Friday 19 March 2010

Shiva

          Aujourd'hui était différent. La gentillesse et la patience de ce moine, dans le temple des Batus Caves, y sont pour beaucoup. Pas parce que le bus m'avait amené au mauvais endroit, mais parce qu'il s'était arrêté pour me laisser monter dans un autre bus. Pas parce que je me sentais étranger dans une pays étranger, mais parce que j'y étais bien. Pas parce que je devais ôter mes chaussures dans ce temple et marcher sur un sol crasseux, mais parce qu'en définitive j'aimais cela. Sentir le froid du marbre. Marcher comme au premier jour. Je ne l'ai tout d'abord pas compris, ce moine. Je pensais qu'il voulait me présenter l'autel comme certains le font. Il bredouillait l'anglais pour touristes, me faisait des gestes saccadés en direction de l'autel, puis de la sortie. Puis, sur un signe de tête, il m'enjoignit à le suivre. Il me demanda si je voulais simplement une prière ou autre chose que je n'ai pas compris. Le faire répéter n'aurait amené que ces mêmes mots incompréhensibles. J'ai eu peur en entendant le mot « prayer », ce r roulant comme une avalanche de pierres. J'ai secoué la tête. Il me fit un large sourire, ses dents blanches contrastant avec sa peau d'indien burinée par le soleil. Il me fit signe de le suivre. Pourquoi avoir réagi comme un enfant de cinq ans qui vient de dire non? Toujours est-il que je l'ai suivi.

            Il prend alors un plateau en étain, me demande de le toucher. Quelques fleurs, un pot de cendres – je redoute déjà l'instant crucial où il me marquera de son pouce – et une bougie allumée. Pieds nus, il chante, psalmodie devant Shiva; il est un peu tourné vers moi. J'ai encore sa litanie en tête. Il stoppe brutalement, me demande mon nom. Je bredouille « Rudolph ». Il me demande forcément de répéter. C'est pourtant plus simple que l'original – mais voilà, je le répète, plus fort. Il retourne à sa liturgie, je n'entends pas mon nom prononcé, trop difficile sans doute. J'ai dû devenir « l'étranger », ou « le touriste ». J'ai toujours les doigts sur le rebord du plateau. Je suis désemparé, pour dire le moins. Il se dirige ensuite dans la guérite, chambre – faute d'un meilleur mot – qui abrite l'autel. Il m'a dit d'attendre. Je l'en remercie, sans le lui dire. Je suis muet. Il psalmodie de nouveau. Il jette des fleurs sur la divinité, une, puis une autre, tombe à terre. Il dépose ensuite, entre deux respirations, une petite banane planteur et une poire. Il fait tournoyer le plateau par-dessus le dieu qui ne sourcille pas à la flamme vacillante si près de son visage. Nous autres mortels nous sourcillerions. Alors il dépose les offrandes sur le plateau, et revient jusqu'à moi. Après deux mots très brefs, il m'enjoint à tourner autour de la chambre et de l'autel, le plateau dans les mains. Je tends les mains, instinctivement, et je m'exécute. Son regard a la profondeur noire des indiens qui ne présage que du courroux ou de l'abîme – l'un et l'autre me font peur.

          Je marche, le contact du marbre sous mes pieds nus me fait frissonner – nous ne sommes plus habitués à marcher ainsi, nous qui ne faisions que cela il n'y a pas si longtemps. Je tente de maintenir le plateau en équilibre, de ne rien renverser, de dégager mon bras de la dragonne de l'appareil photo. Comment faisait-il pour ne pas souffler la bougie? Je marche si lentement et elle vacille de tous côtés. Lui allait pourtant beaucoup plus vite. Je suis tout penaud alors que j'essaie de faire de mon mieux. Je ne suis pas habitué à prier, pour moi ou pour les autres. Je me suis dit – assez bêtement, avec le recul – que Shiva devait en tenir compte. J'achève mon tour et le moine me rejoint, met les offrandes dans un petit sac plastique rose qu'il me tend et reprend le plateau. À son invite, je repose mes doigts sur le rebord.

           Il se remet à psalmodier, quelques instants puis le moment que je redoutais tant et avais oublié arrive, en une fraction de seconde. J'ai envie de pleurer, de lui dire que je regrette, que je ne peux pas, que je ne veux pas trahir l'un de ses dieux, le plus puissant, le plus terrible dans ses châtiments, ayant déjà trahi le mien. Son pouce vient estampiller mon front comme Yahvé celui de Caïn. Je suis marqué par le tison que furent ces cendres. Il ne remarque rien, me fait signe des mains de prier devant l'idole. Il me dit que le dieu est dans les battements de mon cœur. Il met sa main sur sa poitrine, peut-être pour être certain que je comprenne bien. Me voilà donc face à mon destin. Je peux lui demander ce que je veux. Je n'hésite pas. Shiva, dans ton immense sagacité et ta mansuétude éternelle, je veux le poste à New-York. Plusieurs fois, je formule mon souhait, ne sachant comment faire. Je laisse parler mon cœur, y cherchant le dieu comme le Murugan à l'entrée des caves. Je te demande aussi de régler la situation, mon impasse de vie. Mais je me dis que tu es bien loin de moi, ou moi de toi, que c'est beaucoup demander pour une première fois, que nous n'habitons pas les mêmes terres, que je ne suis pas hindou, ni même chrétien, transfuge, bon à rien, infichu d'avoir une religion. Je ne veux pas t'offenser, je prie, les mains jointes. Je lance furtivement quelques regards – là encore tel Bouddha tu ne sourcilles pas. Et à cet instant, alors que mes yeux sont levés vers toi, je vois de la cendre tomber de mon front, de cette marque grise faite quelques instants plus tôt que je ne vois pas mais sens comme une cicatrice. Et je sais que tu m'as entendu, que tu connais la souffrance du petit garçon qui leva les yeux de la même manière et vit du sang goutter de son front, comme ces paillettes de cendres. C'était il y a si longtemps et pourtant les deux images sont là. Superposables si ce n'était qu'il y a plus de vingt ans je voyais le bout de la rue, les arbres, les maisons et mon simple mortel de voisin se précipiter vers celui qui criait, le visage en sang, auquel manquait la peau de la joue droite, restée collée au goudron, et ces gravillons noires et chauds comme la nuit fichés dans le crâne. Voilà, Shiva, à quoi je pense et même si je sais que tu peux en toute logique refuser d'accéder à ma requête, je sais que tu m'as entendu.

          Ma prière a peut-être duré trente secondes. Le moine est reparti vers le comptoir, attend le prochain dévot ou le prochain touriste égaré. Je saisis, en le regardant détourner les yeux vers les marches, qu'il ne me demandait que d'être sincère dans ma prière à Shiva. Il voulait que mon cœur parle parce que c'est là, entre les battements sourds et ancestraux, que réside le dieu.

        Je n'ai plus, mon sac plastique contenant mes offrandes en main, qu'à redescendre, remettre mes chaussures de marcheur et gravir les dizaines et dizaines de marches menant dans le secret escarpé de la montagne, dans ces caves immémoriales où Shiva est apparu. Ou peut-être était-ce en bas, entre les mains jointes d'un moine.

Malacca, Malaisie, 10/02/10
  

2 comments:

  1. L'ambivalence du spirituel : quête ou rejet ? Ce n'est pas une tare d'être athée, c'est pas comme si t'étais prof d'anglais !

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  2. Il y a des moments où j'envie ceux qui ont une religion à laquelle se raccrocher, parce que parfois croire tout simplement en la vie ne suffit pas...
    Joli texte, j'espère que tu en as d'autres dans ton panier :)

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