Tuesday, 5 January 2010

Manuel quotidien de résistance acharnée à l'usage de tous ceux qui luttent parfois contre eux-mêmes, #16


« Pourquoi vous me posez cette question? » Elle était brute de décoffrage. Il aimait ça.
« Je suis simplement curieux. » Faire languir, rentrer dedans plus subtilement.
« J'aime aider les autres, et cette réponse devra vous satisfaire. Donc je récapitule: vous avez besoin que je fasse les courses, que je prépare les repas, que j'ouvre des bouteilles de vin, que je fasse le ménage et que je repasse vos chemises.
_ C'est ça. Sans vouloir vous vexer, vous savez vraiment cuisiner? » Même pas peur.
« Qu'est-ce qui vous fait dire le contraire? » Elle esquive.
« Eh bien, vous êtes rudement jeune... » Sur le fil.
« Donc, si je suis jeune je ne sais pas cuisiner? » Classique.
« Non, c'est pas ça! C'est que vous pourriez faire autre chose que de vous occuper de gens comme moi. Vous pourriez être autre chose. » Aucune réaction. Elle a compris, oui ou non?
« Sans vouloir vous vexer, vous vous enfoncez. Nous pourrions nous concentrer sur ce que je dois faire? Y a-t-il autre chose? » Elle ne s'engage pas dans le combat, ne sort pas de l'arène pour autant.
« Non, je pense que ça va aller pour l'instant. En ce qui concerne votre salaire, je vous paierai par chèque à chaque fin de mois. Madame Germain m'a dit que c'est ce qui se faisait le plus si on ne payait pas par chèque emploi-service.
_ C'est vous qui payez, c'est vous qui décidez. » Elle en est presque énervante. Elle tient à être détachée, mais elle n'ignore pas qu'elle est belle avec ses yeux verts et ses cheveux lisses, longs, avec son carré plongeant. Avec ses formes généreuses et discrètement mises en valeur. Ou alors il se fait des films. Toujours est-il qu'il sent son corps vibrer à son contact – indirect – cette fille au visage ovale et aux traits pourtant un rien quelconques ne le laisse pas de marbre. Et il sait qu'il devra se contenter de ce qu'elle lui a donné jusqu'à présent. Pas grave. Du moment qu'elle lui permet de s'épanouir en ôtant ces barrières de son chemin et qu'elle n'est pas désagréable à regarder...il faudra de temps en temps la taquiner et qu'elle reste à sa place – pas trop de souci à se faire là-dessus, lui souffla une petite voix. L'essentiel pour le moment reste de se mettre au travail, d'arrache-pied.




Un an plus tard.



« Pourquoi ne restez-vous pas? Cela fait des mois que vous prétextez, que vous vous évadez.
_ Je ne m'évade pas! Je suis très occupée. Vous n'êtes pas le seul sur terre à avoir besoin d'aide.
_ Je ne relèverais pas votre soufflet. La véritable question est: suis-je le seul à vous inviter à partager un repas?
_ Non, mais! Je ne vous permet pas! Je –
_ Ne vous énervez pas. Laissons ça de côté pour l'instant. » Il imagine sa tête outrée, dans la cuisine, à leur préparer un thé.
« Concentrez-vous sur votre liste de courses. » Elle revient avec deux tasses fumantes qu'elle tient délicatement par les anses. Pourtant il sait, à son sourcil gauche si légèrement froncé, qu'elle se brûle.
« Bon alors, j'avais envie d'un risotto...mais est-ce que c'est dans vos cordes? » Un an et rien n'a changé pour lui.
« Je ne relèverais pas non plus. Ma mère me montrera comment faire. » Charmante dame.
« Si c'est votre mère qui vous montre tout, elle doit être un sacré cordon bleu.
_ Il est vrai que c'est ma mère qui est dans votre cuisine à vous préparer les petits plats dont vous n'avez de cesse de complimenter. » Un sacré trait, dit d'un seul souffle. Sans réfléchir. Du grand art.
« Vous êtes impossible, il n'y a rien à vous dire. Vous déformez tout.
_ Un risotto à quoi?
_ Quelque chose de simple.
_ Pour que je sois sûre de réussir?
_ Tiens oui, pour cette raison-là. Un risotto de poulet, voilà ce que je veux!
_ Voudrais. Ne sous-estimez pas ma capacité à échouer.
_ Pour ne pas oublier, je vais me souvenir du goût si prononcé de ce bœuf thaï. » Elle sourit. Bon dieu, qu'elle est belle quand elle fait ça. Un sourire à se damner.
« Je suis revenue vous faire autre chose, souvenez-vous de ça aussi. Bon, je ne vais pas tarder à y aller.
_ Déjà? Mais vous venez à peine d'arriver. Vous n'avez même pas fini votre thé!
_ C'est pour ça que je suis encore là. De toute façon, je reviens demain pour vos chemises.
_ Mais je serai au travail. Vous êtes injuste.
_ Il faut bien que vous gagniez assez d'argent pour me payer mes étrennes.
_ Je pourrai m'arrêter de travailler, sous savez. Sans aucun problème.
_ Tout le monde dit cela. Neuf personnes sur dix qui le disent pensent qu'ils vont gagner au loto sans y jouer, le reste le dit en sachant qu'ils devront reprendre d'ici dix ans parce que la vie est comme ça: chère.
_ Je pourrai vous prendre au mot et vous prouver que je ne rentre dans aucune de vos catégories. Vous ne savez même pas dans quoi je travaille, vous n'avez jamais eu cette curiosité.
_ Je ne suis pas là pour être curieuse, mais pour être efficace. Si vous trouvez à redire à quoi que ce soit – mis à part mes ratés culinaires occasionnels – je suis ici. Il est temps que j'y aille, vous semblez irritable.
_ Ne prenez pas la mouche. » Ne pars pas. « Avec vos vibrations négatives, vous faîtes tourner ce merveilleux thé vert.
_ Raison de plus de partir, donc. À lundi prochain. » Pas encore un week-end sans toi. Quel con. Ferme ta grande gueule la prochaine fois. Elle enfile son manteau. Il se lève. S'il avait encore son bras droit, il serait tendu vers elle.
« Je suis maladroit. Je vous demande pardon, Cécile. » Le tout pour le tout. Pas comme avec Hélène. Il n'est pas prêt, il n'y a pas réfléchi. Elle est à la porte, la main sur la poignée. Ses mots l'ont arrêtée.
« Ne donnez pas dans le mélodrame. Vous êtes mon employeur, je suis votre employée. Il n'y a rien de compliqué là-dedans.
_ Écoutez, je viens de m'excuser. Ne pensez pas que je vous fais là un honneur comme un roi à un sujet –
_ Ça y ressemble furieusement.
_ Non! C'est simplement que vous ne semblez pas prendre conscience que je ne le fais jamais, que je ne l'ai peut-être jamais fait.
_ Au contraire, je ne le sais que trop. » Clac. Porte fermée. Tout d'un coup, toute la compassion du monde, celle de Michel et de Jean-Luc, des Pierre, Paul, Jacques, celle très sirupeuse de la caissière à Total, celle plus diffuse de Mme germain, il n'en a plus rien à faire. Elle ne compte plus alors qu'il s'appuie dessus comme une béquille, car avec ou sans bras Cécile l'aurait éconduit comme l'a fait. Il n'a donc pas changé. Il n'est pas cet homme nouveau qu'il sent pourtant s'ébattre dans ce corps endurci. Il n'est pas amoureux d'elle, mais il aime sa présence. Elle seule avait été à même de comprendre ce qu'il ressentait, au plus profond de lui, alors qu'elle lui coupait les ongles de la main. Elle avait insisté pour lui couper les ongles des pieds, pour plus de commodités avait-elle rétorqué. Il soupçonnait qu'elle avait pris plaisir non seulement à se rendre utile, mais aussi à lui donner une leçon d'humilité. Elle était parfois de méchante humeur en arrivant. Il la faisait rire malgré elle, et tout allait mieux.
Sans échanger un mot, ils se comprennent, et pour lui ça vaut tout l'or du monde.

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