Tuesday 22 December 2009

Manuel quotidien de résistance acharnée à l'usage de tous ceux qui luttent parfois contre eux-mêmes #6


« Mais pour qui tu te prends? »
Gifle en pleine tête. La question résonnait encore entre ses deux oreilles rouges de colère, mais il se reprit vite.
Deux fois qu'il l'entendait, cette putain de phrase. Bon, d'accord, la première fois c'était lui qui l'avait prononcée, clairement, distinctement, pour qu'il n'y ait aucune méprise.
« Mais pour qui tu te prends? Tu sais que j'ai juste à appuyer sur un bouton et ton siège éjectable saute. Tu es dans une team, et si t'as pas le team spirit alors tu prends la porte.
_ Écoute, j'ai pas l'habitude qu'on me parle sur ce ton, surtout un gamin qui a vingt ans de moins que moi. Alors tu vas commencer par te calmer, et me parler autrement. Je suis pas Michel. Si tu veux que tes « ordres » – et il mima les guillemets en l'air – soient obéis, tu as tout intérêt à les formuler plus clairement que ça.
_ Tu as peut-être vingt ans de boîte de plus que moi, le monde a changé mon ami. Il faut te mettre à la page et être dans l'air du temps.
_ Je t'ai dit d'arrêter de faire le dur. Tu es le patron, mais ça va pas m'empêcher de dire ce que j'ai sur le cœur. Tu diriges ton équipe comme un chef, mais tu t'en fous de savoir si on a des sentiments ou pas, des états d'âme ou pas, si on a des problèmes ou pas. Tu sais pertinemment que Michel ou moi on a pas fait les mêmes études et –
_ Je t'arrête tout de suite – il lève la main, paume vers l'extérieur – si tu veux me faire la morale. Nous sommes dans un monde de requins: si tu ne bouffes pas, tu te fais bouffer. La vie se résume à ça. Life and Death.
_ Eh! Oh! T'es plus à la bourse là, mon coco! C'est la vraie vie qui se joue! On est humains!
_ Et c'est pour ça qu'on va devoir se passer de ton humanité.
_ Ah ouais, comme ça. Tu me vires comme ça.
_ Si c'est de l'argent que tu veux, tu auras des indemnités. J'ai toujours drivé comme ça et les résultats sont toujours venus.
_ C'était pas de l'argent que je cherchais, mais un boulot sympa avec des gens sympa, dans une ambiance sympa. Qu'on me traite avec respect. Qu'on me demande des résultats ça ne me dérange pas. Mais je ne vendrais pas mon âme au diable pour ça. Bonne fin de journée. »


« Mais tu te prends pour qui? » Cette fois-ci ce fut Hélène, debout face à lui affalé sur le canapé.
« Ton père est pas vitrier.
_ Bouge ton cul de ce canapé à la con. Mais pour qui tu te prends?
_ Tu te répètes. Je me prends pour le chef de famille. Pour celui qui paye le loyer et les factures. Ça me donne un paquet de droit.
_ Chef de famille? Non mais tu planes à dix mille, mon pauvre. Y'a pas de famille ici.
_ Mouais, pour l'instant. Ça fait combien de mois maintenant?
_ Combien de mois de quoi?
_ Que t'es enceinte? »
Elle écarquilla les yeux. Il l'avait surprise et elle ne put s'empêcher de l'être. Elle n'aimait pas ces moments de faiblesse avoués. Elle se força donc à sourire, ne serait-ce que pour reprendre le dessus, en apparence.
« Je ne sais même si j'ai envie d'avoir cette conversation. Je suis loin d'être enceinte. Je sais pas si t'es au courant mais ce que tu demandes au lit, c'est loin d'être la norme. Donc je risque pas de l'être. De toute façon ça résout rien à notre affaire. Et puis non merci!
_ Ohlà! Monte pas sur tes grands chevaux, cowboy. Tu prends un autre ton avec moi. Je suis pas ton père.
_ Ne commence pas. Pas là-dessus. » Encore un coup bas. Il avait bel et bien déterré la hache de guerre. Quelle mouche le piquait? Elle connaissait ses sautes d'humeur, mais depuis quelques jours il battait des records.
« Attends, c'est toi qui viens me chercher et faudrait que je ferme ma gueule? T'as pas tiré le bon numéro. T'as un sérieux problème à régler. Tu penses que les autres sont à ta botte et que tu peux en disposer comme tu veux? No way!
_ Très belle auto-analyse. Je suis pas ton chien. Quand tu reviens du boulot, t'es soit exécrable soit tu m'adresses pas la parole. Je sais pas lequel je préfère. Soit je suis une merde, soit je suis rien.
_ Ben donne le change et réfléchis un peu, t'auras la solution toute trouvée. » Au moment même où les mots sortirent de sa bouche, il sut qu'il était allé trop loin, que, connaissant Hélène, elle ne reviendrait pas, pas après ça. Il fit un geste de la main vers elle, étonné d'être debout, de sentir son cœur cogner contre ses côtes, contre ses temps, étonné d'être aussi près d'elle et qu'elle fut déjà aussi loin. Elle n'avait pas paru surprise, cette fois. Comme un déclic, un flash au fond des pupilles. C'est tout ce qu'il avait vu. Tous ces longs mois à construire quotidiennement, avec acharnement et détermination, un couple qu'il venait de cingler avec le pire des fouets. Anéanti en quelques secondes. Ou peut-être avait-il perdu pied bien plus tôt. Comment en étaient-ils arrivés là? Pour la première fois il ne sentait pas Hélène entièrement fautive. Il devrait peut-être mettre sa dernière question au singulier.
Il l'entendit sortir la valise de dessous le lit, dans la chambre. Il ne la retiendrait pas. Ils avaient besoin de cette coupure. De toute façon elle n'était pas en état d'entendre quoi que ce soit. Elle n'en ferait qu'à sa tête, elle voudrait avoir raison et ne s'arrêterait pas à son point de vue à lui. C'est cela: elle était inarrêtable.
Il s'assit dans le canapé, regardant la télévision sans la voir. Les oreilles aux aguets. Elle sortit de la pièce sans même jeter un regard sur lui, sans dire un mot. De toute façon, elle était inarrêtable.

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