Monday 22 October 2007

L’art de feindre la mort (pour jouer)


Il n’y a rien de plus déchirant que la pose des morts
Ceux qui pêle-mêle s'enlacent en un immonde tas
On pourrait croire à quelque sinistre farce, malice, facétie
Des hommes des femmes des enfants et des vieillards
Qui jouent à faire semblant d’être morts
Et prennent les poses les plus saugrenues et les plus grotesques
Pour nous faire faire sourire, nous leurs frères humains,
Un sourire violet au milieu de nos larmes bleues.
Cette vieille dame un peu godiche, allongée face contre terre,
Un filet de sang lui coulant du front sur le visage,
Les pieds en canard, une chaussure gisant près de sa main.
Jamais plus elle ne bougera, ne rira, ne tiendra son enfant.
Qui d’ailleurs ne bougera plus, lui non plus.
A faire semblant d’être mort, pas un ne bouge.
Ces corps émaciés, cadavériques, qui n’aiment plus,
Dans le désordre pointent qui un pied tordu,
Qui une main agrippant le vide appesanti de cendres,
Qui une tête aux orbites creusées dans un bloc de ténèbres,
Qui un dos balafré redessiné par un squelette obscène.
Des images sépia de gens qui crient silencieusement,
La bouche ouverte hurlant à la face du monde, à Dieu,
Et personne n’entend le râle perdu dans le gris de la photographie.
Une maison tendant ses minces murs en ruines vers le ciel,
Tristement.
Et tristement les revenants reconstruiront ces champs délabrés,
Ces champs de misère où l’enfance gît agonisante,
Expiant des péchés qui ne peuvent être les siens ;
Les revenants s’enrichissant sur le dos des morts.
Celui qui passe pour mourir pour la liberté,
Et ces dizaines de badauds qui passeront leur vie
A essayer de laver le sang qui colle leurs mains,
Celui-là se tient couché comme il se tenait debout,
Les pieds joints, le corps tendu, les mains jointes,
Priant sûrement que le jeu ne durera pas trop longtemps :
Il commence à avoir des crampes dans les jambes.
Les clichés glissent entre nos doigts comme la pluie
Et plus rien ne résiste à l’érosion du temps et de l’oubli,
Et à notre désir d’oublier ces choses trop gênantes.
Les morts paradent en boule sur un sol rocailleux,
Font semblant de se faire décapiter par un soldat haineux,
Restent figés comme des statues, en ligne sur le trottoir,
Des rangées bien droites de fusils braqués sur eux,
Mais il manque la photo où un nuage de fumée
Obscurcirait la vue de corps tombés sur place,
Des éclaboussures de sang zébrant le mur de brique rouge.
L’enchevêtrement des corps au fond d’un trou
Immense creusé par la main des frères humains
Ressemble à une fresque hiéroglyphique que seuls
Comprennent
Ceux qui ont didascalisé cette gigantesque mascarade :
Tout le monde doit feindre le trépas en même temps,
Et le vent que le photographe, gêné par les larmes,
N’a pas su capturer, n’a pas su immortaliser,
Frissonne dans les haillons des morts et des revenants,
Bruit dans les forêts d’ifs, enveloppe les mains de caresses
Qu’on ne perçoit pas tellement nos doigts tremblent
De tristesse et des sanglots qui secouent nos poitrines.
Images après images les poses sont de plus en plus grotesques,
Et dans le prisme de nos larmes se dédoublent
Et hantent nos nuits comme si les revenants
N’avaient plus le droit au repos, alors que ces millions de morts
Feignent la mort, les yeux mi-clos pour entre leurs cils
Voir approcher deux bottes poussiéreuses, s’immobiliser,
Puis, lentement, très lentement, avec une infinie lenteur,
Plus rien.
Faire semblant de mourir n’est pas chose aisée,
Et ce n’est pas donné à tout le monde de feindre,
Aussi longtemps et avec autant d’assiduité.
Un jour moi aussi je prendrai la pose, près d’un arbre,
Ou adossé contre un mur, les jambes repliées sous moi,
Ou avachi sur une table noirci de sang séché,
Une main de chaque côté de la tête, légèrement inclinée,
Posée sur la joue droite et en même temps pas vraiment,
Juste pour faire semblant et pour être drôle.
Une fois la photo prise, comme tous les autres avant moi,
Je me relèverai, le sourire aux lèvres, les larmes aux yeux
D’avoir trop ri. J’essuierai le faux sang de mes joues,
De mes cheveux, je masserai mes bras engourdis,
Et je rentrerai chez moi avec la satisfaction du devoir accompli.
Les albums remplis, bien rangés dans les armoires fermées,
Il n’y a plus qu’à attendre qu’on les oublie ;
On laisse à nos enfants tout le loisir de les regarder
Comme nous avant eux et nos parents avant nous ont fait,
De rire aux éclats et de pleurer jusqu’à l’étourdissement,
D’imaginer de nouvelles poses, plus saugrenues encore,
Plus tristes encore. De poser à leur tour. De bien feindre.
Nos enfants découvrant les photographies du passé,
Ajouteront celles du présent, pas encore grises, pas encore sépia,
Peut-être pas encore si drôles – le temps arrangera ça.
Une à une ils tourneront les pages, seuls ou en société,
Riront de bon cœur, tapant sur l’épaule du voisin
Qui grimacera sous la douleur. Douleur de tant de peine,
Douleur de la tristesse à laquelle on ne peut plus rien,
A laquelle on n’aurait sans doute jamais pu grand-chose.
On les laissera faire ce qu’on a fait – voir ces images de morts –
Car nous, on est fatigués de les regarder, fatigués
D’essayer de les imiter, de trouver le détail qui fait rire,
Fatigués d’essayer et d’échouer. Que ces morts feintes, émaciées,
Figées dans l’éternité de ces clichés, bons ou médiocres,
Pris dans l’urgence d’un combat, dans le tumulte des guerres,
Où dans le calme froid de l’armistice,
Lorsque la colère est retombée, que les esprits s’apaisent.
Il n’y a dans ces clichés que ténèbres et mort et destruction
Et l’homme derrière son objectif, invisible.
Comme les corps que l’on devine dans les sacs plastiques,
Bien alignés près de la fosse d’où on les a extraits.
Ceux qui feignent ces morts-là méritent un coup de chapeau :
On doit étouffer là-dedans – et pourtant – rien ne bouge.
D’autres encore sont immobiles et recouverts de rouge.
Pas le moindre orteil, pas le moindre battement de cil,
Pas le moindre mouvement d’œil qui pourtant trahi
Celui qui fait semblant de dormir ou de mourir,
Pas le moindre souffle ne passe ces lèvres mi-closes :
Il est légitime de garder sur sa dernière expression
Des marques de l’agonie qui a déchiré nos êtres
Avant que nous ne rendions l’âme, mais le tout est de bien
Mourir.
Jouer à feindre la mort est un jeu ancestral
Que chacun apprécie selon ses goûts et ses envies :
Seulement aucun des morts ainsi photographiés ne démérite :
Il faut avoir un certain cran pour oser la pose,
Pour savoir ce qui par l’œil du photographe ressortira.
Il faut avoir le courage – et l’opportunité –
Pour pouvoir faire semblant, sans honte, sans fard,
D’ailleurs j’en veux pour preuve évidente que
Ceux qui jouent à agoniser ne jouent qu’à agoniser :
Ils ne jouent pas à mourir. Ils ne leur restent plus qu’un pas à faire.
Parfois, on ne tombe pas forcément sur le bon tortionnaire.
En tout cas, la mort n’est aussi bien feinte
Que sur les clichés grisés des photographes
Qui vont chercher la mort là où elle exerce,
Là où l’homme est vraiment lui-même.
Là où les faux-semblants n’ont plus lieu d’être,
Là où on joue à ne plus croire en rien, à rien,
Pas même en soi, à soi, mais qu’à l’art de feindre la mort
(Pour jouer).
Ces poses statiques qui pourtant témoignent toutes d’une
Direction, nous n’en voulons plus contempler qu’une :
La nôtre. Et puis ensuite, tout doucement,
Avec une infinie lenteur et maintes précautions pour ne pas laisser
Des marques de doigts sur le brillant de la photographie,
Nous la reposons bien en évidence sur la table
Pour que quelqu’un pense à la ranger.
Et il ne nous reste plus qu’à partir, rejoindre l’endroit sur l’image,
Prendre la pose que nous avons choisi de prendre,
Et là, mimant habilement la mort, l’attendre patiemment,
Jusqu’au bout.

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