Friday, 5 March 2010

L'insouhaitable #20

Alice
 
        Ses mains laissent des traces de condensation sur les parois de la couveuse. Elle regarde tour à tour la ligne verte dessiner des pics et des creux abrupts, et le visage serein de son bébé. Parfois, ses yeux glissent sur la poitrine striée de côtes fines comme des stalactites à la fin de l’hiver; sur les petites mains et leurs aiguilles; sur le pansement au niveau du nombril. Elle se dit qu’elle aussi a un pansement et une cicatrice sur le ventre. Elle ne veut pas baisser les bras, pas après avoir fourni tous ces efforts. Elle a repris ses esprits, et ne pleure plus. Elle attend son mari et le médecin de pied ferme. Elle veut leur prouver que ce n’est pas parce qu’elle est croyante qu’elle croit aux miracles. Même si elle prie. Depuis le départ de son mari, elle prie. Elle murmure ses Ave Maria avec conviction, parce qu’elle n’a jamais vraiment aimé les autres prières.
 
         Elle veut croire que ce cœur qui bat, que ces poumons qui respirent n’ont pas besoin de machines. Elle s’adosse au fauteuil et secoue la tête. Soudain, elle empoigne les roues et se dirige maladroitement vers la fenêtre. Fébrilement, elle remonte le store et tire les rideaux. La lumière du ciel inonde la pièce par la vaste fenêtre. Elle se déplace avec beaucoup de peine, épuisée par l’effort qu’elle vient de fournir, arrête le fauteuil près d’une machine dont elle ne connaît pas le nom mais au-dessus de laquelle s’active un soufflet en plastique. Sa respiration s’est accélérée, elle ne contrôle plus les battements de son sang dans ses tempes, elle ne sent plus ses muscles. Elle réussit, tant bien que mal, à déplacer la si lourde machine. Ainsi son enfant reçoit la lumière bleue du ciel bleu. Elle croit sans savoir pourquoi au pouvoir bénéfique de la lumière de ce ciel bleu. Elle se tourne vers le ciel, s’assure qu’aucun nuage n’est à l’horizon, puis revient vers la couveuse. Son cœur bat la chamade, et elle se sent proche du malaise, mais elle sait que son devoir de mère est achevé, presque. Derrière elle, la porte s’ouvre.
« C’est vous qui avez ouvert les rideaux ?
_ Et les stores aussi.
_ La lumière du soleil n’est pas bonne pour les nouveaux-nés aussi faibles, Alice.
_ C’est celle du ciel que je recherche : vous n’allez pas m’apprendre mon devoir de mère.
_ (Soupir) Je n’ai pas la prétention de vous l’apprendre, Alice. Je vous donne les conseils du médecin que je suis et qui a vu naître beaucoup d’enfants, rien de plus.
_ Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas vous demander pourquoi c’est arrivé à mon fils. Je veux qu’il vive. » Son mari, bouche bée, regarde le médecin en faisant des gestes d’incompréhension.
« Alice, tu vas bien ?
_ Oui. Je veux qu’on le débranche, Pierre. Il va vivre.
_ Je ne veux pas vous donner de faux espoirs, Alice, mais si on le débranche, alors il devra faire ce qu’il n’a pas réussi à faire seul jusque là.
_ Comment le savez-vous ? Avez-vous essayé de le laisser respirer par lui-même ?
_ Non, parce que nous observons le comportement de son métabolisme. Alice, il faut bien que vous compreniez dans quelle optique nous allons débrancher votre enfant. Il –
_ Je sais, je sais. » Elle se sent faiblir, elle veut que le médecin se presse. Son mari obéit au signe de tête de ce dernier et fait sortir Alice. Il l’arrête au niveau de la vitre au dehors, s’accroupit à ses côtés.
« Je t’aime, Alice.
_ Moi aussi, Pierre. Je ne peux pas t’expliquer ce que je ressens, mais je sais qu’il va vivre.
_ Pourquoi ?
_ Parce que j’en ai fait le vœu. »
 
         Pierre hoche la tête et étouffe un sanglot, désarmé devant la foi qui lui fait cruellement défaut, celle qu'il aurait tant aimé avoir. Le médecin, aidé d’une infirmière, s’affaire autour de la couveuse. La jeune fille jette plusieurs coups d’œil désespérés vers Alice. Puis, finalement, sans tourner une seule fois le regard vers cette femme dont il admire le courage et déteste l’obstination à ne pas être plus claire, le médecin appuie sur le bouton. Le soufflet retombe. La ligne verte retombe. La poitrine de l’enfant retombe. Alice retient son souffle, Pierre aussi. Elle cherche sa main, la trouve et la serre. Lui veut croire, lui aussi. Il aimerait avoir la foi de sa femme, mais il a vu trop d’horreur, trop de flammes prendre des vies sans raisons ; il voit trop de choses annihilées ainsi et ne jamais repousser. Il a vu le jour se lever, il a vu la naissance de ce ciel si bleu. Il sent les larmes couler le long de ses joues, l’odeur des corps brûlés remonte, le submerge un instant pour s’évaporer dans la seconde. Il serre la main de sa femme car l’attente lui semble intolérablement longue. Alice est plongée dans l’éternité de cet instant, dans son esprit se mêlent les derniers fragments de son rêve, la couleur bleue, les mains recroquevillées de son fils, le ciel bleu, les hiéroglyphes de Gizeh, d’étranges sons depuis longtemps oubliés, les yeux clos de son fils, pourvu qu’ils soient aussi bleus que ce ciel exceptionnel. Le médecin pleure ; l’infirmière le regarde, abasourdie. Il savait que cela serait ainsi ; tout espoir est vain. Dehors, pourtant, le ciel brille. Puis, la poitrine fluette remonte, la ligne verte remonte, sans effort presque. Le soufflet, lui, reste éteint. Dans le silence figé de la pièce, le cri tant attendu résonne.
 
        Dehors, le ciel est immensément bleu.

 
Olivier
 
        Voilà bien dix minutes qu’il attend dans l’antichambre qui mène au bureau du proviseur. Cette pièce sans fenêtre est un véritable calvaire. Il s’est fait renvoyer de cours parce qu’il n’arrêtait pas de gesticuler et de parler à voix haute sans qu’on le lui demande. Ce n’est pas de sa faute, avait-il clamé, il sent un souffle sur sa nuque, il jure qu’il y a quelqu’un derrière lui. Le prof n’a rien voulu savoir. Olivier pensait qu’il serait mieux ici mais il n’en est rien. La présence est toujours présente. Il a le dos collé au mur et pourtant il sent encore ce maudit souffle caresser sa nuque. Parfois, même, il peut entendre une respiration rauque.
 
       Malgré la relative fraîcheur de la pièce, de grosses gouttes de sueur perlent sur son front. L’activité du bureau voisin se fait faiblement entendre. Une sonnerie de téléphone, une imprimante, un clavier d’ordinateur, une voix de femme. Des bruits de pas. Le sous-directeur rentre dans l’antichambre, ne parait pas surpris de le voir.
« Alors comme ça, on se prend pour Jeanne d’Arc, monsieur Raquin ?
« Non, m’sieur.
« Entre donc dans mon bureau pour confesser tes péchés. » Olivier exécute docilement les ordres du sous-directeur qui n’a pas l’air d’humeur joviale. Il s’assied après lui. « Qu’est-ce qu’il y a encore aujourd’hui? Tu sais que j’en ai un peu marre de te voir?
_ Je crois que c’est le ciel bleu, m’sieur.
_ Je sais, je sais. Tu n’es pas le premier à me servir ça comme excuse aujourd’hui. On dirait que vous vous êtes passés le mot pour me faire tourner en bourrique. » Il met ses mains derrière sa nuque, semble la masser. « Pourquoi le prof d’Anglais t’a-t-il renvoyé ?
« Parce que je faisais trop de bruit.
_C’est tout ?
_ Et aussi parce que je lui ai dit que j’entendais quelqu’un respirer derrière moi et il a cru que je me moquais de lui. » Olivier a le cœur qui bat, il n’aime pas chercher ses mots et articuler comme il le fait, mais il ne veut pas avoir l’air bête.
« C’est un peu normal quand un grand gaillard comme toi se met toujours au dernier rang. Tu entends encore cette voix ?
« C’est un souffle, m’sieur. Oui, je le sens encore. » Il se sent rougir jusqu’à la pointe des oreilles.
« Pauline, la nouvelle surveillante, m’a fait part de ton comportement avant la rentrée en classe, et des mesures qu’elle a prise. Une partie de moi regrette, et une autre dit que c’est bien fait, que tu mérites bien deux heures de colles. Pour que ça rentre mieux, tu les feras un mercredi matin. En ce qui concerne le rendez-vous, on va arranger ça tout de suite. Je vais appeler ta mère pour qu’elle vienne te chercher.
_ Mon père est rentré, m’sieur.
_ Ha bon ?...Je comprends mieux, maintenant, mais on ne peut pas se laisser éternellement attendrir par tes histoires… » Le sous-directeur signe au bas d’une feuille, puis fixe ses yeux dans les siens. « Ça faisait longtemps que ton père n’était pas rentré. Et ton frère?
_ Il est rentré aussi.
_ Bien. Tu ne vas pas retourner en classe. Je vais t’emmener à l’infirmerie où tu attendras que ton père vienne te prendre.
_ Mais l’infirmerie est fermée, m’sieur. Pourquoi je dois aller attendre là-bas tout seul?
_ Tu préfères que ton père vienne te chercher en études, histoire d’aggraver ton cas ? » Olivier Raquin baisse la tête et répond dans un murmure résigné :
«  Non, m’sieur. »

 
André
 
         Cette horreur, il la portait encore en lui, nuit et jour, chaque midi, chaque soir, chaque été, chaque automne, chaque hiver. Il n’y avait pas un jour où il n’y pensait pas, pas un jour où il ne supportait son poids atroce en silence. Il avait vidé son chargeur sur ceux qu’il appelait les « sauvages », en hurlant à se déchirer les poumons, il se souvient de la crosse serrée dans sa main – et le sentiment de puissance acquis lors de sa première exécution évanoui dans l'instant. Il avait « perdu les pédales », raconta-t-il aux officiers plus tard ; il en avait tué quatre, les autres s’étaient enfuis ; l’un d’eux était blessé, il en était sûr. Il avait perdu toute notion d’humanité, avait-il poursuivit, en voyant ces « barbares » se repaître du corps du malheureux mort. Il avait vu les lambeaux de chair rouge et dégoulinante, les intestins délicatement posés sur des feuilles, les couteaux s’affairer sur les tendons, et le sang, le sang, et l’horreur; l’horreur.
 
      Il a beau essayer de ne plus y penser, les images reviennent sans cesse, tourbillonnent, s’enchaînent les unes après les autres comme un diaporama de vacances. Ils mangeaient celui qu’il avait tué. Lui l’avait tué parce qu’on le lui avait demandé ; eux le mangeaient parce qu’ils avaient faim. Il expliquait son geste par le fait qu’il avait eu peur pour lui-même. Il voulait retourner sur un bateau, partir de ce sombre enfer, oublier, recommencer à vivre. Alors les officiers l’avaient regardé avec compassion, lui avait fait signer un papier de confidentialité et il était retourné sur un bateau, parti de ce sombre enfer, avait oublié et recommencé à vivre. Le bateau le mena vers un enfer aussi sombre, il oublia cet autre enfer, recommença. « Et aujourd’hui, je suis fatigué, » dit-il à voix haute. Ses mots résonnent dans la cuisine. Jeanne va bientôt rentrer, il doit oublier, ou bien tout lui raconter. Mais pas aujourd’hui. Demain. Lorsque ce ciel bleu aura disparu. Demain, elle saura. Lorsque le ciel bleu ne sera plus aussi bleu. Peut-être qu’après, enfin, les cris cesseront.
 
       Mais ses paupières se ferment presque à son insu ; il ne lutte pas, il se laisse glisser, doucement, dans cette obscure torpeur qui le fascine. Il s’aide de ses mains et s’allonge sur le carrelage froid de la cuisine qui pénètre par chacun des pores de sa peau. Il perçoit encore quelques instants la lumière du ciel à travers la membrane de ses paupières, puis lentement les ténèbres se font autour de lui ; puis il ne reste que le froid à sentir. Le silence se fait ; les odeurs s’estompent et disparaissent ; il ne sent plus ses jambes, son corps ; il sait qu’il ne lui reste plus qu’à attendre dans le noir et le froid et, docilement, il attend.
 

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