Sunday, 7 March 2010

L'insouhaitable #22 - Fin


Alice
 
           Alice est étendue sur le lit, pense à son enfant qu’elle a elle-même déposé sur un lit à la maternité. Elle pense aussi à Pierre qui est parti prendre des affaires à l’appartement – il prendra également du champagne, pour le médecin et les infirmières. Elle pense à sa sœur qui ne devrait pas tarder. Elle regarde le ciel bleu et se demande quelle heure il peut bien être, la couleur du ciel n’ayant pas changé d’un iota. Elle ne sait pas ce qui se passe en elle, mais elle n’arrive pas à trouver le repos. Elle s’assied sur le bord du lit, enfile ses chaussons et traverse le couloir. Dans l’ascenseur, elle ne fait pas attention aux gens qui la regarde. Elle étire ses jambes ankylosées, respire profondément. Le hall de l’hôpital paraît désert ; il n’y a qu’une femme à l’accueil, elle ne voit pas le reste du hall. Elle distingue une file d’attente à la cafétéria. Elle bifurque sur un petit espace orné de plantes grasses, entourant une sorte de petite chapelle baptisée « repos ». Les parois en verre vont du sol au plafond. Un écriteau spécifie que l’endroit est non-fumeur. Il n’y a là qu’un homme assez âgé assis, il a les yeux fermés. Elle hésite un peu, sur le seuil, puis décide de rentrer sans faire de bruit. Elle choisit un fauteuil à l’écart, mais l’homme a ouvert les yeux. Il la regarde et lui sourit tristement. Elle ne sait pourquoi, mais elle a une soudaine envie de lui parler, de lui dire que ça va mieux, que tout va bien maintenant. Elle ouvre la bouche – mais les mots qu’elle entend ne sont pas ceux qu’elle aurait voulu prononcer.
  

Olivier
 
            Il est étendu sur le lit blanc et regarde le plafond. Il a en marre de regarder le ciel bleu qui ne change ni de couleur ni d’aspect. Pas un seul nuage à l’horizon. Pas un seul oiseau, pas un seul avion, pas une seule traînée blanche. Pas âme qui vive dans l’infirmerie. Pas un bruit. Sauf le souffle. Il s’y est plus ou moins habitué. Mais il a la chair de poule à cause de la présence qui est de plus en plus présente. Il sent quelqu’un dans la pièce, près de la fenêtre, surtout lorsqu’il ferme les yeux, alors il ne les ferme pas souvent, on ne sait jamais. Il a essayé, après s’être assuré qu’il était seul, de parler à voix haute à cette présence, mais le silence lui a répondu. Il ne sait pas où est le sous-directeur, il est parti sans dire un mot. La porte est entrouverte, mais aucun bruit ne filtre du couloir. Il voit le ciel bleu briller à travers le rectangle de la fenêtre. Il met ses mains derrière sa tête, aussitôt il sent le souffle sur le revers de ses doigts. Il ne sait que penser. Il n’a pas assez d’imagination. Il ne veut pas penser à ce que lui a dit son père ce midi. Puis il se souvient de ce que son frère portait dans ses mains lorsqu’il descendait les escaliers. Après un bref pour et contre, il décide de penser à cela.
 
« Hum. » Olivier tourne subitement la tête en direction du bruit. Son père se tient à quelques pas du lit. « A ton aise ? » La question le déstabilise ; il rougit, s’assoit sur le bord du lit, l’air penaud. Il ne sait que répondre, mais son père lui évite de chercher trop longtemps ses mots. « Non seulement tu te fais virer de cours pour des vétilles, des histoires à dormir debout; non seulement tu te fais coller deux heures et on nous convoque, ta mère et moi, en nous disant des choses sur toi que nous ignorions, que nous ne soupçonnions même pas – tu imagines comment ta mère est mortifiée, la honte que je ressens – mais en plus tu prends tes aises et tu lambines… » Il soupire profondément, ses yeux étincellent. « Tu n’as rien à dire pour ta défense ?... Bien. Quoi qu’il en soit, tu ne fais qu’accélérer la marche des choses. Je vais te redresser, mon garçon, comme un ferronnier redresse sa barre d'acier. J’ai discuté avec le sous-directeur parce que le directeur est absent, mais sois bien sûr que je vais arranger ton transfert dans un endroit plus…plus adapté aux garçons de ta condition.
_ Je…je veux pas.
_ Pardon ?...Ce n’est pas une question de savoir si tu le veux ou pas, ou même si ça te plaît ou pas, tu vas aller là où je te dis d’aller et faire ce que je te dis de faire jusqu’à temps que tu sois assez mature pour prendre toi-même des décisions sensées. Tu te crois dur parce que tu tapes sur les plus petits ? Attends que les plus grands fassent de même avec toi et on verra si tu chantes la même chanson. Bon Dieu, ta mère t’a vraiment bourré le mou. Une vraie lopette, voilà ce que tu es devenu. L’école militaire te fera du bien. Tu as vraiment de la chance d’avoir un père comme moi, sinon je ne sais pas ce que tu deviendrais.
_ Un homme bien. » La gifle du père est aussi instinctive que la répartie du fils. Le visage pourpre du père déborde de colère. La joue cramoisie du fils bat la chamade.
« Tu crois pouvoir mener ta barque tout seul comme un grand ? Mais qu’est-ce que tu ferais si tu étais seul ?...Tu ne veux pas répondre ?...Je vais te répondre, moi : tu chialerais comme au jour de ta naissance. » Le père se rapproche du visage de son fils. Il voit deux filets de larmes couler de ses yeux. « Tu sais ce que ça fait d’être tout seul ? Vraiment tout seul, avec personne à des dizaines, à des centaines de kilomètres à la ronde ?
_ …oui.
_ Oh non, tu ne sais pas. Tu crois savoir, mais tu n’en as aucune idée, foutrement aucune idée. J’aimerais que tu sois sur une coque de noix au milieu de la mer déchaînée ou sur les bords d’un long fleuve boueux au beau milieu de l’Afrique –
_ Je m’en fous.
_ Ça, je sais, oui. Mais tant que tu ne pourras pas t’imaginer ce que j’ai vécu, ce que je vis, alors tu ne seras pas meilleur que moi. Tu auras beau essayer, tu ne m’arriveras pas à la cheville et tu resteras dans la médiocrité dans laquelle tu croupis, dans laquelle tu t'es fourré tout seul. Tu ne sais pas ce que c’est que de sentir un souffle sur ta nuque et de ne voir personne derrière toi.
_ Si, je sais !
_ Tais-toi ! Ça suffit ! Plus un mot ou je t’en colle un dont tu pourras te vanter de te rappeler jusqu’à la fin de tes jours ! Je ne te souhaite pas de savoir ce que ça fait. Imbécile, il n’y a rien de pire que d’avoir à s’affronter soi-même. » À ces mots, le père d’Olivier se relâche un peu. « Même le pire des solitaires cherche en fin de compte à avoir un peu de monde à ses côtés. Fils, tu dois réagir, il ne faut pas que tu te laisses aller comme ça. Ce n’est qu’au prix de bien des efforts et des souffrances que l’on peut vaincre son alter ego. Tu es encore jeune et tu ne sais pas ce que tu dois faire. Tu crois te connaître mais tu n’en sais pas plus sur toi que sur ton futur, que sur ton chemin. Je suis là pour te montrer la voie, tu n’auras plus qu’à suivre le chemin. » Il prend l’épaule de son fils dans une main et de l’autre sort un mouchoir et s’éponge le front.
 
           Ils sortent tous deux, le père devant le fils, dans la cour. La sonnerie retentit. Le gravier crisse sous leurs pas. Olivier, tête baissée, pleure amèrement. Il ne voit pas les visages radieux des enfants quittant l’école, il n’entend pas leurs cris non plus. Il ne croise pas les regards interrogateurs et dédaigneux des membres de son cartel. Aurait-il levé la tête, il aurait vu la pionne qu’il ne détestait plus, il aurait vu le nain, Thomas-te, le regarder de loin avec pitié, et il ne l’aurait pas supporté. Il ne pense plus à la honte de pleurer ; il pense à l’objet que son frère tenait révérencieusement dans les mains. Il suit son père qui sort les clefs de la voiture d’une de ses poches. Elles tintinnabulent. Il revoit son frère sourire et l’embrasser. Il voit son frère faire attention de ne pas froisser ce qu’il tient. Il ferme les yeux – oublie un instant le souffle sur sa nuque et la présence tout à fait présente devant lui – il peut parfaitement se rappeler l’uniforme que son frère – à la demande du père – lui a rapporté, et il se dit qu’il a été stupide de penser qu’il ne lui servirait pas. Il revoit le rai de lumière baigner l’entrée de la maison et une partie de l’escalier, il entend les crissements de ses pas sur le parquet du couloir, il voit son plafond bleu ciel.
 
           Au-dessus de lui, le ciel est bleu, et Olivier souhaite qu’il ne le soit jamais plus.


Thomas
 
         Il ralentit le pas et débouche sur la place juste derrière chez lui. Il s’assoit sur un banc, mais comme l’assise est criblée de fientes de pigeons, il s’installe sur le bord du dossier, les pieds sur l’assise. Il sort la bille de sa poche et la contemple. Il trouve un espace suffisamment grand entre les branches et les feuilles des marronniers pour y insérer sa bille bleu ciel. Il n’y a toujours aucune différence entre le bleu de la bille et celui du ciel. Il est désormais certain que c’en est un morceau qui s’est détaché et est tombé dans la cour. Après tout, se dit-il, ce n’est pas si incroyable. La prof de géo a dit que la terre était vieille de plusieurs milliards d’années, alors c’est normal si des morceaux tombent, le ciel est usé, voilà tout. Et il en a un morceau qu’il va offrir à sa mère.
 
         « C’est une belle bille que tu as là. » Thomas lève la tête et voit un homme debout, face à lui. « Je peux m’asseoir ? » Il lui sourit, mais sa mère lui a toujours dit de ne pas parler aux inconnus. « Tu ne parles pas ? » Il a l’air gentil, et sa voix est douce, un peu comme celle de son père, mais il ne doit pas parler aux inconnus. « Je ne suis pas méchant, tu sais. Je…enfin…tu n’es pas obligé de me parler. » Thomas fait un léger signe de tête et l’homme comprend, s’assied comme lui sur le dossier. Il porte un costume, mais sa cravate est défaite et sa chemise baille sur le haut de sa poitrine. Une barbe de quelques jours vieillit ses traits, et il a l’air fatigué – mais heureux. Il a posé un sac plastique avec des bouteilles de champagne et un sac plastique noir, par terre. « Elle est vraiment belle, ta bille. » Thomas se méfie, et fourre son bout de ciel dans sa poche. Il ne l’aura pas. « Oh, tu sais, il y a longtemps que je ne joue plus à ça, tu n’as rien à craindre. Je ne la veux pas ; je l’admire simplement parce que sa couleur est peu commune. Je peux la revoir ? Je te la rends tout de suite. » Thomas hésite, le ton est cajoleur, rassurant, et puis l’homme croit que ce n’est qu’une simple bille. Alors, il la sort, précautionneusement, de sa poche et la lui montre. Il voit les traits de l’homme changer subitement au contact de la pierre. « Elle est rudement belle. J’aimerai un jour que mon fils ait une telle bille. » Thomas prend peur, l’homme a reconnu la bille pour ce qu’elle est vraiment. Mais l’homme lui tend la bille, entre le pouce et l’index, et la dépose dans le creux de sa main. Thomas sourit.
 
« Je vais l’offrir à ma mère, pour que ça la console. » L’homme hoche la tête, un sourire s’esquisse aux commissures de ses lèvres, mais il ne rit pas. Il se lève.
« Je dois aller voir ma femme et mon fils. Il vient de naître. » Thomas le regarde, ne peut rien dire. L’homme ramasse les deux sacs plastiques – Thomas entend le cliquetis de bouteilles qui s’entrechoquent – et chacun se salue d’un signe de tête. L’homme disparaît derrière lui, traverse des rues et s’évanouit dans la maigre foule des passants affairés.
 
             Il pose délicatement la bille dans le creux de sa main, et pense soudainement qu’il ne peut pas offrir un tel cadeau comme ça ; qu’il faut un paquet-cadeau à la mesure du présent. Il regarde alors autour de lui et après quelques secondes de réflexion, se lève et ramasse une bogue marron. Il l’examine et la trouve un peu desséchée, alors il la jette et en ramasse une autre, mais elle n’est pas entière, et puis elle est écrasée. Il regarde plus loin autour de lui, mais ne trouve rien. Il se déplace lentement, les yeux rivés sur le sol. Il commence à désespérer, mais soudain, après quelques minutes à désespérer, il découvre enfin, sous une feuille, ce qu’il cherche. Satisfait, il enferme la bille dans la coque, celle-ci est parfaite : la couleur marron rehausse le bleu du morceau de ciel, et la bogue se referme parfaitement ; un morceau d’écorce à l’intérieur permet de bloquer la bille. Il enferme le morceau bleu de ciel bleu ciel dans l’écrin qu’il met, avec d’infinies précautions, dans sa poche. Thomas reprend tranquillement le chemin de la maison; regarde les badauds le nez en l’air; sourit; se dit que la journée a été longue et pas forcément agréable.
 
          Marchant, il se demande où il partira en vacances avec ses parents, ce qu’il demandera pour son anniversaire dans deux mois, si sa grand-mère n’a pas trop de regrets, où qu’elle soit. Il souhaite que grâce à son morceau de ciel bleu sa mère ne pleure jamais plus.
 

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