Tuesday 26 January 2010

Une seule balle en poche

Je tiens à souligner au lecteur potentiellement attentif, et surtout soupçonneux, que cette nouvelle fut écrite dans ma prime adolescence, retrouvée (la nouvelle, pas l'adolescence) il y a fort peu sous un métaphorique tas de poussière. Excusez donc toute erreur de style, de syntaxe et de goût que votre œil sagace aura su déceler. Sachez également que le temps n'y a rien fait: je n'ai su m'en débarrasser.




Une seule balle en poche


        « Qu’est-ce que signifie cette balle en argent dans votre vitrine, mon cher ? Est-ce un cadeau de votre ex-épouse ?
      _Je n’aime pas votre sens de l’humour, Andrew. Cette balle n’est pas un cadeau, loin de là. En fait, cette balle en argent a un but bien précis, et une histoire. Si vous pouvez vous abstenir de plaisanter pendant quelques minutes, je veux bien vous la raconter.
      _Mais faîtes donc, mon cher. Nos collègues n’étant pas arrivés, nous avons bien un peu à partager de cette intimité formelle qui lie les hommes d’honneur.
      _Décidément, il n’y a rien à vous dire qui ne soit sujet à débat. Bref, voici mon histoire. Alors que j’étais jeune recrue dans l’armée de terre, il y avait un sergent-chef du nom de Smith. Et cet homme ne faisait rien d’autre que boire et tirer au pistolet. Toute la journée il demandait du whisky au messe afin d’y étancher une soif devenue légendaire au sein de notre section. Pareillement, son habileté au tir retenait la même attention. Plusieurs fois décoré pour son adresse et son efficacité sur les champs de batailles, il faisait alors partie des meilleurs tireurs au monde. Et bien que cet homme soit un alcoolique invétéré, il ne ratait jamais sa cible, jamais. Où qu’elle soit, qu’elle soit mobile ou non, loin ou proche. Le sergent-chef Smith possédait un don. Tous les soirs nous allions faire une patrouille de reconnaissance, puis nous montions un campement pour la nuit. Les tours de garde se faisaient par rotation, deux hommes à chaque fois. Andrew, cessez de faire le pitre avec cet accoudoir, il ne vous a rien fait. Et une nuit, je reçus cette balle des mains de Smith. Voilà.
       _C’est tout ? Et moi qui croyais que vous vous étiez battus dans un duel à mort et que vous lui aviez arraché cette balle du cœur. Je suis profondément déçu par votre conduite veule et lâche, mon cher.
      _Il y a beaucoup de vrai dans ce que vous dites, Andrew, et c’est fort rare ; mais comme vous semblez intéressé, laissez-moi continuer, s’il vous plaît.
       _Il ne me plait point ! Je croyais que vous aviez fini !
      _Je voulais simplement vérifier que vous suiviez attentivement mon récit, car vous manifestiez plus d’animosité envers cet accoudoir qui n’a rien demandé à personne mais qui pourtant reçoit là un châtiment à peine concevable.
      _Ce que je fais à cet accoudoir ne concerne que la maîtresse de maison qui en fit un usage tout autre que celui dont il fait l’objet à présent, je vous l’accorde. Trêve de bavardages, mon cher, et continuez, vous avez excité ma curiosité.
     _Une nuit nous avons été attaqués par un groupe d’autochtones fort peu organisé qui, en nous encerclant, se tiraient dessus. L’offensive fut vite réduite à néant. Pour fêter cela Smith sortit quatre bouteilles d’un vieux whisky qu’il avait échangé contre quatre livres…disons...très féminins, qu’il avait confisqués à un appelé. Personne n’osait boire le précieux breuvage par crainte de punition, d’une autre attaque surprise. Mais bien vite nos doutes furent dissipés par la bonne ambiance que Smith voulut instaurer. Alors commença la plus gigantesque beuverie à laquelle j’ai participé. Plus tard, les quatre bouteilles vides, nous avons discuté, chacun à notre tour, de nos vis respectives, ce que nous faisions, qui étaient nos amis, etc. Nous allions arriver au tour de Smith, le plus attendu de tous, lorsque la deuxième salve d’attaque arriva. Dans notre insouciance embuée de whisky, nous ne pensions plus aux autochtones que nous étions censés recenser et éventuellement éliminer. Bien différente de la première, cette attaque était organisée et menée de main de maître par le seigneur de la région, dont la tête était mise à prix par notre gouvernement. Mais bien loin de nous l’idée de vouloir ramener ce berbère vociférant, il nous importait plus de nous en sortir vivants. Mais pas Smith. Lui voulait à tout prix capturer cet individu, ce barbare qui hurlait à plein poumon, afin de toucher la prime, sûrement pour acheter du whisky. Ce berbère valait donc son pesant de whisky. Imaginez, Andrew. Dans une steppe quasi-désertique, cinquante berbères que nous n’avions pas vu arriver, fondant sur nous à la vitesse de l’éclair, braillant, hurlant, tirant, vociférant tels des chiens enragés. Un de mes compagnons fut tué sur le coup, son crâne ne résista pas à la balle qui vint s’y loger. Mais plus prompt à réagir que nous tous, Smith avait déjà dégainé et avait causé de lourdes parmi les attaquants. Nous avons finalement repoussé les assauts des berbères qui se dispersèrent comme des rats chassés à coups de balai. Mais le coup de balai c’est Smith qui l’avait passé. Il avait même réussi à blesser le chef des barbares, qui fut bâillonné et ligoté solidement. Nous avons d’ailleurs vite plié bagage, sinon les berbères seraient revenus le chercher. La nuit fut longue. Smith, notre sauveur, nous inquiétait beaucoup : il demandait à s’arrêter souvent, comme s’il était essoufflé, et ce malgré la menace qui planait au-dessus de nos têtes. Je fus le premier à apercevoir l’auréole de sang près de son bas-ventre. Smith s’écroula après deux heures de marche, trempé de sueur. Tout le monde paniquait, certains se demandaient s’il ne valait pas mieux libérer le berbère, d’autres se tenaient la tête entre les mains, comme si la fin du monde venait d’être sonnée. Mais Smith se releva tant bien que mal et ordonna de tuer le prisonnier et de lui trancher la tête. Tout serait plus facile ensuite. Malgré une peur palpable ce fut fait en quelques instants. Et moi qui voulais donner une sépulture à ce malheureux ! Smith m’en aurait voulu si je lui avais dit cela. Mais rien ne fut plus facile que de lui trancher la tête. Smith retomba à terre et ordonna à tous les soldats moi excepté de retourner au camp et de revenir avec des secours. Quelques regards incrédules se tournèrent vers moi, mais je n’en savais pas plus qu’eux. Pourquoi croyez-vous qu’il m’ait choisi plutôt qu’un autre ?
      _Je ne sais, mon cher…peut-être avait-il perçu quelque chose de bon et de réconfortant en vous ? Mon Dieu que l’on est aveugle et fou sur son lit de mort !
      _Je n’en attendais pas moins de vous, Andrew. Toujours est-il que nous sommes restés seuls dans cette nuit désertique, avec ce corps décapité à nos pieds. Nous sommes restés longtemps sans parler. Je n’osais pas lui adresser la parole. Je redoutais la vengeance des berbères. Mais il engagea la conversation, brusquement, sans ménagement. Mais c’est un peu comme si ce n’était pas à moi qu’il parlait. Il disait, simplement. Il dit alors avoir été infecté par une femme de joie d’un bas quartier, qui venait souvent au camp vendre ses légumes et des fruits frais. Il ne savait pas au juste quelle était sa maladie mais il souffrait le martyr, depuis plusieurs semaines. Il s’arrêta un moment, me regarda fixement et me dit qu’il avait renvoyé les soldats non pour l’aide qu’ils étaient censés ramener, mais pour que nous soyons seuls.
       _Comme c’est touchant ! IL vous aimait donc et voulait partager cette maladie vénérienne avec vous ! Quelle belle preuve d’amour !
       _Il voulait mourir dignement, Andrew, et pas bêtement.
      _Mais c’est pourtant ce qui s’est passé ! Cet homme, à jouer avec le feu, s’est brûlé. Mais continuez donc, cher ami.
      _Oui. Smith voyait bien ma mine déconfite, et il sortit cette balle de sa poche, et malgré les années elle a conservé ce même éclat qui m’avait alors frappé. Il me raconta qu’il l’avait fondue lui-même chez lui en Irlande. Il me dit aussi qu’il avait trouvé d’où venait le si bon goût du whisky. Il me dit que le whisky était l’urine de la terre, c’est pour cela qu’il était aussi bon. Mais comme c’était un secret, je devais jurer de ne rien révéler à personne. Allez comprendre…l’urine de la terre. Toujours est-il que cette balle semblait avoir le pouvoir d’un whisky quinze ou vingt ans d’âge. Il me la glissa dans la main et me susurra de lui épargner une mort honteuse devant ses soldats et supérieurs. Ensuite il s’étendit sur le sable, inclina la tête et ferma les yeux. Je en savais que faire. Auriez-vous pu faire une chose pareille ?
_Moi ? Mon Dieu non ! C’est totalement absurde.
_Mais pas pour lui, ni pour moi maintenant d’ailleurs. Il avait un sens exacerbé de l’honneur, aussi il ne voulait rien qui entachât sa réputation, même s’il semblait considérer n’avoir rien fait de mal avec cette femme. Ce furent des moments très pénibles pour moi. Je tremblais de peur.
_Mais il était mort depuis longtemps, n’est-ce pas ?
_Comment le saviez-vous ?
_Un homme tel que lui, modelé par l’honneur, ne se couche pas sur le sable et ne ferme pas les yeux devant la mort. Au contraire, il l’affronte sans sourciller et lui fait un pied de nez au dernier moment. C’est vrai qu’il était courageux, en fin de compte.
_J’ai longtemps conservé cette balle sur moi, croyant qu’elle m’apporterait courage et honneur. Mais vous aviez raison, Andrew, lorsque vous disiez que j’étais lâche et veule. Je n’ai même pas réussi à respecter les dernières volontés d’un mourant.
_Tel est le destin, mon ami, capricieux et débile. Je ne pense pas qu’il vous en veuille vraiment là où il est, où qu’il soit d’ailleurs, si c’est ce que vous voulez savoir.
_Vous croyez ?
_Oui. Mais nos collègues arrivent. Rangez cette solennelle balle dans sa vitrine et ne lui trouvez aucun écrin de chair et de sang. Et puis allez vous laver le visage, il serait impoli de recevoir quiconque avec vos joues couvertes de larmes. Je comprends ces larmes à présent, pas les autres. Il vous faudrait raconter cette triste histoire une seconde fois pour qu’ils comprennent, si tant est qu’ils veuillent bien vous comprendre. Mais étant le premier des sceptiques, ils n’auraient aucun mal à reconnaître l’erreur que j’ai moi-même commise. Veuillez pardonner, cher ami, si je n’ai pu sentir ce que vous vouliez me faire comprendre dès le début. Je suis misérable et plein de faux-semblants. Ils arrivent, je vais de ce pas les accueillir. Peut-être aurons-nous plus tard l’occasion de reparler de cette balle.
_Quelle balle, messieurs ? »

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