« Il vous faut une aide, ne serait-ce qu'une aide ménagère. Vous savez, avec le chèque emploi service, c'est beaucoup plus simple qu'on ne le pense.
_ J'ai les moyens, je ne suis pas pauvre. Je me suis fait faire une voiture sur mesure. Toutes les fonctions sont accessibles sur le côté gauche du volant ou par reconnaissance vocale. Je n'aurai plus qu'à repasser mon permis quand j'aurai reçu la voiture en question.
_ Ah, oui, bon, d'accord. Alors si ce n'est pas un problème d'argent, c'est un problème de quoi?
_ De dignité.
_ Je vois.
_ Non, vous ne voyez pas. Je n'arrive pas à faire la vaisselle, qu'à cela ne tienne: j'achète un lave-vaisselle. Je ne peux plus lacer mes chaussures, j'en trouve et à scratch, et à élastique. Et de la marque, par-dessus le marché. À chacun de mes problèmes, je trouve une solution.
_ Vous ne pourrez pas toujours acheter votre liberté et j'en suis navrée pour vous et pour tous ceux qui sont dans votre situation. Toutes ses issues de secours ne sont que des remédiations temporaires à votre handicap.
_ Épargnez-moi votre jargon.
_ Monsieur, je peux cerner, beaucoup mieux que vous ne le faîtes à présent, vos besoins futurs. Vous n'êtes pas le premier et le seul cas que je suis, loin s'en faut.
_ Mais je serai le premier à m'en sortir seul, vous verrez.
_ Votre volonté est admirable. Je n'ai plus qu'à vous laisser, je suppose. Je vous laisse donc ma carte. A dans une semaine.
_ Pourquoi une semaine?
_ Vous m'appellerez dans une semaine, vous verrez. Au revoir, monsieur. »
Une semaine à se démener comme un beau diable, à courir partout, à démarcher contacts et magasins en tous genres. Se procurer des chaussures qu'il puisse enfiler ne fut rien à côté de toute la logistique qu'il dut mettre en place. Au fur et à mesure des journées, il a pu mesurer l'ampleur de la tâche à accomplir. Il s'est rendu compte qu'il se servait de sa main droite, sans le savoir, lorsqu'il s'entraînait. N'est pas manchot qui veut, il semble, car tout pose problème. Se laver, s'habiller, se brosser les dents: voilà le véritable challenge au quotidien. La pratique qui se fout de toutes ces années de théorie. Il frissonne généralement de plaisir en faisant le bilan de ses accomplissements, en fin de journée, lorsqu'il coche les items catégorisés en « vital », « utile » et « confort ». Il frissonne de plaisir quand les gens dans les magasins ou dans la rue l'observent, en tee-shirt, à courir après la vie. Il frissonne quand on lui tient la porte ou qu'on l'aide d'une manière ou d'une autre. Il dit: « Vous n'auriez pas dû, mais merci quand même. » Les gens sourient. Il frissonne. Comme si on ne voyait pas des manchots tous les jours. Il a refusé l'appareillage à cette sotte d'assistance sociale. Il n'a pas mis plus de dix ans à se débarrasser de son bras pour s'en recoller un faux qui le gênera plus qu'autre chose. Il se régale de ces moments-là.
La vie va vite, mais lui aussi.
« Chapitre VII, paragraphe 4. Retentissement socioprofessionnel: actes essentiels et courants
Le retentissement sur la vie sociale, professionnelle et domestique doit constituer une référence constante pour l'expert; Toute(s) déficience(s) entraînant la dépendance d'un tiers pour la réalisation d'un ou plusieurs actes essentiels de la vie doit être considérée(s) comme une déficience sévère (supérieure ou égale à 80 p. 100). Ces actes essentiels sont notamment:
Les transferts (lever et coucher; w.c.; bain ou douche); La toilette du corps et les soins d'apparence; L'habillage/déshabillage et la mise en place des éventuels appareillages; La prise des repas; Les déplacements (marche ou fauteuil roulant). La perte de la marche constitue de fait un critère de sévérité de déficience ; mais lorsque la marche, ou la déambulation, est possible, il faut apprécier le périmètre de la marche et les aides nécessaires. »
Une semaine pendant laquelle, chaque matin comme chaque soir, il masse son moignon avec de la crème. D'abord, le contact avec la boursouflure l'avait répugné. Le vide aussi l'avait secoué. La peau est tirée, c'est pourquoi il l'hydrate régulièrement pour éviter les vergetures. Puis, à force de le toucher, de l'observer minutieusement, sous tous les angles, avec un miroir, il commence à apprécier ce morceau de chair.
Une semaine à essayer de trouver des solutions aux impondérables. À se triturer les méninges pour mettre en place des stratégies dignes de ce nom. Le brossage des dents est encore hasardeux, mais il sent du mieux. Reste le problème de l'habillage, de la préparation de la nourriture – il ne sait pas pourquoi il ne peut pas bouffer ces saloperies de plats préparés – alors c'est la nourriture surgelée qui l'emporte – il ne peut plus préparer quoi que ce soit, à son grand dam, et le problème du travail. Il va recommencer le travail, à sa demande, dans une semaine ou deux, après qu'on lui ait enlevé les points. Sa voiture sera prête dans deux mois au plus tôt. Il ne peut plus taper à l'ordinateur aussi vite, surtout de la main gauche. Il se contorsionne les doigts – il finira par être agile – utilise même son nez! Toujours est-il qu'il doit tirer des ficelles s'il veut obtenir un logiciel adapté et performant de reconnaissance vocale. Il commence à s'entraîner à signer et à écrire de la main gauche. À se coiffer aussi. À se laver d'une seule main. À étendre le linge d'une seule main. À renforcer son corps, son bras. À satisfaire les pulsions de ce corps qui se réveille.
Son bras en moins, parfois, c'est vraiment une plaie.
« Inclus: amputation, raccourcissement; dans le cas d'une lésion acquise, on prendra en compte l'atteinte du membre dominant, appréciée plus favorablement que celle de l'autre membre. »
No comments:
Post a Comment
Avis sur la chose en question
Feedback on the thing in question