Wednesday 13 January 2010

Le pompiste



Un an avant la retraite. Tout le monde lui avait dit que c'était le plus long. On attendait ça pendant des lustres et quand on voyait enfin la ligne d'arrivée, c'était ça le pire. S'il avait le courage qui lui avait manqué toute sa vie, il aurait répondu que de toute façon, toutes les années étaient longues.
Longues comme des jours sans pain, tapi au fond de sa boutique, l'hiver, à attendre le client perdu ou en rade. L'été sur sa chaise pliante, sous le auvent, à attendre ce même client dépité, le touriste égaré qui finalement ne fera pas le plein, mais prendra une barre de chocolat pour les enfants qui braillent leur impatience dans la voiture.


Il était pompiste à la station Elan de Bonneval depuis que le monde était monde. Il avait connu les stations services qu'on appelaient jadis essencerie ou station de service. Son père en était alors le patron, et tenait aussi l'atelier de réparation automobile attenant. L'enseigne alors était Castrol – qu'il prononçait casserole – Elan était venu bien plus tard. Son père était une figure dans le coin. Il n'avait malheureusement pas hérité de ses doigts en or ou même de sa notoriété. L'atelier avait périclité sous ses yeux impuissants et le monsieur qui l'avait racheté, et qui le faisait tourner encore aujourd'hui, avait eu la gentillesse – oui, c'est cela, gentillesse, et surtout pas la pitié – de le garder au service du carburant. Il avait connu les pompes à essence qui portait leur juste nom: il fallait pomper comme un shadok. Gamin, il aimait ça par-dessus tout. L'odeur d'essence, les couleurs moirées sur le bitume. Les effluves de cuir neuf des voitures rutilantes. Les larges volants, le noir des carrosseries. Les gens ne s'en faisaient pas, à l'époque.


On était en 1999. Le 17 juin, pour être précis. Tous les matins le même rituel, cocher un jour sur le calendrier. Deux, en l'occurrence, vu qu'on était lundi et que le dimanche il fermait. La saint Hervé. Bonne fête à tous les Hervés, avait dit Poivre d'Arvor au journal de ce midi. Il se passait des trucs dans le monde, en France aussi, un truc avec une infirmière, mais lui s'en fichait pas mal. Il voulait qu'il se passe des trucs ici. Dans sa station service.


« Ben alors, t'en fais une tête d'enterrement, Dédé! Viens donc prendre un ballon!
_ Les gars, vous avez dit que vous viendriez faire le plein à la station et j'ai pas vu le bout de la queue d'un chat! »
Sourires gênés. Il savait qu'ils voulaient bien faire. Mais ils ne venaient pas.
«  Ben Mon Dédé, faut pas le prendre comme ça! Tu sais, tu ferais pas l'essence aussi chère, on se radinerait plus souvent.
_ C'est pas moi qui fait les prix! »
Encore des sourires gênés. On amène le ballon de vin rouge aux lèvres, mais on ne boit pas. Juste pour éviter de parler, de dire quelque chose qui blesse.


Ces quatre énergumènes n'étaient pas des copains d'école. Il n'y était pas allé. Son père avait cru bon de croire en lui quand tout le monde lui avait dit de réfléchir. Qu'il n'était pas fait pour ça ou qu'il n'avait pas ça dans le sang. Ça, ça, qu'est-ce que ça voulait dire? Il avait entendu sa mère, un jour, dire à la voisine: « Que voulez-vous, on peut pas l'empêcher d'aimer son fils. Tous les pères sont comme ça avec leur petit gars, non? » Oui. Mais l'amour de son père lui avait coûté, lui coûtait encore. Il se retrouvait donc à soixante-quatre piges, veuf depuis quatre ans, avec deux garçons qu'il ne voyait plus, à siroter un ballon de rouge tous les midis avec une poignée d'habitués qu'il considérait comme des amis. Peut-être mourrait-il tout seul, dans le dénuement le plus total. Il n'y aurait pas d'héritage à partager. Ah, si. La maison. Ses gosses auraient au moins quelque chose de lui.

En 95, le patron avait ajouté une boutique d'accessoires et de friandises, ainsi qu'une station de gonflage, parce qu'il avait délocalisé l'atelier pour l'agrandir; mais il avait laissé les pompes où elles étaient. « Trop cher pour les bouger, » avait-il décrété. Depuis, il était dans la zone industrielle qui avait poussé autour du bâtiment, seul, avec la concurrence déloyale des supermarchés et même de l'autre station Total à quelques kilomètres de là. Alors qu'Elan était une filiale de Total. Il ne comprenait pas. En même temps, il ne comprenait jamais grand chose, à quoi que ce soit.


« Ah! Ben alors Jacquot, tu t'es perdu?
_ Eh, pas de vannes, tu me pompes l'air! Hahaha! Tu me fais le plein, mon Dédé?
_ C'est parti! »
Jacquot se dit qu'il en faut peu, parfois, pour être heureux. Qu'ils abusaient, parfois, de pas venir plus souvent, ne serait-ce que pour le voir. Qu'il devait parfois s'emmerder sec, coincé ici. Qu'il aurait fallu, parfois, faire plus attention aux signes qui pourtant ne trompaient pas. Surtout depuis le décès d'Alberte. Il le regarda faire le plein de sa voiture et il vit un gosse, le sourire aux lèvres, un gosse de soixante piges et des brouettes. Il aurait pu aller jusqu'à imaginer son pote Dédé en gosse de dix ans et faisant exactement la même chose avec le même entrain, la même bouille ronde, mais il ne fallait pas abuser quand même. Il fallait déjà aller dans la boutique qui puait la poussière et l'huile de moteur, avec les bonbons collés aux parois des boîtes en plein soleil l'été. Peut-être même que les barres de Mars ou de Lion étaient périmées depuis Mathusalem. Il ne lui avait jamais dit, mais l'odeur avait déteint sur ce bon vieux Dédé.


Un an avant la retraite. Encore un an à tirer. Le plus long. « Bon dieu, » se dit alors Dédé devant son calendrier de routier, « qu'est-ce que ça va être. » Encore trois cent soixante-cinq journées longues comme quand on avait rien à faire. Peut-être même qu'il ne l'attendait pas avec autant d'impatience que son patron, comme il l'avait entendu dire à un autre employé. Il passerait donc ces jours à faire des mots croisés, à se tourner les pouces, à regarder les camions et les voitures aller à la déchetterie, à attendre le jour où il ne se lèverait plus pour aller à la station, mais le jour où il ferait quand même la même chose. Jusqu'à la fin.

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