Thursday, 4 March 2010

L'insouhaitable #19


André
 
           Il lutte contre l’assoupissement. Il ne veut pas refaire un de ces maudits rêves. Il se donne une claque, ce qui le réveille aussitôt. Bon Dieu, pense-t-il, je dois vraiment avoir chopé un bon coup de soleil sur le crâne pour me coller des tartines pour pas m’endormir. Il se lève et va se servir un grand verre d’eau, dans lequel il met deux gros glaçons. On se croirait vraiment en été. Par la fenêtre de la cuisine, il regarde ce ciel bleu. Le seul qu’il ait déjà vu auparavant, c’est celui qu’il y avait dans son rêve, celui qui couronnait ce jour funeste. Il repense aux ordres de cette satané journée, lorsqu’il avait quitté le campement à bord de cette pirogue flottant dans ces eaux insalubres, dans lesquelles surnageaient toutes sortes de choses, toutes plus viles les unes que les autres. Il avait même vu un cadavre de noir, une fois. Les indigènes rendaient tout au fleuve, comme ils croyaient en tirer tout ce qu’ils possédaient, y compris leur vie. Le fleuve était leur Dieu – est leur Dieu, pour autant qu’il sache.
 
          Les ordres avaient été clairs, sans appel: il devait tuer cet homme, localiser ses réserves d’ivoire volé, envoyer un homme au campement de base pour qu’un bateau vienne les chercher, lui et la cargaison. Il ne sait toujours pas pourquoi les services secrets français étaient venus le trouver, lui, alors simple officier dans la marine. Il n’avait pas eu l’occasion de le demander à son interlocuteur, tout excité qu’il était d’avoir à affronter le danger l’arme à la main. Après son unique mission en tant qu'« agent secret », il était retourné avec soulagement sur les planches de son bateau, sur les mers et les océans, où le danger était certes plus concret, plus absolu et surtout plus fréquent, mais où il n’y avait rien d’inhumain.
 
         André pose le verre sur le carrelage de la table. Le cliquetis lui donne la chair de poule. Rien ne bouge dans la cuisine, tout est silencieux. Il voit des particules de poussières stagner en suspension dans l’air sec. Il ne se souvient plus du nom de l’homme qu’il a pourtant abattu de sang froid. Il ne se rappelle pas l’avoir jamais su. Il avait obéi aux ordres ; il avait trouvé, au cœur de la forêt, le campement de l’homme blanc ; il avait trouvé l’ivoire qui gisait à même le sol, en plein soleil. D’immenses défenses étaient appuyées contre les huttes, contre les arbres. Le camp était désert – déserté plutôt. Un feu finissait de mourir dans un coin. Il avait alors envoyé un homme à son campement, comme prévu. Il avait ordonné aux autres, ou plutôt à celui qui lui servait d’interprète et qui traduisait ensuite aux autres, de ramener le corps et de l’enterrer dans le seul espace sans ivoire. Deux noirs revinrent, traînant le corps sans vie par les bras. André était assis sur une gigantesque souche, assistait au spectacle qui lui remuait les tripes. Le corps hérissé de flèches se balançait au gré de la démarche des deux insouciants.
 
           Il se souvient avoir alors détourné le regard, s’être levé pour inspecter l’ivoire. Il y en avait beaucoup, bien plusieurs tonnes. Certaines défenses étaient tellement grandes – bien plus grandes que lui – qu’elle ressemblaient à des troncs d’arbres sans branche ni écorce. Les éléphants devaient avoir été gigantesques. Où pouvaient-il bien être, le messager ? Que fichait-il ? Il ne s’était pas retourné une seule fois, même s’il entendait des éclats de voix qui ressemblaient, par leur ton et la colère qu’ils contenaient, à une dispute. Les voix se multiplièrent, leur ton monta, et cessèrent soudainement.
Alors, André ne s’était pas retourné. Un noir devait être mort dans la dispute, comme c’était souvent le cas, poignardé, à se vider lentement de son sang sous le regard amusé de ses comparses. Le silence était retombé dans la jungle. André ne se rappelle plus combien de temps s’était écoulé, mais finalement il avait fait face aux hommes alors sous son commandement. Il avait finalement fait face à l’horreur qui le tourmentait encore aujourd’hui.
 

Thomas
 
            La sonnerie retentit pour la deuxième fois. Il va devoir expliquer son retard au prof. Il frappe à la porte et entre sans attendre. Le professeur le regarde et lui sourit : c’est bon, pense-t-il, elle ne va rien me dire.
« Où étais-tu, Thomas ? » Zut. Il s’arrête dans l’allée, à quelques pas de sa chaise. Il se retourne.
« C’est la pionne qui – » mais il n’a pas le temps d’achever sa phrase car les rires de ses camarades l’en empêche. Il regarde, médusé, la prof se joindre à l’allégresse. Il se sent rougir. La pointe de ses oreilles doit être brûlante, il le sait. La prof lui fait signe de s’asseoir, ce qu’il fait en s’empêtrant dans plusieurs sacs alors qu’il remonte l’allée. Le cours se passe sans qu’il ouvre la bouche. D’habitude il aime participer pour montrer qu’il s’intéresse mais il préfère ne rien dire, on ne sait jamais.
 
            Aujourd’hui il apprend que l’Afrique est l’un des six continents de notre monde ; qu’il est composé de déserts – Sahara, Kalahari – de forêts denses et claires, de savanes et de steppes. Thomas apprend aussi qu’il est habité par des maghrébins et des africains, que ces derniers ont subi la traite des esclaves et les colonisations, que le Kilimandjaro (5895 m) est une des plus hautes montagnes du monde et qu’il y a trois très grands lacs : Victoria, Tanganyika et Malawi. Tous les noms sont pointés sur la carte. Il apprend que le Nil (6700 Kms), le Congo (4700 Kms), le Niger (4200 Kms) et le Zambèze (2660 Kms) sont parmi les plus longs fleuves du globe, que le Nil et le Congo sont respectivement les deuxième et quatrième plus longs fleuve du monde. La prof digresse un peu sur le Congo parce qu’elle y est allée, en pirogue, une fois. Elle dit que c’est un fleuve d’Afrique centrale, né sur le plateau du Katanga, qui se jette dans l’Atlantique et qu’il a un bassin de 3 800 000 km². Il porte le nom de Lualaba jusqu’à Kisangani. Il reçoit beaucoup d’autres fleuves mais il ne se jette pas dans la mer comme tous les autres, ce qui semble aller à l’encontre de ce que devrait faire tout fleuve ou rivière qui se respecte. La cloche sonne, alors la prof s’arrête.
 
              Il est le premier à sortir de la salle, presque en courant. Il dévale les escaliers, croise des élèves qui le regardent bizarrement. Il se retrouve bientôt dans la cour vide. Il emboîte le pas, les graviers crissent sous ses chaussures. Il fait rouler la bille entre ses doigts au fond de sa poche. Il regarde furtivement la voûte au-dessus de lui ; il sent le bleu coller à sa peau. Il passe les grilles, enfin. La rue est bondée de parents qui attendent leur progéniture. Il voit des visages connus, d’autres inconnus. Lui, il rentre à pied. Il entend des bribes de conversations, mais il connaît évidemment leur sujet : le ciel bleu si bleu qui agit sur toutes les têtes. Il entend une mère dire qu’elle n’a jamais été aussi tête-en-l’air qu’aujourd’hui. Une autre se plaint de migraine. Il passe devant ces gens sans importance, mais une main l’arrête. C’est la mère d’un de ses « camarades ». 
 
« Tu sais si Martin va sortir bientôt ? Je ne veux pas qu’il reste sous ce ciel. » Elle l’irrite, il n’aime pas son air maternel.
« J’en sais rien. » C’est tout ce qu’il trouve à répondre. La mère éclate de rire en rejetant sa tête en arrière, ses cheveux bouclés rebondissent sur ses épaules. Elle l’appelle mauvais garçon et lui donne une petite claque sur les fesses tout en avançant vers les grilles. Il n’en revient pas de s’être fait traité comme un sixième, ou pire, comme un CM2. Il lance un regard qui se veut haineux vers le dos de la mère qui a repris sa discussion avec un père. Il descend du trottoir et aperçoit Raquin partir avec un grand monsieur qu’il n’a jamais vu. L’homme a un visage austère, de larges épaules et ne sourit pas. Pendant quelques secondes, Thomas plaint son pire ennemi, puis se reprend et se dit « Tel père, tel fils ». Ils disparaissent dans une voiture noire. Un peu plus loin, la pionne a quitté son poste et se dirige vers une vieille dame qui doit être sa mère. Il se souvient, maintenant, de son rire éclatant et sibyllin, son rire insensé : elle aussi avait ri. Thomas, quant à lui, prend le chemin du retour, les idées embrouillées et la main dans la poche.


Pauline
 
           Pauline parcourt le dédale des couloirs, revêt son masque austère et peste après les retardataires qui détalent aussitôt. Elle ne veut plus penser à son rêve, alors elle se jette à corps perdu dans son travail. Elle en voit un qui monte les escaliers, tranquillement. Lui, se dit-elle, il est bon pour un billet de retard.
« Tu n’as pas l’air pressé d’aller en cours, toi. » Elle n’a pu empêcher ses paroles de franchir le seuil de ses lèvres. Elle l’a reconnu, mais trop tard. Elle regarde le pauvre garçon rougir jusqu’à la pointe des oreilles. C’est celui qui s'était fait tabasser par Olivier Raquin, et qui n’avait pas voulu porter plainte, ou même le dénoncer. Jamais il ne participait aux jeux dans la cour de récréation, ou ne prenait part aux groupes des écoliers de son âge. Elle le voyait errer, à faire ses tours de cour ou assis dans son coin, apparemment heureux d’être seul. Elle s’en veut de l’avoir interpellé de la sorte, et même si le ton de sa voix s’adoucit, elle se doit d’être ferme, pour ne pas perdre la face.
« Pourquoi tu n’es pas en cours? » Elle voit le garçon, un peu petit pour un quatrième, rougir encore plus et bredouiller quelque chose. Elle se sent sourire. Elle abandonne tout masque et se penche vers lui: « Que dis-tu ?
« Que c’est le prof d’Anglais qui m’a gardé à la fin du cours. » Elle sent une incontrôlable envie de rire monter dans sa gorge ; elle se retient du mieux qu’elle peut. Mais elle finit par rire. Elle ignore la raison pour laquelle elle sent une telle envie, mais elle se sent bien disposée à l’égard du garçon.
« Bon, ça passe pour cette fois ; file en classe.
« Merci, madame. » Le garçon a instantanément tourné les talons, visiblement mal à l’aise. L’écho de son rire lui parvient, répercuté par les murs du couloir. Elle a ri, à gorge déployée, une fois encore. Le petit l’a faite rire comme jamais personne ne l’avait faite rire. Simplement, sans rien dire d’autres que des banalités. Elle se sent mieux, la boule dans son ventre semble moins envahissante, moins présente. Elle le regarde frapper à la porte de la salle et disparaître. Instinctivement, elle touche ses lèvres : le sourire y reste fixé, encore quelques secondes. Pauline se retourne alors et descend les escaliers : elle a encore du pain sur la planche.


Pierre
            « Noli me tangere ». Qu’est-ce que cela signifie ? Il n’a jamais été brillant en Latin, mais il lui semble se souvenir que « me » a un rapport avec « moi » ; est-ce le «moi» de la pierre, de la fleur ou le sien ? Il ne saurait le dire. Il regarde de nouveau l’inscription émoussée, puis la fleur ; il admire sa beauté. La tentation de s’en emparer est forte, mais il ne doit pas. Cette fleur est là pour une raison. Soudain, il sent son corps être secoué de spasmes ; il est vivement retourné sur le dos par une force incroyable et l’éclat bleu du ciel bleu l’aveugle un instant.
 
           Lorsqu’il rouvre les yeux, il sait qu’il est enfin sorti de son rêve, et ce pour plusieurs raisons : tout d’abord, il sent le froid saisissant des pavés ; l’atmosphère nettement moins dense de l’église ; puis il fait sombre, très sombre, les vitraux ne diffusant pas suffisamment de lumière ; et pour finir il sent une présence à côté de lui. Malgré la douleur insidieuse à l’arrière de ses yeux, il distingue vaguement les contours d’une forme humaine. Bientôt les couleurs sortent du brouillard, puis c’est au tour des nuances d’ombre et de lumière, puis des traits du visage. L’homme porte des habits de curé ; son col blanc, qui semble étrangler ce cou ridé, apparaît de chaque côté d’une longue barbe blanche qui masque son sourire, mais les plis aux coins de ses yeux le trahissent.
 
           « Alors, on nous a fait un petit choc thermique? » la voix enjouée du curé retentit dans le chœur, résonne quelques instants dans l’air vibrant, puis s’estompe. Pierre regarde, incrédule, cet homme qui lui sourit. « Mouais, ça m’en a tout l’air. Il fait froid ici à l’intérieur, comparé à dehors. » Pierre reprend ses esprits, se relève avec l’aide du curé qui, malgré son apparence frêle, supporte presque entièrement son poids. Le curé le fait tituber jusqu’à un banc et l’y assoit. « Vous voulez de l’eau ? » Pierre fait oui de la tête. Le vieux barbu l’observe un court instant, puis fait voler les pans de son habit avec sa démarche brusque. Pierre secoue la tête, se frotte les yeux – la douleur a disparu – et écoute le silence ; il lui semble entendre, quoique faiblement, le bruissement du blé doré sous le bleu ciel du ciel. Il entend des bruits de pas et tourne la tête pour voir émerger le curé derrière sa barbe, un verre à la main, d’une porte en bois teint, sûrement la sacristie. Il lui tend le verre et Pierre le prend, sans toutefois le porter à ses lèvres.
 
« Ce n’est pas de l’eau bénite, vous pouvez y aller sans crainte. » Il postillonne légèrement. Il y a une pointe d’amusement dans la voix du curé. Pierre sourit, et boit. Il se rend compte que les parois de sa bouche et de sa gorge sont sèches, comme du papier. L’eau lui fait du bien : il vide le verre à grosses gorgées.
« Je peux vous demander ce que vous faîtes ici ? » Le ton a légèrement changé.
« J’aime beaucoup l’architecture. Je m’intéresse aux églises.
« C’est dommage, » rétorque le curé, retroussant sa lèvre inférieure en un rictus boudeur, « vous auriez été un chevalier en quête d’un abri, vous auriez eu droit à un autre verre d’eau.
« Je ne peux vraiment pas en avoir un autre ?
_ Je plaisantais. Bien sûr que vous pouvez en avoir un second. Ne bougez pas, je reviens. » Un laps de temps plus long s’écoule cependant, ce qui permet à Pierre de retourner sa question plusieurs fois dans sa tête. « Voilà, » lui dit le curé tout en lui tendant un plus grand verre d’eau – la cathédrale de Tours est crûment sérigraphiée dessus.
« C’est drôle, dit-il, j’habite justement à Tours.
_ Ah. J’y étais du temps de ma jeunesse, mais j’ai préféré le calme et l’intimité de la campagne. Vous êtes mariée ? » lance-t-il en faisant un signe du menton en direction de l’alliance.
« Oui. Ma femme est à l’hôpital avec notre premier enfant. Un garçon.
_ Félicitations. C’est un grand pas en avant que vous venez de faire.
_ Je ne sais pas qui de ma femme ou de moi a fait le plus grand pas, dans l’histoire.
_ Oh, il est vrai que la mère porte l’enfant en son sein pendant neuf longs mois et qu’elle le nourrit ensuite de son propre lait, mais il faut être deux pour concevoir un enfant. Ne vous inquiétez pas, votre tour de vous sentir important dans la vie de votre fils viendra – plus tôt que vous ne le pensez.
_ (Soupir) Merci. Merci beaucoup. (Inspiration) Vous ne sauriez pas ce que « Noli me tangere » signifie, par hasard ? » Le curé refait la même moue, penche la tête sur le côté dans un visible effort de concentration.
« Cela veut dire « Ne me touche pas » ou « Ne me touchez pas ». Pourquoi cela ?
_ Oh, pour rien ; encore merci, merci beaucoup. » Pierre se lève, tend le verre vide, sourit.
 

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