Monday 22 October 2007

Homo Destinus

Homo destinus

« Nous sommes en l’an de grâce 2179 mais le futur ne s’arrêtera pas en si bon chemin, loin s’en faut. On pourrait penser que rien n’a changé, ou presque, au cours de ces cinquante dernières années. Les hommes sont ce qu’ils ont toujours été et ne cesseront jamais d’être, le monde continue de tourner, l’espace de se consumer, les saisons de passer. J’écris pour les générations futures mais je m’adresse à elles comme si elles venaient du passé, afin de mieux comprendre ce qui – justement – s’est passé. J’ai pris mes précautions lorsque je disais que rien n’avait changé, j’ai dit « ou presque ». Car dans notre marche en avant nous avons rencontré notre destin – enfin, me direz-vous. Nous n’avons pas vu Dieu, ça non, mais il nous a accordé un présent, celui que nous attendions tous avec plus ou moins d’impatience depuis des milliers de lustres. Non pas la jeunesse éternelle – nous avons enfin compris que celle-ci était inutile et irréalisable au vue de notre condition – mais toute contrainte physique a disparu, abolie par le destin.

Il me semble qu’un peu d’Histoire facilitera la tâche dans mon périple narratif : le 08 mai 2079, à l’extrémité nord de la source probable de l’Alaknanda, l’une des deux sources du Gange, la carapace argentée des nues fut percée par un tirant d’une puissance et d’un éclat prodigieux, et fit jaillir au sommet de la montagne, à la cime jadis éternellement enneigée, une source, la source de destin. L’événement fut bien entendu médiatisé et le monde entier eut les yeux tournés vers la Nanda Devi. Toutes les églises et toutes les religions se réclamèrent de la manifestation divine, mais il sembla plus approprié d’éviter guerres et fratricides, alors une équipe imposante des plus grands spécialistes mondiaux – de sciences et de religion – firent l’ascension du sommet et leurs conclusions furent formelles : il s’agissait d’une eau miraculeuse issue d’un complexe assemblage de protéines et d’enzymes tout à fait inconnus. La légende veut que l’on se soit battus pour savoir qui en boirait le premier, mais ce ne sont là que billevesées – toujours est-il que le corps du représentant du dalaï-lama ne fut jamais retrouvé, reposant probablement au fond d’une gorge. Ce fut une scientifique, d’opinions politiques et religieuses neutres, qui fut la première à en boire. Personne ne contesta ce choix, surtout après que l’on ait enfin vu ce que l’on pensait être les effets secondaires du terrible poison qu’était cette eau pourpre. Ses cheveux s’allongèrent, n’en finirent plus de pousser ; ses ongles percèrent ses gants et ses bottes, la peau de son visage se desquamait à vue d’œil, un liquide épais et ambré suppurait de ses yeux, de ses oreilles, de ses narines ; et bien d’autres choses encore, plus terribles aux yeux de nos ancêtres – bien que nous en riions maintenant. Un concile des représentants des nombreuses religions, présidé par un comité scientifique, athéiste et apolitique, dirige à présent l’usine implantée sur le site même de la source. Il aura fallu des années de tâtonnement, d’essais infructueux et d’innovations technologiques pour que l’absorption d’eau de destin se fasse dans les meilleures conditions possibles.

Notre quotidien, que dis-je notre vie, notre condition, s’en trouvent grandement améliorées. Avant l’émergence de la source nous n’étions encore que des homos sapiens, que nous le voulions ou non. À présent qu’une déité nous a montré le chemin, nous sommes devenus des hommes modernes, l’apogée de notre race. Chaque individu dans le monde entier a droit à sa dose de destin, qu’il soit croyant ou non. Il y a bien encore quelques extrémistes pour faire de la propagande, ou même pour préparer un attentat, mais le monde est tellement heureux qu’il cherche à protéger à tout prix cette source miraculeuse – les forfants sont habituellement lapidés, ce qui refroidit les ardeurs destructrices de ceux qui n’ont encore rien compris.

Pourtant comment ne pas voir l’incroyable avancée technologique et humaine que l’eau de vie, comme on en vient à l’appeler de nos jours, représente ? Le bien qu’elle propage ? Sans parler du fait qu’elle rassure des millions de croyants dans leur conviction. Il est admissible qu’un certain élément de doute quant à la véritable nature de ce dieu reste une épine dans le pied du religieux, mais d’un point de vue pragmatique, on peut à présent affirmer qu’un dieu existe, et c’est un grand pas en avant. Et la communauté scientifique dont je fais partie a reconnu son erreur dans l’évaluation de ce paramètre. Ainsi l’humanité tout entière a fait le dernier pas en avant dans l’évolution. Pour les générations à venir, pour vous messieurs les diplomates, vous les jeunes gens qui venez de naître dans notre beau monde et qui allez pour la première goûter les vertus de cette eau, laissez-moi vous expliquer les conséquences de l’eau du destin sur votre organisme, à défaut de pouvoir vous décrire avec précision ce qui les cause, ainsi que les procédés que l’homme a mis en place pour son optimisation.

Le caisson modèle 21-2b, que nous inaugurons également aujourd’hui et qui est le fruit d’une longue et fidèle collaboration entre les laboratoires X et le Grand Concile, n’est pas plus performant que son prédécesseur – la différence est au-delà de la comparaison. Les performances de récupération et de recyclage des déchets organiques sont inouïes, le recyclage de l’air, la qualité des filtres à particules – même le duvet des coussins ergonomiques a été amélioré – tout cela contribuant au confort de l’individu. Le personnel médicant a été spécifiquement formé à l’utilisation du nouveau caisson et de ses nombreux paramètres, l’individu n’a plus à craindre quoi que ce soit, et il ressort un autre être humain, libre de toute contrainte matérielle et corporelle. Le délai de chrysalide, maintenant réduit à cent vingt-deux jours, semble être l’extrême limite humaine supportable. Les doses de destin sont standardisées et estampillées, et les autorités religieuses étouffent les dernières braises de dissidence et de trafic de destin frelatée. Tous les types d’abus apparus ces cinquante dernières années sont en train de disparaître, lentement mais sûrement, à jamais enfouis dans les ténèbres d’un passé tumultueux.

La procédure mise au point par nos aïeux reste identique, et malgré les détracteurs qui se font de plus en plus rares nous ne voyons rien qui puisse être amélioré, puisque telle est notre mission. Vous, jeunes individus nouvellement nés, qui bientôt allez entrer dans ces nouveaux caissons, il est de mon devoir, comme le veut la coutume instaurée par mon arrière-grand-père, de vous informer du processus biologique au travers duquel votre corps va passer.

Confortablement installés dans le caisson, et après l’examen de routine préalable, un membre du personnel médicant vous administrera une dose de destin par voie orale, après vous avoir béni si tel était le souhait inscrit sur la fiche par vos parents. La procédure actuelle pour les nouveaux-nés étant, je le rappelle, de respecter les vœux religieux et culturels des parents ou, le cas échéant, de bénir l’enfant selon les rites religieux pluriels décidés par le Concile.

Dans un délai de deux à trois minutes, votre corps commencera à réagir à l’eau de destin : les fluides corporels de toute une année de vie, de toute votre année de vie, commenceront à s’écouler vers les bacs de récupération prévus à cet effet : transpiration, cérumen, sécrétions nasales, excréments, sébum etc., tout quittera votre corps ; vos muscles ainsi que vos os grossiront pendant toute la durée de la chrysalide, jusqu’à prendre leur taille finale. Pendant ce temps vous plongerez dans un profond sommeil qui sera proportionnel à la durée de votre vie ; et c’est en ceci que la découverte de l’eau de vie est fantastique : nous pouvons mesurer, selon la longueur de la pilosité et des ongles, de la masse de squames, de la durée du sommeil, la durée approximative de votre vie. Ainsi la plupart d’entre vous resteront confinés dans le caisson pendant cent vingt jours environ, mais vous ne serez pas en mal de sensations, puisque nous avons de tout nouveaux programmes d’instructions et de culture, décidés et formatés par le Grand Concile. Ces programmes, diffusés en High Tech Dolby Stéréo Surround dans le caisson, que vos parents auront choisi avec soin pour votre carrière future, agissent directement sur l’inconscient, donnent formes à vos rêves et vous instruisent dans le même temps. Et pendant ce temps-là, vous dormez du sommeil du juste. Vous passerez le reste de l’année en cours dans un état de veille que rien ne viendra troubler. Mais le corps humain reste une machine complexe, et comme chaque individu est différent, la procédure de chrysalide est différente, et mérite l’attention toute particulière du personnel médicant ; ainsi chaque individu semble décider l’ordre dans lequel il se débarrasse de ses fluides. Au sortir du caisson vous serez un autre être humain, plus accompli, plus proche de la perfection.

En grandissant vous choisirez vous-même le mode de vie que vous allez adopter pour régimenter votre corps : vous pourrez effectuer la totalité de votre sommeil d’une année ou d’une vie entière d’une seule traite, vous pourrez faire de même pour vous débarrasser de toute pilosité, excrément, sécrétion corporelle, bref tout ce qui enlaidissait notre quotidien. Vous pourrez choisir de laisser votre métabolisme tel quel, mais comment ne pas succomber à la tentation de longues veilles pour profiter de la vie plus pleinement, de ne plus être incommodé par toutes les viscosités humaines ? Imaginez que tout ce qui doit vous arriver en une vie vous arrivait en une semaine, et qu’après cela vous soyez débarrassé à jamais des inconvénients du quotidien. Cela serait d’une simplicité déconcertante, si seulement vous ne deviez continuer, régulièrement, de prendre de l’eau de destin. Ainsi votre vie sera jalonnée de ce que l’on appelle des réajustements. Tel soir vous devrez prendre votre ration de vitamines pour l’année, tel autre vous devrez absorber une dose de destin, mais à chacun de ces soirs vous serez accompagné, guidé, rassuré par les consciencieux scientifiques du destin. Chaque centre dans chaque ville, dans chaque pays, sur chaque continent est soumis à des examens rigoureux et impitoyables et quotidiens pour assurer la sécurité de chacun. Chaque membre du personnel médicant a choisi de donner à sa vie pour celle des autres, et peut-être même vos parents vous ont destinés à cette voie, qui sait. Mais cela, c’est à votre destin d’en décider.

Car oui, nous parlons bien de destin, et pas de divination hasardeuse. Ce qui arrive dans un caisson est la vie en microcosme, en condensé. Lors de votre chrysalide nous établirons un diagnostique très poussé qui sera basé sur des prélèvements, des analyses très élaborées, que nous donnerons à l’individu à la sortie du caisson ; ainsi cette personne saura, par exemple, quelle quantité de vomissure elle a rejeté et a fortiori combien de fois elle sera malade. Le personnel médicant observe fréquemment l’apparition de tuméfactions, de blessures, d’égratignures sur le corps des patients, signifiant un accident mineur dans le reste de la période à venir. Que se passe-t-il, me direz-vous, lorsque l’accident survient ? Eh bien ma réponse sera la plus scientifique jamais prononcée : rien. La peau se referme immédiatement, sans écoulement de sang ni infection, parce que, en toute fin de chrysalide, nous administrons la quantité de substance médicamenteuse nécessaire à la guérison complète de l’individu. Il en est de même pour toute maladie. Nous observons très attentivement les symptômes, les changements de températures et traitons le mal à la racine pour que, lorsque celui-ci se « déclare », il se déclare dans le vide et ne procure qu’une légère sensation de picotement des zones concernées, mais absolument rien de plus. C’est un processus tout à fait normal, et l’on observe des réactions similaires en ce qui concerne les larmes ou les excréments. Une sensation quasi indescriptible, un haut le cœur peut-être, au pire des cas, mais rien ne sortira et pour cause : tout est déjà sorti. Le véritable progrès, voilà comment mon ancêtre a baptisé l’eau de vie.

Cependant, il arrive que nous soyons confrontés à des phénomènes plus graves : perte de membres, tumeurs cancéreuses, dépérissement de tissus ou d’organes. Nous procédons alors à l’ablation dudit organe ou nous laissons la nature faire son œuvre. Le sujet souffre ses symptômes en condensé pendant la période qui lui est imposée et c’est alors un véritable martyr qu’il subit. Mais nous ne pouvons rien contre la souffrance, celle-ci doit être endurée. L’avantage que l’eau de destin procure, et il est de taille, et que vous pourrez vivre ce qui vous est imparti de vivre dans la plus grande sérénité d’âme et d’esprit. Lorsque l’heure sonne, toutes les fonctions vitales s’arrêtent. Ou pour dire plus simplement : l’individu cesse d’être. Il tombe là même où ses fonctions vitales se sont arrêtées. Nous disposons maintenant de moyens plus précis pour prévoir la date possible de l’arrêt de vie, afin de procurer encore plus de confort à la vie de chaque individu : nous ne devons plus craindre l’instant de notre mort puisque nous le connaissons et que nous y sommes préparés.

Il y a néanmoins un ensemble de mises en garde nécessaire au bon déroulement de votre vie. Le fait qu’il n’y ait plus production d’excrément ou de squames ne signifie en aucun cas de ne pas se nourrir, ou de ne pas se laver. Ceux qui ont essayé ont péri. Car au prochain réajustement, l’eau de destin remet les pendules à l’heure, si vous me permettez la trivialité de cette expression. Certains individus n’ont par exemple pas dormi depuis trois ans alors qu’ils n’avaient été ajustés que pour un an, et refusent toute absorption de destin : il est certain qu’ils paieront cette arrogance de leur vie, tôt ou tard. Leur corps se désagrégera rapidement et ils cesseront d’être pour avoir voulu défier la volonté de celui qui nous a envoyé cette source merveilleuse. Lorsque nous cessons d’être, notre enveloppe charnelle se délite très rapidement, et en quelques heures nous ne sommes plus que poussières. Mais une fois de plus nous ne devons pas craindre la mort, car même si nous la subissons toujours, nous avons le moyen de savoir lorsqu’elle arrivera – et c’est ce qu’ont toujours désiré nos ancêtres à travers les âges. Certains diront qu’il ne faut point craindre la mort puisqu’un dieu existe, mais comme vous le savez, nous autres scientifiques nous devons de ne jamais prendre parti.

Et c’est en tant que membre de cette congrégation que je parle ce soir, à vous tous réunis ici, et que j’honore le dieu tout puissant qui dans son infini despotisme nous a fait tels que nous sommes » – non, cela ne va pas, il faut barrer ça – « Et c’est en tant que membre de cette congrégation que je m’adresse à vous tous ici ce soir, pour célébrer le centenaire du jaillissement miraculeux de la source de destin. Une fois de plus le monde entier a les yeux tournés vers nous, au sommet de la Nanda Devi, rebaptisée pour l’occasion la montagne du destin. Nous annonçons presque quotidiennement des améliorations, des innovations qui nous viennent du monde entier car nous travaillons en synergie, en harmonie les uns avec les autres. L’homme aide l’homme. L’homme aime l’homme. L’homme désormais peut travailler des jours entiers sans s’arrêter, possède un corps glabre, dénué de toute invalidité, permanente ou temporaire, mens sana in corpore sano, voilà notre futur. » Et que dire des multiples névroses, des délires psychotiques incurables jusqu’à présent – oh si, bien sûr que c’est curable, on n’a qu’à tuer le sujet souffrant de la pathologie en question. Mais lui n’a pas de sang sur les mains, ça non. Du moins pas de sang sale. Ceux qui ont essayé ont péri. Bon dieu, cent ans et on est déjà dans la merde. Le caisson ne sera jamais prêt, le Concile parle de faire contribuer financièrement l’individu, il imagine déjà le scandale des gouvernements indépendants. L’armée concilienne réprime des foyers de révolte de part le monde dans des bains de sang qu’ils ont de plus en plus de mal à cacher aux yeux des médias, une proportion non négligeable d’individus sont à ramasser à la petite cuillère, les proches demandent des comptes, veulent voir les rapports et une communauté de scientifiques indépendants – les salauds, ils sont insoudoyables – est capable de déceler les falsifications des résultats. Comment avouer au monde qu’ils ne maîtrisent pas du tout ce bordel de dieu d’eau de destin de merde ?

Il n’était décidément pas doué pour écrire des discours – et il fallait en plus le prononcer, ce qui ne serait pas une mince affaire non plus. Il n’était qu’un simple scientifique qui avait suivi les traces de son arrière-grand-père, un des « découvreurs » de la source, cent ans auparavant. Le centenaire de la découverte de la source de destin allait se fêter en grandes pompes, sur le site même, ce qui n’excluait pas quelque exaction de quelque groupe dissident. La merde, quoi. Il a passé les vingt-six premières années de sa vie dans un caisson littéralement tapissé de merde, puant la pisse et le vomi, certains de ses ongles restés incoupés, le sol recouvert d’une épaisse couche de squames et d’autres choses dont il voulait oublier le nom. Pas d’enfance. Vingt-six ans, donc une espérance de vie calculée à quatre-vingt deux ans, 8 mois, 7 jours, vers la mi-journée. Son être voué corps et âme à la science et à l’homme, comme son père auparavant, tout cela décidé par le grand géomètre comme on l’appelait jadis, son arrière-grand-père. Connard. Pas d’enfance. Il n’avait pas connu sa mère, morte plus tôt que prévu ; il avait détesté son père pour sa philanthropie contagieuse, son espoir indéfectible en le monde et en l’eau de destin.

Qu’est-ce qui a précipité un tel changement ? Il n’y a jamais eu de changement, l’homme est toujours tel qu’il est et a été : avide de pouvoir, cupide, envieux, pressé d’ôter la vie et les biens de son frère. Vingt-six années dans un sommeil paradoxal à rêver de tout et de rien, mais surtout de cette grande lumière blanche crevant la gangue épaisse des nuages et s’abattant avec une violence cosmique sur les neiges éternelles au faîte de la montagne. Ironie du sort, à l’époque ce trou du cul du monde était un no man’s land et un no religion’s land. Maintenant c’est le nombril du monde, le diapason du monde – et l’écho n’est pas du tout plaisant à l’oreille. Lorsque le monde découvrira les expériences, les tests…il ne serait plus là, il espérait. Et il n’aurait pas de descendance, et ça c’était certain. La dose de destin qu’on lui avait administré au sortir du ventre de sa mère était bien trop forte, et tous les liquides de son corps s’étaient échappés. Plus de sang, plus d’eau, plus de sperme, rien. Il fut sauvé in extremis, on ne sait comment. Quelle chance.

Assis sur le rebord de son lit, en pyjama même s’il savait qu’il ne dormirait pas – vieille habitude qu’il n’avait jamais prise – il contemplait la fiole purpurine de destin entre ses doigts constellés de taches brunes et orange. L’estampille « Approuvée par le Concile et la Science », incrustée à même le verre de la fiole, émettait une lueur irisée. Et s’il ne prenait pas sa dose de destin, que se passerait-il ? Il mourrait, probablement. De toute façon tous les individus qui dérogeaient à la règle stricte dépérissaient invariablement. Seuls ceux qui se réajustaient d’une année sur l’autre, la règle stricte comme on l’appelait, avaient une chance de vivre le bon décompte d’années, et encore. Il imaginait l’engouement des masses à la découverte des vertus de l’eau, cent ans auparavant : tout le monde doit absolument en bénéficier, c’est un don de Dieu, tous sans exception de race ou de croyance ou de sexe. Il y a bien dû y avoir des voix dissidentes parmi la communauté des scientifiques, quand même ! Il y avait une éthique de la profession, même à l’époque. Merde, comment en est-on arrivés là ? « Ceux qui ont essayé ont péri. » Il porta la fiole à ses lèvres gercées, mais laissa le liquide purpurin et chaud glisser en deux rigoles scintillantes le long de ses joues et de sa gorge, et venir tacher le col de son pyjama. Il n’en avait pas avalé la moindre goutte. L’odeur âcre de son caisson lui revint en mémoire, si fortement qu’il fronça les sourcils et eut un haut-le-cœur. Réglé comme un métronome : tous les soirs c’était pareil. Il ne fallait pas se leurrer, on ne pouvait pas passer vingt-six ans dans la fange sans en garder quelque souvenir. La fiole vide tomba à ses pieds, sans faire de bruit, sur la moquette impeccable. On verrait bien. Pas d’enfance. Dès le début tout était voué à l’échec et il soupçonnait le dieu responsable de ce merdier de bien se fendre la gueule là-haut, tout en se curant les ongles. Laissez un peu de libertés à l’homme et son frère la lui ôte. Donnez un capital à l’homme et il le dilapide ou le corrompt. Pas d’enfance, pas d’enfant. Une femme névrosée qui allait sûrement se tirer une balle dans le crâne parce qu’elle aussi était stérile ; bon sang, le nombre et la diversité de malformations qu’un seul être pouvait développer…un frisson lui parcourut l’échine. Ceux qui ont essayé ont péri – ou ont fait périr, en ce qui concerne de nombreux cas. Et les géologues, eux aussi s’y mettent : ils ont prédit le tarissement de la source pour bientôt – mais qu’est-ce que c’est « bientôt » ? La source se tarie…il paraîtrait même que ce ne soit qu’une ancienne nappe gelée qu’un minuscule météore aurait découverte en tombant sur la montagne. Cela, il ne pouvait se résoudre à le croire. Il avait gaspillé de l’eau de destin, eau qu’aurait bien aimé boire un petit africain, ou un petit sibérien. Mais le partage s’était fait très tôt. Dans un sens il valait mieux pour eux que cela soit ainsi, au moins ils vivraient comme leurs ancêtres avaient toujours vécu et franchement, ils ne s’en portaient pas plus mal pour autant. Il regarda la fiole, longuement, puis ses yeux se posèrent sur les feuilles recouvertes de lignes biffées, de mots réécrits puis raturés, de mensonges se dit-il soudain. Il ne prit pas la peine de s’essuyer, l’eau de destin s’évapora rapidement. Une lame de rasoir s’insinua dans sa verge. Il se recroquevilla sous la douleur. Quelques secondes, cela ne durait jamais plus de quelques secondes. Jamais il ne connaîtrait la sensation de pisser contre un arbre, de pisser sur le rebord des toilettes, ou sur ses chaussures et de jurer comme un saoulard. Pas d’enfance, mais la souffrance, ça oui. Il n’irait pas redemander de fiole. Ceux qui ont essayé ont péri. Il verrait bien, de lui-même pour une fois.

Et puis dans un sens tant mieux, il était vraiment nul pour les discours.

R.B. 12/04/05 Tours

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