiques de la région, et c’est sans grand étonnement qu’il voit une tâche rouge maculer les lignes de sa main. Mais il a senti autre chose, furtivement. Alors, son cœur battant plus fort encore, recouvrant tous les bruits et les sifflements de la jungle, il tâte son front et découvre avec stupeur un repli de chair froissée et un trou béant, de la taille d’une balle. Le géant en face de lui tombe à genoux, le dépasse encore de deux bonnes têtes, puis s’écroule sur le sol, d’un seul bloc ; sa tête, ressemblant à un écueil transperçant la mer, gît à ses pieds.
Les indigènes qui l’accompagnent crient, empoignent leurs arcs et criblent la pierre de flèches qu’il pense être empoisonnées. Les flèches transpercent la pierre sans difficulté, rougissant le sol brun et les feuilles autour du colosse. André rêvant n’entend plus rien, voit rouge, sait qu’il va mourir, alors qu’André jeune continue sa vie insouciant du futur, enfouissant ses remords au-delà de sa conscience. A son tour il tombe à genoux, la jungle ocre tournoyant autour de lui, confondant les arbres, les hommes noirs, le fleuve brun comme leurs paumes, les crocodiles assoiffés de battements de tambours et les crocs des barbares en un atroce maelström. A son tour il s’écroule dans un fracas étouffé par la végétation luxuriante et abominée, aux côtés de l’être qui n’a pas besoin de tombe. Mais André rêvant ne meurt pas totalement : il s’éveille, ouvre les paupières comme après des siècles passés dans l’obscurité la plus parfaite et voit sa femme.
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