Saturday 26 December 2009

Manuel quotidien de résistance acharnée à l'usage de tous ceux qui luttent parfois contre eux-mêmes #9


Encore une fois, aujourd'hui, il s'était strappé le bras. Et une fois n'était pas coutume, on avait bien failli démasquer la supercherie. Il se sentait honteux. Il ne savait encore si cette honte venait du fait qu'il trompait la crédulité de ses contacts ou du fait qu'il voulait à tout prix devenir infirme. Bref. De toute façon, il fallait qu'il se montre plus distant avec les gens, qu'ils arrêtent de lui mettre la main dans le dos alors qu'ils le laissaient passer en premier le seuil du bureau. Il gagnait des contrats, nom de Dieu. Il devrait faire attention que ces personnes-là ne se parlent pas, ne viennent pas à se demander si l'une ou l'autre ne se souvenait pas l'avoir déjà vu valide, celui-là. Encore heureux qu'il ne faisait pas ça à chaque fois.

Il avait vaguement des nouvelles d'Hélène, par une connaissance commune; elle allait bien. Avait une relation. Tant mieux. Après un an, il était temps. Lui? Il ne cherchait pas. N'en éprouvait pas le besoin. Michel ne comprenait pas ça, lui avait besoin de...comment le dire dans des termes moins clairs que les siens...besoin de se rapprocher physiquement de son ex-femme. Était-il allé voir ailleurs? Non. L'herbe était assez verte...Aller savoir ce qu'il entendait par là était à coup sûr prendre le risque de se confronter à une blague aussi grasse que son herbe.


Ils s'entendaient bien. Il l'appelait Tovarich; Michel l'appelait le bleu. Ils avaient décidé, dès l'arrivée des beaux jours, de se faire une virée tous les deux. Ils prendraient des RTT et partiraient en Corrèze, du côté de Tulle. Michel avait une maison de famille là-bas, dans l'arrière-pays limousin. Ils n'auraient en plus qu'à prendre l'Occitane et ils seraient rendus en deux temps, trois mouvements. Il fallait qu'ils se dépêchent, cependant, Michel et son ex-femme se rapprochaient souvent ces temps-ci.


Tous les jours la boîte s'ouvrait un peu plus. Il ne se laissait pas faire, parce qu'il y avait beaucoup plus en jeu que le regard des gens et son bien-être. Il y avait bien d'autres choses à perdre que son bras. Il se mettait des challenges chaque année. Mais celui-ci n'en faisait pas partie. C'était le challenge d'une vie, comme peu de gens osaient mettre au devant d'eux.

Le soir, il pensait au jour où il perdrait son bras. Parfois il était mélancolique, d'autres fois cela l'énervait d'attendre. Et l'énervement laissait parfois place à la colère, à la frustration. Puis, encore plus rarement, une rage démesurée lui faisait prendre un couteau tranchant, aiguisé pour l'occasion avec le même élan rageur. Il s'attachait donc à détacher son bras du reste de son corps. Une vilaine cicatrice boursouflée courait tout autour de son biceps. Mais la douleur, la douleur, voilà ce qui lui avait fait perdre ses moyens. C'était loin d'être une simple question de volonté. Il taillait dans les chairs à vif, sa peau plissant sous la lame. Ses muscles tressautaient, ses veines pulsaient et régurgitaient leur sang, son sang noir strié de carmin qui venait tacher l'émail terne de la baignoire. Sa vue se troublait ou alors des points translucides dansaient dans son champ de vision. Sa peau flasque baillait de chaque côté de la tranchée écarlate, palpitante. La gaine blanchâtre du muscle, le tendon, les faisceaux peut-être. Les mâchoires serrées, les lèvres ourlées en un rictus de douleur, de haine, de hargne.


Les trois fois où il en était arrivé là, il s'était évanoui après quelques minutes. Réveil tremblant de froid, nu dans la baignoire, recroquevillé, les genoux ramenés contre la poitrine, ensanglanté de la tête au pied. Odeur âcre du cruor séché, coagulé. Cruor, ce mot aperçu au hasard d'une lubie d'adolescent. Souvenirs pêle-mêle, puis plus rien. Dans un état second il pansait la plaie béante, sanglotant, se gavait d'anti-douleurs pour reprendre le travail le lendemain ou surlendemain et il ne pensait à rien. À rien. Annulé. Comme si on remettait les compteurs à zéro. Le regard vide croisé face au miroir alors qu'il se nettoyait le visage au gant de toilette. Les gouttes de sang sillonnaient le lavabo. Dessinaient de morbides constellations. Nausées. Vertiges. Mains agrippées au rebord froid. Tiraillements et grésillements dans tout le bras. Deux larmes en berne aux commissures des lèvres. Deux larmes, chaudes, salées jusqu'à l'amertume.

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