Saturday, 6 March 2010

L'insouhaitable #21


Pierre 

           Pierre serre la main du curé qui sourit à son tour. Se doute-t-il de quelque chose, se demande-t-il. Se doute-t-il de la découverte qu’il vient de faire ? Il ne saurait dire, pourtant celui-ci sourit, découvre même ses dents un peu jaunes. Pierre tourne le dos au chœur sous le regard bienveillant du curé. Sa démarche est soudain légère, presque sautillante; il a l’impression de ne pas toucher le pavé – les dalles – de la vieille église. Il ne regarde pas les motifs des vitraux, même s’il pourrait y trouver d’autres éléments de réponses, plus probants peut-être; il passe sous la poutre de gloire sans voir le crucifix cloué dessus, pense aux futures recherches qu’il va entreprendre pour s’expliquer son rêve et peut-être découvrir, qui sait, pourquoi aujourd’hui son vœu a été exaucé.
 
          Il traverse d’un pas allègre la nef, par le vaisseau central, et pense à cette pierre et cette inscription – et oui, un jour, il montrera cette église à son fils. Le ciel bleu au dehors doit briller de tous ses feux. Pierre s’arrête. Sous le regard inquiet du curé, il tourne les talons, retraverse la nef dans l’autre sens et s’accroupit près du pilier de soutènement de la croisée. L’énorme pierre, d’un seul tenant, qui soutient le pilier, est ovale, et non pas ronde comme il l’a souvent vu. La roche est rugueuse, ne semble pas provenir de la région. Le granit est émoussé, grenu ; Pierre en fait le tour, toujours accroupi. Tourné vers l’intérieur, il sent du bout de ses doigts, plus qu’il ne voit, ce qu’il cherche. Là, aux pieds du pilier, effacée presque complètement par les ans et négligée par des générations de pèlerins, se meurt l’inscription mystérieuse. Satisfait, Pierre se relève et toujours sans se préoccuper du regard désormais bienveillant du curé, qui à son tour se penche en faisant la moue – cachée par son immense barbe qui traîne par terre – vers le pilier, il sort de l’église et affronte le ciel bleu ciel comme pour la première fois. Il n’a plus qu’à rejoindre sa femme et son fils.


Thomas
 
        Son bout de ciel bleu en poche, il parcourt rues et ruelles. Il évite le centre le plus possible, aussi emprunte-t-il des venelles à l’odeur forte. Il se demande ce qui se passe avec lui. Jamais il n’a fait rire personne, et tout d’un coup tout le monde le prend pour un Benji. Il se dit que le ciel bleu doit avoir quelque chose à voir avec tout ça, mais ses pensées s’arrêtent là. Il sait qu’il va faire cadeau de la bille à sa mère et il sait qu’elle sera contente, qu’elle le prendra dans ses bras, et qu’elle ne rira pas. Il n’aime pas les rires des gens. Il se demande ce qu’il a bien pu faire pour mériter ça.


Pauline
 
        Elle a fermé le bureau à clef et se dirige vers le portail, tentant désespérément de ramener au silence, ou au calme, le flot d’écoliers en furie. Du regard, elle scanne la foule des parents attendant leur chérubin. Elle se souvient quand elle-même attendait sa mère à la sortie de l’école, la joie quotidienne de revoir ce visage perdu de vue pendant quelques heures. D’ailleurs, elle revoit ce visage, ridé, peiné et fatigué, l’attendre à quelques pas des grilles. Pourquoi sa mère est-elle là, à cette heure de la journée ? Elle croise son regard, et comprend que quelque chose ne va pas. Elle s’approche, aperçoit un scintillement sur les joues de sa mère – pendant un instant, elle croit voir des diamants étinceler sur la peau halée de sa mère – et puis elle voit enfin les larmes, les yeux rougis – la boule dans son ventre revient, à fleur de peau. Sa mère l’embrasse, l’étreint.
 
« C’est ton père, ma chérie. » Le temps semble suspendu : c’est mon père quoi – elle pense à la mort, au vieillard agonisant étendu sur sa couche – elle ne veut plus serrer la main d’un mourant, jamais. « Il est à l’hôpital, il a fait un malaise. » Pauline sent un immense soulagement remplir ses poumons.
 
« Et il va comment ? » Sa mère lui dit alors qu’il y a eu plus de peur que de mal, selon les médecins, mais qu’il faudra faire attention à partir de dorénavant. Elle lui dit aussi que dans son délire, dans l’ambulance, il a demandé à la voir. Pauline s’en étonne et regarde sa mère avec de grands yeux. « Ton père t’aime, tu sais, même s’il n’a jamais su te le montrer. » Pauline sait, mais cela n’atténue pas sa rancœur. Elle détourne les yeux, regarde un jeune garçon partir, voit Raquin et son père et a une soudaine envie de lui demander pardon, de lui dire que tout ira bien, qu’il ne faut pas qu’il s’inquiète, mais elle sent la main de sa mère l’attirer à elle. Alors, sans savoir pourquoi, elle s’enfouit dans les bras de sa mère, et pleure.
 

André
 
« Cela fait longtemps que vous êtes là ?
_ Pardon ? Oh, non, je suis arrivé dans l’après-midi. D’après les toubibs, j’ai fait un petit malaise, rien de grave. Apparemment je ne suis pas le seul aujourd’hui ; le temps peut-être.
_ Oui, c’est un jour bien étrange.
_ À qui le dîtes-vous ! En tout cas, ça m’a retourné. Heureusement que Jeanne – c’est ma femme – est rentrée plus tôt – elle m’a dit qu’elle le pressentait. Pas loin de vingt-cinq ans de mariage au compteur, alors vous pensez bien qu’elle me connaît! Couché sur le flanc, les yeux grands ouverts – pas étonnant qu’elle ait paniqué. » Lentement – presque délicatement, pense Alice – l’homme passe sa main sur la longueur de son visage, comme pour y essuyer la sueur.
« Mon Dieu ! Mais, ils vous laissent sortir tout en sachant que vous avez fait un malaise cardiaque ?
_ D’après eux, c’est pas cardiaque, c’est juste la chaleur et un peu de fatigue. Et vous, vous êtes là pour quoi ?
_ J’ai accouché, il y a deux jours et… » – Alice soupire, touche le pansement sur son ventre à travers sa blouse blanche – « ça s’est mal passé pour le bébé. » L’homme l’écoute attentivement, les coudes posés lourdement sur ses genoux. « Le cordon ombilical s’est enroulé autour de son cou, et il est né mourant. Ils l’ont tout de suite mis en couveuse et ils stimulaient son cœur…il a lutté deux jours. Pierre voulait qu’on le débranche, et moi aussi, mais pas pour les mêmes raisons : il pensait qu’il ne vivrait pas. Mais moi, je savais qu’il vivrait.
_ Et ?
_ Et j’avais raison.
_ Merde, vous m’avez flanqué la frousse. Je croyais que…enfin…vous savez, ce n’est pas rien, pour un petit. Vous savez, vous entendez tous ces bips-bips et ces machines bourdonner autour de vous, vous ne voyez rien et vous entendez des gens, mais vous ne comprenez rien et vous ne pouvez rien y faire – c’est terrible. Vous croyez que vous pouvez au moins ouvrir les yeux, mais il fait toujours aussi noir et vous vous sentez si faible, et puis, lentement au début, vous vous sentez partir. Je sais bien qu’il s’en est fallu d’un cheveu aujourd’hui, malgré tout ce que les toubibs peuvent dire. Votre bébé –
_ C’est un garçon.
_ Votre garçon, il ne s’en est pas fallu de beaucoup, à mon avis, et pourtant, il est là. On n’a pas souvent deux chances comme celle-là, et je sais de quoi je parle. Vous êtes courageuse, ma petite dame, vous êtes un peu comme ma Jeanne.
_ Merci.
_ Vous savez, je suis honnête avec vous, et Dieu seul sait pourquoi, mais j’ai…j’ai comme l’intention de réparer mes erreurs, de ne plus me laisser berner par mes vieux démons. Je suis passé trop près de la mort pour fermer les yeux sur tant de gâchis.
_ Il n’est jamais trop tard pour bien faire. Vous savez, lorsque mon mari sera de retour, je lui demanderai pardon pour avoir été aussi égoïste. J’ai autant besoin de lui que notre fils, et ça, je ne l’avais pas vu avant aujourd’hui.
_ En ce qui me concerne, je demanderai pardon à ma fille, parce que je n’ai jamais cherché à la comprendre, parce que je tenais mon passé comme vérité éternelle et universelle alors qu’il y a autre chose. Et puis à ma femme, pour lui avoir caché autant de choses sur moi.
_ Elle doit s’en douter, après autant d’années à vos côtés.
_ Ma fille aussi, à mon avis. Mais si on rumine tout seul dans son coin comme je l’ai fait, et qu’on ne laisse personne nous aider, et bien on n’est pas près de s’en sortir. » Une petite voix, dans un coin de sa tête, murmure : « prêt ». André fixe à ses pieds le linoléum défraîchi : « Mais maintenant je suis prêt. » Il relève la tête et voit sa femme et sa fille traverser le hall de l’hôpital. La jeune femme semble perdue dans ses pensées ; il hésite, un instant, à l’interrompre. « Ça m’a fait du bien de vous parler, madame.
_ Appelez-moi Alice. À moi également, ça m’a fait le plus grand bien. » Elle se relève avec un peu de mal. Il se lève aussitôt pour l’aider. « Merci. Je vais remonter dans ma chambre, me reposer. Mon mari et ma sœur ne devraient pas tarder.
_ Vous êtes sûre que ça va aller ? On peut vous accompagner.
_ Non, merci, ça va aller. Vous avez dit « on » ?
_ Ma femme et ma fille arrivent. C’est mon anniversaire, ce soir, sinon elle serait sûrement pas là.
_ Laissez-vous au moins une chance de vous expliquer et elle vous la laissera.
_ (Soupir) C’est gentil de dire ça… … bon, eh bien, le devoir m’appelle. Au revoir, Alice.
_ Au revoir, et ne faîtes pas de folies pour votre anniversaire.
_ Oh, je ne ferais pas « d’excès » comme disent les toubibs, ne vous inquiétez pas. Soignez bien votre mari et votre petit ; et gardez le moral. » Il serre la main qu’elle lui tend et tourne les talons. Il rencontre sa femme et sa fille sur le seuil de la coque de verre, se retourne dans l’encadrement de la porte et fait un signe de la main à Alice qui s’est rassise. Les deux femmes derrière lui lui sourient. Elle sourit en retour, du mieux qu’elle peut. Elle les regarde traverser le hall en sens inverse, sortir main dans la main, marcher dans le ciel bleu et disparaître à sa vue.
 

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