Saturday 12 December 2009

Manuel quotidien de résistance acharnée à l'usage de tous ceux qui luttent parfois contre eux-mêmes #1


Il était en retard, vraiment à la bourre. Heureusement qu'il avait pris sa douche hier soir, il avait eu le nez creux. Il n'avait plus qu'à se brosser les dents, ce qu'il était en train de faire. Il allait vite, avec application, la main droite bien au fond de la poche. Il pensait qu'il allait devoir convoquer Michel pour le remettre dans les rails. Il avait quand même bien dépassé les bornes, ce crétin. Le dossier Rexel était leur top priorité et ils ne pouvaient se permettre de le laisser passer, surtout pas avec une bévue de ce calibre-là. Il n'avait pas abandonné son boulot de trader pour se faire emmerder par des cons. Exercer en conseil d'affaires et gestion du patrimoine ne payait pas autant mais c'était plus intéressant, plus diversifié. Plus humain, et c'était aussi son côté le plus gonflant, surtout avec des Michels dans le coin. Merde, il fallait aussi passer à la banque. Il se donna un grand coup de brosse à dents dans les gencives. Il cracha dans le lavabo. Ça faisait un mal de chien. Il se rinça la bouche, vérifia qu'il ne saignait pas. Les ratés étaient encore fréquents, mais il y travaillait d'arrache-pied. « Go, go go, » lui susurra sa petite voix d'ex-trader.
Amoureux ou pas, heureux de vivre ou pas, il se souvenait avoir toujours eu cette haine solide du travail presque crampée au fond de l'estomac, a lui vriller les intestins. S'il avait pu, il aurait été rentier. Ne rien glander de la journée, bouquiner, draguer, voyager. Il se voyait d'ailleurs très bien dans un transat avec un bon polar, sur le bord d'une piscine, une belle blonde à ses côtés en train de passer du monoï sur son corps de déesse, le bruit de l'océan pacifique, à quelques dizaines de mètres de là, berçant leurs oreilles. Cette vision resta agrippée dans son cerveau un certain temps, puis finit par se dissiper pour laisser place au magnifique rond-point de Paris dans la brume, embouteillée comme d'habitude le lundi matin. Il conduisait en calant le volant avec son genou et en passant les vitesses de la main gauche, la main droite agrippée à sa cuisse. Pas pratique mais mieux que rien; il conduisait mieux que la plupart de ces.... Mais bon Dieu, d'où venaient et où allaient tous ces gens? La population chartraine semblait centupler sur les axes routiers, alors qu'un rapide coup d'œil un samedi après-midi dans l'une des rues principales suffisait à se faire une opinion morose de cette ville morose. Pas de quoi fouetter un chat, encore fallait-il le trouver avant que celui-ci ne crève d'ennui.
L'ennui. Plaie indécrottablement humaine. On pouvait passer quinze heures au boulot en avalant un sandwich au-dessus d'un clavier d'ordinateur et ne pas en souffrir. À l'instant même où l'on se disait qu'on aimerait une petite bière entre collègues pour se détendre et parler d'autre chose, on se disait primo: les collègues étaient tous du coin, donc une ouverture d'esprit grande comme une porte de grange et une capacité à prolonger les silences dans les conversations aussi étendue que les champs autour de la capitale beauceronne. Secundo: trouver un endroit où les gens ne vous dévisageaient pas de la tête aux pieds et où on ne servaient pas de la pisse d'âne relevait du parcours du combattant mais il ne désespérait pas de trouver. Et tertio: c'était justement le bon point de son raisonnement, la bouée de sauvetage de cette ville: il n'y avait pas de tertio. Il reconnaissait que son constat était sévère, mais il n'était pas sans appel. Il avait suivi sa petite amie, qui reprenait ses études après un changement brutal de cap, et ils n'étaient installés que depuis six mois. Ils n'avaient pris le temps de visiter que la cathédrale et le vieux Chartres, et de faire deux trois tours dans le centre-ville. Ils avaient donc encore le temps de prendre leurs marques, lui et son amie. D'ailleurs, son téléphone entrait en transe.
« Ouais.
_ C'est moi.
_ Ouais, je sais, j'ai vu. T'as bien dormi?
_ Comme une masse. Je t'ai pas entendu partir.
_ J'étais à la bourre, j'ai pas voulu te réveiller juste pour deux secondes de câlins. Tu as cours today?
_ On a des TD toute la matinée et des CM cet aprèm. Vivement que je le passe ce foutu concours, ça commence à saouler tout le monde.
_ Tiens bon. Vous êtes des winner, vous allez tous y arriver.
_ Ben non, pas tous, juste moi! Combien de fois je t'ai dit qu'il y a un nombre de places limitées!
_ Désolé, j'étais que trader moi. J'ai pas fait d'études.
_ Très drôle. T'es où, là?
_ Le centre névralgique du secteur routier.
_ Au rond-point? Encore? T'es vraiment à la bourre! Heureusement que c'est toi le patron!
_ Très funny. Je sais pas pourquoi j'ai pas loué l'office à côté de l'appart.
_ Trop petit. Tu veux agrandir si ça marche.
_ Sauf que je sais pas si avec des branques comme Michel je vais pouvoir justifier l'investissement. Si on loupe Rexel à cause de lui, je le crucifie. Je le jure.
_ Attends un peu, si ça se trouve ça va se tasser, ton affaire. Bon, faut que j'y aille, poussin. Tu m'appelles à midi?
_ OK coral. Bye.
_ Bye qui?
_ Bye poulette.
_ Bonne journée mon poussin! » S'il détestait quelque chose encore plus que cette ville et sa brume et sa population rustre, c'était bien ces foutus surnoms. Elle en poulette couvant, et pas que du regard, son petit poussin. Il était plus vieux qu'elle de deux ans et elle ne le prenait pas au sérieux. Jamais. Pas même quand il lui avait dit être devenu trader à 23 ans ou qu'il gagnait les mauvais mois 4000 euros net et sans les bonus, pas même quand il lui avait dit monter sa boîte à Chartres pour pouvoir la suivre. En deux mois, après avoir tiré les anciennes ficelles, il avait trouvé des locaux pas trop pourris et en avant Simone! Même là elle ne l'avait pas pris au sérieux. Un carnet d'adresses épais comme un bottin en poche, la boutique n'avait pas tardé à ronronner et il s'était vite retrouvé débordé, obligé de trouver deux collaborateurs dans l'urgence. Michel et Jean-Luc, deux briscards sur le retour, qui avaient travaillé dans le secteur bancaire et des RH, mais qui avaient perdu un peu la main. Oui, s'il perdait le dossier Rexel parce que ce con de Michel n'avait pas su faire fonctionner le fax, il le crucifierait.

2 comments:

  1. J'aime vraiment bien celui-là. Quelques métaphores très cyniques, un rythme rapide dans un espace temporel réduit. Céline serait une influence?

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  2. Je n'ai pas relu Céline depuis plus de dix ans...alors peut-être, je ne peux être formel. En tout cas je trouve ça bien que ça te fasse penser à lui.

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