Thursday, 24 December 2009

Manuel quotidien de résistance acharnée à l'usage de tous ceux qui luttent parfois contre eux-mêmes #8


Cela faisait bientôt dix ans qu'il se préparait avec patience, quotidiennement, au moment où il perdrait son bras droit. Ou l'usage de son bras droit, il ne savait pas trop encore. C'était juste un pressentiment, mais parfois il était si puissant qu'il en avait les larmes aux yeux. Il se préparait avec la détermination d'un athlète qui sait que tout se joue dans quatre ans, aux jeux olympiques. Il se mettait à imaginer les regards des gens une fois sur le podium, la compassion, sa souffrance reflétée dans celle des autres en regardant son moignon qu'il exhiberait avec une fierté toute dissimulée. Mais il n'y avait pas que cela.

Bien entendu il n'était pas devin et il pourrait passer sa vie avec son bras droit comme la plupart des gens, cependant il savait depuis tout petit qu'il aurait à souffrir d'un grand traumatisme, comme celui de perdre un membre de sa famille ou une partie de son corps. La perte de son bras droit s'était imposée d'elle-même, au fil du temps: c'était celui dont il se servait le plus, celui dont on s'attendait à serrer la main. Depuis ce fatidique jour d'avril, il se forçait non pas à devenir ambidextre, mais bel et bien à tout faire de la main gauche, sans aucune aide ou presque de sa main droite. Il lui arrivait parfois d'espérer conserver un moignon suffisamment grand pour pouvoir au moins faire levier, au tard de la nuit, le bras strappé dans le dos, dégoulinant de transpiration.

La trentaine passée, voilà plus de dix ans qu'il attendait ça avec l'impatience d'un chirurgien plasticien quelques heures avant une double mammectomie et reconstruction mammaire dans la foulée. En son for intérieur il savait devoir subir cela, pour une sombre raison, pour un prétexte aussi insignifiant peut-être qu'une paire de claque en rentrant de l'école. Parce qu'il avait été comme ça, petit. Tout devait prendre une ampleur démesurée, il fallait faire une montagne de la plus petite chose. Il lui fallait de la démesure parce qu'il était banal. Il n'avait rien pour être heureux. Il n'était ni beau ni repoussant. Pas grand chose pour lui, à part peut-être sa volonté d'aller de l'avant. Il était d'une banalité affligeante, le type qu'on croise dans la rue et qu'on ne voit pas. Le type dont on remarque plus le chien lorsqu'il le sort que lui-même.
Être un amputé lui apporterait tout, tout ce qu'il désirait: le regard des autres, le pathos, la compassion, l'empathie. Surtout, il serait ce qu'il était véritablement: un homme complet dans son incomplétude. Un homme entier par son handicap visible. Il n'était pas trop couard pour mettre un terme à cette complétude inachevée: les choses se feraient d'elles-mêmes, un jour surprenant. Il savait que son destin résidait dans ce bras de trop dont il se servait par défaut, ce bras qui lui ferait voir la vérité, comme un Tirésias ou un Œdipe qui, ayant perdu l'usage de ses yeux, voyait enfin l'homme dans ce qu'il était de plus pur, en bien ou en mal. Il verrait l'Homme et il se verrait lui-même, fier de son reflet dans le miroir. Comme ces aveugles qui enfin se connaissaient eux-mêmes.

Il savait qu'il y avait un nom pour ça, au fait de ne plus vouloir une partie de son corps, mais à la rigueur il s'en fichait: il était différent de toute cette engeance-là. Il n'était pas du même bois que ces tarés. Il était unique, sans précédent ni successeur.

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