Thursday 24 September 2009

Monsieur Virgile #10 - Epilogue

« Bon ben voilà, on a fini. On va aller décharger le camion à la bonne adresse, cette fois on se trompera pas.
_ Merci.
_ Ça va aller?
_ Je vais devoir m'y faire.
_ Vous savez, je sais que ça doit pas être facile tous les jours, après tout ce temps dans le même métier. Vous avez soigné mon ptit gars, ya un bail déjà.
_ Il a lu L'Ile au trésor pour un problème d'onychophagie. Il doit le relire de temps en temps, non?
_ Vous êtes vraiment sacrément quelqu'un! Pour sûr qu'il le relit...il se ronge plus les ongles par contre. Allez, faut que j'y aille. En revoir. »
AU revoir, pensa-t-il. Le vieil homme vit le camion partir dans son nuage âcre.
Pincement au cœur. La vision trouble.
On ne lui aura pas permis de poursuivre son enseignement, d'apporter sa pierre à l'édifice. Il n'avait pas réussi à changer le monde. Il n'avait contribué qu'à le laisser un peu mieux que lorsqu'il avait foulé son sol pour la première fois. Il aurait pu faire beaucoup plus. Il avait fait de son mieux comme son père avant lui. Son fils avait essayé, en vain. Il n'avait rien pu sauver, pas même le magasin dont les charges auraient saigné à blanc les comptes du pauvre homme. Il n'y avait alors eu plus qu'une seule chose à faire. Il avait cru devoir laisser à d'autres le soin d'emballer chacun des ouvrages, incapable de pouvoir assumer ce geste, de vouloir cautionner cet abandon. Dès l'instant où il vit le premier camion et les déménageurs, il décida de le faire lui-même. Personne d'autre que lui ne devait, ne pouvait le faire sans rien abîmer, sans rien dénaturer. Cela lui prit un mois. Chaque semaine un camion venait chercher les cartons pleins pour les emmener à la bibliothèque municipale à laquelle il en avait fait don. Le premier camion avait failli finir dans une cave poussiéreuse des archives départementales. Finalement, après une bonne sueur froide, le camion déposa les précieux ouvrages à la bibliothèque. Là-bas, ils se chargeraient d'aménager la mezzanine.
Voilà deux ans que François était parti, et sa santé avait lentement décliné, tout comme son activité. La poussière s'accumulait dans les recoins. Il devait réagir mais ne savait pas comment. Au final ce fut la mère d'Hélène qui se chargea de tout. Il allait vivre avec elles. Elles prendraient soin de lui autant qu'il avait pris soin d'elles.
Il se faisait vieux, le sentait dans ces genoux qui ne pliaient plus comme avant, dans ces gestes plus aussi sûrs. Dans ces larmes qui venaient pour un oui ou pour un non. Il serait une gêne. Il ne tiendrait pas longtemps.
Il avait, bien sûr, foncièrement tort, mais pour le moment faisons comme si nous aussi, nous pensions qu'il ne tiendrait pas.
L'ennui, tromper l'ennui avec les relations humaines. Un quotidien axé sur le compromis, sur l'absence cruelle de livres, sur des nuits télévisées qui n'apportent rien. Les visites moins fréquentes de son fils. Les soirées avec la mère d'Hélène qui, au quotidien, faisait montre d'une capacité presque sans faille à générer l'horripilation. Être obligé de raconter sa vie, de travestir son histoire pour se protéger, autour de la soupe qu'il avait faite pour rompre la monotonie – ou plutôt: pour briser la suprématie des dîners micro-ondes. Le seul réconfort trouvé auprès de cette formidable fillette qui s'occupait d'elle-même au jour le jour, admirable petite personne qui n'avait même pas une décennie! Sa mère, inutile éleveuse mais industrieuse, besogneuse. Elle ratait quelque chose. Un jour, il devrait le lui dire, ou lui faire comprendre. Les jours passaient avec une lenteur inégalée. Il sortait de temps à autre, allait au parc, mais le cœur n'y était pas.
Et puis, un soir, Pierre arriva, une enveloppe à la main. Il fut bref, concis. Ni les larmes ne coulèrent ni le mot « honte » ne franchit ses lèvres. Pourtant Hélène les ressentit tout autant que lui. Ils ouvrirent l'enveloppe après l'histoire du soir, désormais devenue rituelle, point d'ancre dans une mer de marasme. Il faillit s'étouffer avec sa salive. Il avait réussi à vendre le bail. Ce petit bon à rien avait réussi à vendre le bail! Lui qui croyait avoir tout perdu! Hélène ne comprenait pas, mais s'il était heureux alors elle l'était aussi, dansant debout sur son lit. Dans l'enveloppe qui tomba du lit lors de cette danse hilare, il y avait un chèque. Avec assez de chiffres pour s'étouffer avec sa salive.
Il prit une semaine de réflexion, pour s'apercevoir qu'il n'avait pas changé d'avis depuis la première minute. Il expliqua sa décision à Hélène qui l'écouta patiemment, comme d'habitude, la tête un peu penchée sur le côté. Il partirait dans le pays des écrivains de ses rêves. Il reviendrait souvent, pour quelques semaines, s'arrangeant pour faire coïncider les dates avec ses vacances. Elle viendrait avec lui. Ils découvriraient le monde ensemble. En lui-même il se dit: « et je pourrais admirer tes yeux aux quatre coins du monde. »
La dernière carte postale en date était une vue du « Llullaillaco, Cordillère des Andes ». Il ne lui fallut pas plus de quelques secondes pour comprendre. Hélène passerait son brevet dans quelques semaines. Il ne reviendrait pas pour la soutenir. Elle alla dans la cuisine où sa mère s'affairait autour du nouveau micro-ondes. Elle lui demanda de s'asseoir et de l'écouter. Elle lut d'une traite et les mots, pour une fois, elle ne les déformerait pas:
« Ma petite Hélène,
Contempler la vie d'un œil et voir la mort de l'autre. Après avoir tant guidé, c'est à mon tour de me laisser guider par ton regard dans les ruelles d'Antofagasta, au Chili. Je t'ai écrit un jour que je ressentais la douleur, le besoin des gens autour de moi. Ce n'est plus vrai. Celle que je vois, à présent, c'est la mienne. Ces montagnes brunes et rouges se détachant du bleu profond du ciel me rappellent à ton bon souvenir, une fois de plus. Tu me manqueras. Virgile. »

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