Sunday 13 September 2009

Monsieur Virgile #2

« C'est l'édition de 1947, vous m'en direz des nouvelles!
_ Des nouvelles, Ah ah ah! Décidément, monsieur Virgile, vous jouez sur les mots aujourd'hui!
_ Que voulez-vous, je dors mieux. Bref. Cette édition est un petit bijou, madame Désibert, aussi voudrez-vous en prendre le plus grand soin.
_ Je -
_ Je ne voulais pas vous froisser, chère madame, veuillez me pardonner. Jamais vous ne m'avez rendu un ouvrage ne serait-ce que écorné! C'est simplement que je tiens à cette édition de Mallarmé comme à la prunelle de mes yeux.
_ J'en prendrai grand soin, tranquillisez-vous. Le dernier ouvrage de Chateaubriand que vous m'avez prescrit m'a fait le plus grand bien. Je pense que je pourrais enfin me passer de vos bons et loyaux services, après toutes ces longues années.
_ Madame Désibert, vous allez me manquer.
_ Nous nous reverrons, ne vous inquiétez pas, d'une manière ou d'une autre. »
Il la regarda sortir, puis marcher contre le vent vers le coin de la rue où elle disparut finalement. Comme à chaque fois où un client le quittait parce qu'il avait réussi à le soigner, il se prit d'un bouffée de nostalgie teintée de fierté. Son père avant lui soignait les gens avec des livres. Il avait repris le flambeau sans même se poser de question. Cela allait de soi. Les gens avaient besoin non d'ordres, mais de direction, il fallait simplement leur indiquer le chemin qu'ils devaient emprunter. Il n'était pas un donneur de leçon, ni même un philosophe détenteur des réponses que les gens ne venaient de toute façon pas chercher, même s'ils l'ignoraient eux-mêmes. On venait le voir parce que la médecine moderne avait des limites. Le corps parfois continuait de souffrir après la guérison; parfois les plaies étaient refermées mais la langueur subsistait. Parfois même le corps allait bien, c'était l'esprit qui faisait des siennes. Il intervenait donc, un livre à la main, pour soulager les maux de l'esprit. La plupart tu temps un seul livre suffisait à tout remettre dans l'ordre. Il ne lui fallait que quelques instants pour jauger une personne, pour voir son tempérament, ses attentes, ses manques. Il prescrivait alors l'ouvrage qui guérirait, celui qui ferait grandir l'âme et soignerait l'affliction, si bénigne ou au contraire si formidable soit elle. Il avait soigné des dépressifs, des agélastes, des tocqués, des névrosés. Il avait allégé les douleurs de cancéreux lorsque leur corps assimilait la morphine comme un verre d'eau. Il ne pouvait rien – aucun livre ne pouvait rien – contre les maladies graves de l'homme: cancer, tumeurs, maladies orphelines, déficiences en tous genres. Là où seul l'esprit pouvait atteindre et faire violence, là seul le pouvoir du livre atteignait. Bien entendu il y avait eu des miracles, ceux dont son père racontait les histoires extraordinaires à la fin des repas dominicaux. Mais ni lui ni son père n'en avait vu de leur propres yeux ou même été l'auteur. Occasionnellement une personne rentrait dans sa boutique et « posait problème », comme il disait à sa femme de son vivant, c'est-à-dire qu'elle avait beau lire et lire les prescriptions, rien n'y faisait. Cela prenait parfois des années – comme dans le cas de madame Désibert – mais il ne lâchait jamais prise, jamais. Aussi lisait-il sans relâche, nuit et jour depuis le décès de sa femme, tous les auteurs possibles afin d'élargir son champ de connaissance, et donc de guérison. Il conservait chaque ouvrage soigneusement, l'inventoriait, le classait, le prescrivait sous forme de prêt ou les clients pouvaient ne payer que la visite et se procurer ledit ouvrage à leurs frais, ailleurs. Mais les gens avaient confiance en son jugement et en la qualité des œuvres entreposées sur les rayonnages de bois patinés par les ans. Il y avait là beaucoup de livres. Des milliers, peut-être même des dizaines de milliers. Du sol au plafond, sur les deux étages de la mezzanine; même chose au troisième étage, la partie où il logeait. Tous en rang d'oignons, à sa place. Tous les jours ou presque venaient s'ajouter un ou deux ouvrages et inlassablement il reclassait, dans l'ordre alphabétique des auteurs, décalant d'autant la longue file vers la droite. Un jour, se disait-il souvent, il n'y aura plus de place sur les rayons. Un jour il devra faire aménager la cave. Mais il y avait assez de place pour voir venir – enfin juste assez pour passer le flambeau à Pierre, son fils. Il était jeune, il lui laisserait le soin des gros œuvres. Oui, c'est vrai qu'aujourd'hui je joue sur les mots, se dit il.
Il était tard. La nuit était d'un noir d'encre et plus personne ne passait plus, malgré les quelques lampadaires. Bientôt il monterait, en baillant, les escaliers de bois menant au dernier étage. Il ferait réchauffer la soupe de tomates de la veille et continuerait son livre et s'endormirait, comme à son habitude, sur son fidèle chesterfield marron, un plaid sur lui. Pour l'instant il baissait le rideau de fer, ne pensant à rien de précis. Le lendemain matin en le rouvrant il découvrirait un œil bleu le fixant avec toute l'impatience du monde.

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