Friday 11 September 2009

Monsieur Virgile #1

     « Mmmh, ce dont vous avez besoin…c’est d’un bon Queneau. Pourquoi pas Exercices de style ? Vous m’en direz des nouvelles. » A ces mots, il extirpa d’une étagère en hauteur, perché en équilibre du fait de sa petite taille sur une échelle de bois patiné, un ouvrage neuf à la couverture luisante. « C’est une belle édition, vous verrez. Vous vous sentirez beaucoup mieux ensuite. Pour le retour, glissez simplement l'ouvrage dans la boîte qui se trouve sur la porte d'entrée. Au revoir, madame. » Il l’emballa dans un sac en papier marron. La dame, visiblement satisfaite du diagnostic et du traitement, posa l’appoint sur le comptoir vieilli puis poussa la porte de la boutique. La clochette tinta à l’ouverture puis, doucement, comme cherchant à reprendre son souffle, tinta sourdement à la fermeture. Le vieil homme se pencha sur un immense livre. « Mmmh, madame Désibert ne devrait pas tarder. Elle a lu tous les Hugo…mmmh…peut-être que Borges en traduction lui irait…ou alors du Chateaubriand si elle n’aime pas la médecine étrangère. » Du bout des doigts il prit une plume, la trempa dans un encrier et inscrivit d'une main sûre la prescription qu'il venait de délivrer, le nom de la cliente, la date et le prix. Il tira ensuite un trait, proprement, en prenant garde que l'encre ne bave pas. Il leva les yeux, scruta la rue derrière la vitre. Des années qu'il regardait ces mêmes pavés, ces mêmes passants lui semblait-il. Le monde n'allait pas mieux. Il sentait la douleur, sourde, vibrante, du monde. Tout autour de lui se trouvait la solution – ou plutôt les solutions – chacun la sienne. Il y avait forcément une solution, parce qu'il y avait problème. Chaque livre ici il l'avait lu, l'avait patiemment répertorié pour tel ou tel problème. On venait le voir de loin, de très loin parfois, pour se faire soigner. Il prodiguait conseils et sourires, délivrait ses prescriptions, réconfortait, racontait, à l'occasion, des anecdotes ou des histoires. On l'écoutait avec attention, monsieur Virgile.
     Du doigt il passa en revue la liste des personnes susceptibles de venir. Non, plus personne à part madame Désibert. Seul le hasard pourrait faire entrer quelqu'un d'autre aujourd'hui. Il faisait gris. Les gens passaient, engoncés dans leur manteau au col relevé, la mine maussade. La rue fut passante, autrefois. La zone commerçante s'était étendue, les gens s'étaient créés d'autres besoins, donnés d'autres priorités. Mais en fin de compte son activité avait beau avoir ralenti, le bouche à oreille fonctionnait toujours. Et puis il y avait les habitués, et les récalcitrants. Ah, s'il n'y avait pas ceux-là...il – quelqu'un arriva du coin de la rue et semblait chercher son chemin. Ce n'était pas madame Désibert, elle était plus...La personne leva la tête, s'avança. Il vit la femme rentrer, tenant la main de sa fille. Elle ne devait pas avoir plus de neuf ou dix ans. Ce n'est pas qu'il n'aimait pas les enfants, mais bon, ça ne se soignait pas de la même manière que les adultes. Ce qu'il fallait avant tout, c'était les éduquer. Bien entendu, il avait les livres pour ça, pour les enfants et pour les parents. Celle-ci avait un bandage sur l'œil droit, derrière des lunettes aux montures rouges un rien trop voyantes. Sa mère se présenta comme ayant de violents maux de tête. Classique.
« Tellement que ça me réveille la nuit.
_ Ah? Bon, je ne pense pas qu'il faille s'inquiéter outre mesure. Vous lisez souvent?
_ Euh...eh bien en fait, je, je n'ai pas trop le temps, avec le travail, ma fille...
_ Vous savez que je ne peux rien pour vous si vous ne prenez pas le temps de vous soigner.
_ Oui...je, c'est une amie qui m'a dit, je ne pensais pas –
_ Écoutez, il n'y a pas de mal à essayer. Vous verrez. Je vais vous donner une édition facile à lire, pas trop encombrante et assez rapide. Juste une question: quel genre de livre préférez-vous? » Il baissa les yeux, se concentra sur les informations qu'il inscrivait, bien droit, sur une seule ligne. Il attendit quelques instants puis, devant le mutisme de la femme, il releva la tête.
     « Quel genre de – »
     Il ne vit pas le visage cramoisi de la mère, mais aussitôt ce fut l'absence de la fillette qui lui sauta aux yeux. Il tourna la tête vers le fond de la boutique. Rien. Il fit le tour du comptoir.
« Hélène! Viens ici! Je suis désolée, elle n'a touché à rien j'en suis sûre. Hélène! » Il trouva la fillette au beau milieu d'un rayon. Elle avait le bras en suspension dans l'air, le doigt touchant presque l'un des volumes. Il sentit son pouls s'accélérer subitement. Elle rougit, devint écarlate, presque autant que la monture de ses lunettes. Elle baissa la tête et s'avança. Passa devant lui, sous son regard sévère. Il n'aimait pas que l'on fouine, que l'on furète. Il retourna au comptoir à la suite de la fillette. La mère se confondait en excuses, était devenue de la même couleur d'andrinople que sa fille. Il n'écoutait pas, repassa derrière le comptoir. Il s'arrêta net. Il avait dû poser sa plume trop vivement pour aller voir où se trouvait la petite. Peste. Il y avait trois gouttes, oblongues, nettes, se détachant nettement sur le blanc un peu passé de la feuille. C'en était trop.
      « Madame, je vais vous donner le titre de l'ouvrage qui vous soignera, puis je vous demanderai de partir. » Il prit un longue inspiration. « Lisez L'écume des jours, de Boris Vian. Les maux de tête ne cesseront pas tout de suite, il faudra que vous attendiez les deux-tiers du livre pour constater une amélioration. Si malgré tout rien ne s'arrange, je vous prierai de vous tourner vers la médecine conventionnelle. Au revoir madame. » A ces mots, il tourna les talons et fit mine de s'occuper avec la couverture d'ouvrages à réparer. Il entendit, après quelques instants, le double tintement de clochette. Il soupira. Il avait su garder son calme. Après tout, ce n'était pas si grave. Et puis si, justement. Elle lui avait fait perdre le fil et il avait taché son grimoire à cause d'elle. Elle avait pourtant un joli oeil bleu.

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