« Bon
ben voilà, on a fini. On va aller décharger le camion à la bonne
adresse, cette fois on se trompera pas.
_ Merci.
_ Ça va
aller?
_ Je vais
devoir m'y faire.
_ Vous
savez, je sais que ça doit pas être facile tous les jours, après
tout ce temps dans le même métier. Vous avez soigné mon ptit gars,
ya un bail déjà.
_ Il a lu
L'Ile au trésor pour un problème d'onychophagie. Il doit le
relire de temps en temps, non?
_ Vous êtes
vraiment sacrément quelqu'un! Pour sûr qu'il le relit...il se ronge
plus les ongles par contre. Allez, faut que j'y aille. En revoir. »
AU revoir,
pensa-t-il. Le vieil homme vit le camion partir dans son nuage âcre.
Pincement
au cœur. La vision trouble.
On ne lui
aura pas permis de poursuivre son enseignement, d'apporter sa pierre
à l'édifice. Il n'avait pas réussi à changer le monde. Il n'avait
contribué qu'à le laisser un peu mieux que lorsqu'il avait foulé
son sol pour la première fois. Il aurait pu faire beaucoup plus. Il
avait fait de son mieux comme son père avant lui. Son fils avait
essayé, en vain. Il n'avait rien pu sauver, pas même le magasin
dont les charges auraient saigné à blanc les comptes du pauvre
homme. Il n'y avait alors eu plus qu'une seule chose à faire. Il
avait cru devoir laisser à d'autres le soin d'emballer chacun des
ouvrages, incapable de pouvoir assumer ce geste, de vouloir
cautionner cet abandon. Dès l'instant où il vit le premier camion
et les déménageurs, il décida de le faire lui-même. Personne
d'autre que lui ne devait, ne pouvait le faire sans rien abîmer,
sans rien dénaturer. Cela lui prit un mois. Chaque semaine un camion
venait chercher les cartons pleins pour les emmener à la
bibliothèque municipale à laquelle il en avait fait don. Le premier
camion avait failli finir dans une cave poussiéreuse des archives
départementales. Finalement, après une bonne sueur froide, le
camion déposa les précieux ouvrages à la bibliothèque. Là-bas,
ils se chargeraient d'aménager la mezzanine.
Voilà deux
ans que François était parti, et sa santé avait lentement décliné,
tout comme son activité. La poussière s'accumulait dans les
recoins. Il devait réagir mais ne savait pas comment. Au final ce
fut la mère d'Hélène qui se chargea de tout. Il allait vivre avec
elles. Elles prendraient soin de lui autant qu'il avait pris soin
d'elles.
Il se
faisait vieux, le sentait dans ces genoux qui ne pliaient plus comme
avant, dans ces gestes plus aussi sûrs. Dans ces larmes qui venaient
pour un oui ou pour un non. Il serait une gêne. Il ne tiendrait pas
longtemps.
Il avait,
bien sûr, foncièrement tort, mais pour le moment faisons comme si
nous aussi, nous pensions qu'il ne tiendrait pas.
L'ennui,
tromper l'ennui avec les relations humaines. Un quotidien axé sur le
compromis, sur l'absence cruelle de livres, sur des nuits télévisées
qui n'apportent rien. Les visites moins fréquentes de son fils. Les
soirées avec la mère d'Hélène qui, au quotidien, faisait montre
d'une capacité presque sans faille à générer l'horripilation.
Être obligé de raconter sa vie, de travestir son histoire pour se
protéger, autour de la soupe qu'il avait faite pour rompre la
monotonie – ou plutôt: pour briser la suprématie des dîners
micro-ondes. Le seul réconfort trouvé auprès de cette formidable
fillette qui s'occupait d'elle-même au jour le jour, admirable
petite personne qui n'avait même pas une décennie! Sa mère,
inutile éleveuse mais industrieuse, besogneuse. Elle ratait quelque
chose. Un jour, il devrait le lui dire, ou lui faire comprendre. Les
jours passaient avec une lenteur inégalée. Il sortait de temps à
autre, allait au parc, mais le cœur n'y était pas.
Et puis, un
soir, Pierre arriva, une enveloppe à la main. Il fut bref, concis.
Ni les larmes ne coulèrent ni le mot « honte » ne
franchit ses lèvres. Pourtant Hélène les ressentit tout autant que
lui. Ils ouvrirent l'enveloppe après l'histoire du soir, désormais
devenue rituelle, point d'ancre dans une mer de marasme. Il faillit
s'étouffer avec sa salive. Il avait réussi à vendre le bail. Ce
petit bon à rien avait réussi à vendre le bail! Lui qui croyait
avoir tout perdu! Hélène ne comprenait pas, mais s'il était
heureux alors elle l'était aussi, dansant debout sur son lit. Dans
l'enveloppe qui tomba du lit lors de cette danse hilare, il y avait
un chèque. Avec assez de chiffres pour s'étouffer avec sa salive.
Il prit une
semaine de réflexion, pour s'apercevoir qu'il n'avait pas changé
d'avis depuis la première minute. Il expliqua sa décision à Hélène
qui l'écouta patiemment, comme d'habitude, la tête un peu penchée
sur le côté. Il partirait dans le pays des écrivains de ses rêves.
Il reviendrait souvent, pour quelques semaines, s'arrangeant pour
faire coïncider les dates avec ses vacances. Elle viendrait avec
lui. Ils découvriraient le monde ensemble. En lui-même il se dit:
« et je pourrais admirer tes yeux aux quatre coins du monde. »
La dernière
carte postale en date était une vue du « Llullaillaco,
Cordillère des Andes ». Il ne lui fallut pas plus de quelques
secondes pour comprendre. Hélène passerait son brevet dans quelques
semaines. Il ne reviendrait pas pour la soutenir. Elle alla dans la
cuisine où sa mère s'affairait autour du nouveau micro-ondes. Elle
lui demanda de s'asseoir et de l'écouter. Elle lut d'une traite et
les mots, pour une fois, elle ne les déformerait pas:
« Ma
petite Hélène,
Contempler
la vie d'un œil et voir la mort de l'autre. Après avoir tant guidé,
c'est à mon tour de me laisser guider par ton regard dans les
ruelles d'Antofagasta, au Chili. Je t'ai écrit un jour que je
ressentais la douleur, le besoin des gens autour de moi. Ce n'est
plus vrai. Celle que je vois, à présent, c'est la mienne. Ces
montagnes brunes et rouges se détachant du bleu profond du ciel me
rappellent à ton bon souvenir, une fois de plus. Tu me manqueras.
Virgile. »
No comments:
Post a Comment
Avis sur la chose en question
Feedback on the thing in question