Thursday 17 September 2009

Monsieur Virgile #4


Ce matin-là avait commencé comme tous les matins du monde. Du monde, justement. Trois personnes étaient venues lui demander conseil. Chacune était repartie satisfaite avec sa prescription sous le bras. Le Bonheur fou, Le Parfum et Voyage au bout de la nuit avaient apporté leur contribution à soigner respectivement une petite asthénie passagère (« traitement tout en douceur, amélioration significative avec la fin »), un problème d'anosmie (« vous sentirez mieux après ça, croyez-moi! ») et un lumbago (« rare cas où un livre peut aider physiquement un patient – vous en l'occurrence – car la lecture entraîne une tension des muscles lombaires et remet en place ce qu'il y a à remettre en place »). En revanche il avait conseillé au monsieur souffrant d'anosmie, déjà d'un certain âge, de voir son médecin de famille car le traitement qu'il avait prescrit était efficace sur le court terme mais qu'il était d'une efficacité quasi-nulle contre les rhinites à répétition. Rien de bien sorcier.
Il y avait eu encore un jeune couple qui voulait initier leur petit garçon aux joies de la randonnée et celui-ci refusait catégoriquement de bouger de devant sa console de jeu. Il leur avait prescrit d'1 – arrêter cette machine infernale, de 2 – lire La Guerre des boutons. Il s'était dit, voyant l'homme et la femme sortir main dans la main, qu'il y avait encore quelques parents qui s'inquiétaient de l'éducation de leurs enfants. Il était satisfait, lui aussi, de pouvoir apporter sa pierre à l'édifice.
L'après-midi, lui, s'était étiré en longueur. Il y avait eu quelques personnes mais rien de bien folichon; il en avait profité pour réparer des livres, en classer d'autres, à faire (un peu, pour la forme) les poussières sur les rayons. Les passants se firent plus rare, bien que le temps ait été plus clément. Il passa même un peu de temps à profiter de la relative chaleur sur le perron, à sourire aux gens. Bientôt, l'après-midi toucha à sa fin. Un soleil de fin de saison baignait la devanture d'une lumière sépia. Il se dit même qu'il fermerait bien un peu plus tôt pour aller se promener au jardin public.
C'était sans compter sur madame Désibert. Pas en personne, cependant. Un jeune homme se présenta à lui, venant de sa part. Celle-ci lui avait fait l'éloge de sa boutique et de sa sagesse, avait encensé l'homme qui l'avait guérie de tous ses maux et Dieu sait s'il y en avait tout un chapelet. Il n'avait pas la trentaine et déjà les cheveux dégarnis, grisonnants près des oreilles. Un sans-gêne, il l'avait vu tout de suite. À peine entré dans la boutique que déjà il prenait un livre près du comptoir, le retournait comme pour l'ausculter, le reposait sans ménagement, en faisant une mine de dégoût. Il avait de grands doigts de pianistes qui bougeaient comme des mandibules d'araignées. Il parlait en vous regardant droit dans les yeux et il avait des yeux sombres sur un visage émacié, un iris noir sur une pupille noire. Il était grand, une bonne tête de plus que lui.
Il était venu parce qu'un collégial de médecins lui avait diagnostiqué une fibromyalgie. Il l'avait regardé avec des yeux grands comme des soucoupes.
« Qu'est-ce que c'est que ça?
_ Fatigues psychique et physique chroniques, douleurs multiples chroniques dont une allodynie tactile, troubles de la mémoire sur le court et moyen terme, insomnie, irritabilité, difficulté de concentration. Ah oui, j'oubliais: tendances suicidaires.
_ Eh bien, tout un programme.
_ Personne n'a trouvé de traitement. Ma tante dit que c'est sans compter sur votre grande intelligence.
_ Je remercie votre tante –
_ Soigner avec des livres! L'Inquisition brûlait pour moins que ça. Vous ne pourrez pas m'aider, je le vois.
_ Et je pense que vous avez raison! Non mais, c'est pas permis d'avoir autant de choses qui vont mal! Et d'abord, comment vous avez attrapé tout ça?
_ Alors ça...il paraîtrait que ce serait un désordre des neurotransmetteurs ou du sommeil, voire même une prédisposition génétique.
_ Vos parents en souffraient?
_ Non.
_ Vos grands-parents? Un membre de votre famille?
_ Hormis une tendance à l'hypocondrie chez les femmes – vous connaissez ma tante – et une tendance toute masculine à un peu trop lever le coude – non.
_ Et vos neurotransmetteurs, vous les sentez comment?
_ Ils ne me font pas souffrir.
_ Mmmh...c'est bien ce que je pensais. Si j'ai bien suivi, vous avez des problèmes de concentration, donc vous aurez des problèmes pour lire. Je ne peux malheureusement pas vous aider, comme vous l'avez déjà souligné.
_ C'est bien ce que je pensais aussi. Tant pis, ce n'est pas si grave au final. Ce n'est pas comme si vous étiez mon dernier espoir.
_ Je –
_ Ne vous inquiétez pas, je ne vous en veux pas. Je vais simplement aller avaler quelques barbituriques ou me jeter sous un train. J'en ai un moi, de remède!
_ Non mais vous allez arrêter vos enfantillages!
_ Eh! C'est moi qui vais mourir, pas vous, alors baissez d'un ton!
_ Vous n'allez pas mourir, arrêtez votre char, ça ne marche pas avec moi! Vous souffrez je n'en doute pas, il n'y a qu'à voir la façon dont vous baissez la tête et plissez les paupières, mais vous n'en mourrez pas.
_ C'est ce qu'on va voir. » Il tourna les talons, et juste avant de sortir d'un pas décidé, il lui décocha un regard lourd de reproches et...de haine peut-être. Même la clochette tinta rageusement. Il regarda à son tour cette silhouette un peu voûtée, s'en aller prestement et disparaître au coin de la rue. Il ne lui fallut pas plus de trois secondes pour s'en vouloir: il prit l'annuaire et trouva le numéro de madame Désibert. Il décrocha le combiné et resta le doigt suspendu sur la touche du téléphone. Le jeune homme était devant la porte, la main sur la poignée. Il pleurait. Son visage n'était qu'un rictus de douleur. Monsieur Virgile n'en revenait pas. Le simple contact de sa peau sur la poignée de la porte lui semblait insupportable. Le mot allodynie tactile lui revint immédiatement à l'esprit. Ce n'était pas du dégoût qu'il avait éprouvé au contact du livre, mais de la douleur. Ils restèrent un moment à se jauger, séparés par l'épaisseur de la vitre. Il reposa le combiné. Le jeune homme entra. Il ne fut rien dit de plus. Monsieur Virgile prit sa plume, nota scrupuleusement. Le jeune homme se promena quelques minutes entre les rayonnages. Le vieil homme lui tendit un billet de rendez-vous pour le lendemain. Il fermerait la boutique un moment, il lui devait bien ça. Le jeune homme sourit brièvement en prenant le billet. Le lendemain, à l'heure convenue, il serait là.

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