Monday 28 December 2009

Manuel quotidien de résistance acharnée à l'usage de tous ceux qui luttent parfois contre eux-mêmes #11


« Je viens d'envoyer le fax de confirmation au groupe Vinci.
_ Merci Jean-Luc. Tu es prêt Michel?
_ J'arrive, j'arrive. Oulààà! Mais on débouche le mousseux! En quel honneur?
_ Champagne, monsieur! Nous fêtons les résultats de l'entreprise après seulement dix-huit mois d'existence. Messieurs, je vous annonce solennellement que nous sommes classés!
_ [...]
_ [...]
_ Ah. Bon. Tant pis pour l'effet. A voir vos têtes, vous ne mesurez pas l'ampleur de ce que nous avons réussi. Chaque année, un classement des start-ups est réalisé par un organisme très pointilleux et ils publient un hit-parade dans une édition spéciale annuelle. Nous faisons partie des cinquante premières boîtes les plus côtés de France avec le plus gros chiffre d'affaire annuel.
_ Et pourquoi? Enfin, je veux dire, comment en est-on arrivés là? Je sais pas pour toi Michel, mais moi je ne pensais pas être aussi redoutablement efficace. » Michel hausse les épaules, ses épais sourcils remontés au milieu de son front plissé par l'étonnement. Reste muet.
« Disons que lorsque j'ai commencé j'ai utilisé mon carnet d'adresses de trader. Ça nous a ouvert les bonnes portes. Mais je ne veux pas minimiser vos efforts dans cette réussite: c'est pourquoi j'ai vu avec la comptable et je vais vous distribuer des primes spéciales d'intéressement.
_ Attends là, tu me fais tourner la tête. Je suis d'accord avec Jean-Luc: je vois pas bien comment on a réussi ça. Et quand je dis « on », je suis pas sûr d'utiliser le bon mot. On devrait dire « tu ». C'est toi qui portes ce projet à bout de bras, depuis le début. C'est toi qui nous dis quoi faire, quoi dire, quoi envoyer. Si tu m'avais pas coaché, j'en aurai fait une sacré wagonnée de conneries. » Jean-Luc hoche la tête, approuve, les sourcils froncés.
« On s'en fout, non? Le résultat est là, et c'est ce qui compte. Vous recevrez comme prévu le chèque en fin de mois.
_ Et on parle de combien?
_ 60 K. Chacun. » Michel s'étouffe avec sa salive. Jean-Luc pâlit. Il veut parler mais sa mâchoire ne peut que monter et descendre. Finalement, d'une voix chevrotante, il arrive à dire:
«  Tu es au courant que c'est plus que notre salaire de l'année? Et on gagne déjà beaucoup.
_ Et encore, c'est rien à côté des résultats prévus à la fin de cette année. »
Un borborygme leur fait tourner la tête. Michel lutte visiblement pour dire quelque chose.
« Je j'ai je suis, j'ai pas...l'habitude.
_ « La première fois ça pique les yeux, après ça fait plus rien, » disait je sais plus qui. Ça va aller." Il veut le rassurer, et il ne veut surtout pas qu'il lui vole cet instant de patron, cet instant qu'il a toujours vécu de l'autre côté du bureau.
« Non mais quand même! Quand Ghislaine va savoir ça...
_ Tu vas nous creuser un peu plus tes cernes! »
Décidément, il n'avait pas prévu ça comme ça. Si en plus Jean-Luc donnait aussi dans la blague grasse...il n'était pas sorti de l'auberge.

Mais les beaux jours eurent raison de la grivoiserie ambiante. Ils passèrent le reste de l'après-midi à éplucher les résultats, à se triturer le cerveau pour mieux organiser leur travail respectif, à boire du champagne, à manger les amuses-gueules commandés pour l'occasion, aux frais du patron.

Dans une semaine, comme convenu, lui et Michel partiraient dans le Limousin. Jean-Luc, lui, en profiterait pour faire le premier barbecue de la saison. Chacun des deux compères, rentrant chez soi ce soir-là, se dit qu'il a passé la plus belle journée de travail de sa vie, et qu'il a hâte de voir la tête de la famille, en annonçant la nouvelle entre la poire et le fromage. Le « patron », quant à lui, fêta cela au restaurant japonais, seul mais satisfait, seul mais digne. Il prit son dîner avec du saké chaud. Une fois rentré, il passa une bonne soirée devant la télévision. Il se rappellerait cette soirée-là pendant un bon moment, car elle n'avait rien d'exceptionnelle. Il était monsieur-tout-le-monde. Il était, pour une fois, comme tout les patrons du monde qui ont distribué les fruits du labeur, comme tous ceux qui ont la sensation du devoir accompli et, surtout, comme cette poignée d'hommes et de femmes qui ont le sentiment grisant d'avoir enfin fait quelque chose de bien.

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