Wednesday, 3 March 2010

L'insouhaitable #18

Pierre
 
           Il ne sait combien de temps il a passé ainsi à terre. Sa tête le fait souffrir atrocement, son front porte des égratignures qui, au toucher, semblent assez profondes. La pierre est plus dure que lui. Il sent un léger courant d’air filtrer au ras du sol, alors il reste couché ; d’ailleurs il n’est pas sûr de pouvoir se relever. Il n’a pas encore trouvé la force de lever les paupières, épuisé par l’effort que son bras a du fournir pour tâter la blessure. Il essaye de se remémorer sa chute mais il fait face à un vide terrible, un vide impossible à combler. Son rêve était bien étrange. En y réfléchissant, il comprend qu’il se souvient de son rêve dans les moindres détails ; il sourit ; il est satisfait ; son vœu a été exaucé. Il sent encore la pression de la voûte au-dessus de lui, mais cela n’a plus d’importance : que lui importe une simple voûte en plein cintre d'une église que nombres d’architectes, ayant tous en commun une crédulité naïve inhérente à l’âge où ils vécurent, identifiaient avec la voûte du ciel, reposant sur le même rapport entre masse et angle ?
 

Thomas
           La montée des escaliers se fait dans le chahut quotidien. Thomas vérifie une fois de plus si la bille est bien dans sa poche, s’il n’a pas rêvé. Mais ses doigts rencontrent la surface partiellement lisse et bleue. Il peut sentir le bleu, sa chaleur. Il rentre dans la salle d’Anglais et s’assoit. [...]
 
           Le cours ne lui a pas semblé si long grâce à son morceau bleu de ciel. Raquin s’est, une fois n’est pas coutume, fait exclure. Il ne changera pas, lui.
 
         Thomas ramasse ses crayons auxquels il n’a pas touché, les range dans son sac et se dirige vers le dernier – et aussi son préféré – cours de la journée, Histoire-Géo. Mais une chose inattendue survient.
« Ça ne va pas, Thomas ? » Le prof est juste devant lui. Plusieurs élèves chuchotent. « Tu n’as pas ouvert ton cahier de tout le cours. Ça ne te ressemble pas. » Qu’est-ce que le prof attend pour virer ceux qui restent ? Il ne tient pas à se faire passer un savon devant les autres. Il doit répondre s’il ne veut pas aggraver son cas.
 
          « Si, si, ça va. » Il n’a pas terminé sa phrase qu’un tonnerre de rire éclate dans la classe. Les élèves sortent sous l’index tendu du professeur, tout en riant à gorge déployée. Le professeur lui fait de nouveau face, mais Thomas n’a pas le courage de le regarder. « Qu’est-ce que j’ai dit de si drôle ? » Contre toutes ses attentes, c’est au tour du professeur de rire gaiement, comme s’il lui avait raconté la plus drôle de ses histoires – qu’il ne connaissait pas d’ailleurs. L’enseignant paraît surpris, puis se ressaisit.
 
           « Hem. Ce n’est rien, Thomas, tu peux partir. » Sans demander son reste, et toujours tête baissée, il traverse la salle puis en passant le seuil, soulagé, tourne la tête et dit au revoir. Il entend alors un pouffement mal étouffé, mais ne se retourne pas.
 

Olivier
        Il suit docilement la pionne jusqu’au bureau du CPE. Il a eu la frousse de sa vie, mais maintenant qu’il a pu mettre un mot sur la présence derrière lui, il ne va pas se laisser faire. Il entre dans le bureau vide, ne s’assied pas, comme la pionne le lui demande. La voix de la pionne chevrote de colère :
 
« Mais qu’est-ce que tu as aujourd'hui, Olivier ?
_ J’l’ai pas fait exprès, j’le jure !
_ Je ne te demande pas de te justifier, je te demande de me dire ce qui ne va pas. Tu es blanc comme un linge, comme si tu avais vu un fantôme.
_ Y’a rien, m’dame. » En son for intérieur, il sait qu’elle vient de prononcer un mot qu’il n’aime pas du tout. Ce ne peut être elle, le souffle, parce qu’il l’a senti en repartant de chez lui, et elle n’habite pas dans son quartier. « Y’a rien du tout. »
_ Alors, dans ce cas, tu vas me dire pourquoi tu as bousculé aussi brutalement ces petits sixièmes. Tu trouvais ça drôle ?
_ Non.
_ Alors ? Pourquoi ? » Il ne lui dira pas, pourquoi, et elle le sait. Alors, elle fait tomber le couperet. « Deux heures de colles et je demande un rendez-vous avec tes parents. » Raquin ne bronche pas, ne sourcille pas. Elle s’attend à une vague de protestations, peut-être même un gros mot, mais rien ne vient. Elle a presque pitié de lui, à présent, mais il ne faut pas qu’elle démorde de sa position, cela lui apprendra, depuis le début de l’année que ça dure. « Tu peux sortir. »
 
         Olivier sort du bureau sans fermer la porte. Il faut qu’il fasse quelque chose pour montrer sa colère. Il a encaissé la sentence parce qu’il n’y croit pas encore. Toute l’année, il a plus ou moins réussi à passer au travers des mailles du filet, mais là – ce n'est pas les heures de colle, de toute façon il ne les fera pas – mais c'est le rendez-vous – le jour où son père rentre. Il a la haine. 
 

Alice
          Derrière la vitre, elle voit la couveuse. Elle veut entrer. Elle est emmenée à l’intérieur de la pièce. La chaleur la prend à la gorge. Les rideaux sont tirés, ainsi que les stores ; de minces rais de lumière filtrent de part et d’autre de la fenêtre. Elle pourrait voir le ciel qu’elle veut tant voir, mais à quoi bon ? Les larmes brouillent sa vue à mesure qu’elle s’approche du petit corps recroquevillé, à mesure que les tuyaux apparaissent, que les machines se dévoilent. Débranchée de sa perfusion, elle voudrait qu’il en soit de même pour son garçon. Pierre s’accroupit à côté d’elle.
 
« On pourrait presque croire qu’il n’a rien.
_ Je sais, Alice, je sais.
_ Pourquoi?
_ Se poser ce genre de questions n’a jamais rien apporté.
_ Je ne veux pas qu’il meure.
_ Moi non plus, Alice. Mais il souffre. Tu ne veux pas qu’il souffre, n’est-ce pas ?
_ Je veux qu’il vive, c’est tout. Je veux le prendre dans mes bras. Regarde-le, et dis-moi que tu ne veux pas le prendre dans tes bras.
_ Alice, regarde-moi. » Le ton de Pierre ne souffre aucune ambiguïté. Il pose une main calleuse sur son genou. « Je veux qu’il vive tout autant que toi. Je veux le serrer dans mes bras tout autant que toi. Je veux qu’il grandisse et soit heureux. Je veux être son père. Nous sommes ses parents. Alice, notre enfant souffre. Sans cette machine, il ne pourrait plus respirer, et ce bip-bip que je déteste autant que toi s’arrêterait, et alors tu voudrais qu’il recommence. Voudrais-tu qu’on te laisse subir le même sort ? Réponds-moi Alice.
_ Tu sais bien que non, mais je –
_ Alors tu sais ce que nous devons faire.
_ Non, » dit-elle, en se jetant au cou de son mari, « non, je ne veux pas.
_ Alice, je ne veux pas non plus. Mais plus je le regarde et moins je veux qu’il souffre, moins je veux voir ces machines nous donner de faux espoirs, lui donner de faux espoirs. Alice, ta sœur va venir ; je l’ai appelée et elle va venir.
_ Je ne veux pas la voir. » Alice pleure. « Mon Dieu, aidez-moi, dit-elle au milieu de ses sanglots, je veux mon bébé, je veux mon bébé.
_ Alice, je vais aller chercher le médecin, d’accord ? Ensuite nous déciderons. Il faut que nous fassions quelque chose, c'est à nous de faire quelque chose, parce qu’il n’y a pas de miracles. » Pierre se relève et masse un peu son genou ankylosé. Il laisse sa femme en larmes et affronte le vide du couloir blanc comme la mort. Dans un coin de sa tête, comme pour se redonner courage, Pierre pense aux paroles du vieux curé à barbe blanche.

 
André
           Le déjeuner et la sieste lui ont fait du bien. Il ne retourne pas jardiner, même si cela l’embête, mais c’est la seule chose qui a pu convaincre Jeanne de ne pas appeler le médecin. Il se repose à l’ombre de la véranda, à l’abri des rayons néfastes du ciel, mais néanmoins bien placé pour admirer son bleu si inhabituel. Jeanne est repartie en courses, bien qu’il n’ait pas réussi à la persuader de ne pas rentrer plus tôt. Ce n’est qu’un petit coup de soleil, ou un coup de ciel, rien de bien méchant, lui a-t-il dit. Mais il y a son rêve. Il ne sait pas pourquoi il lui a raconté ce satané rêve. Il a l’étrange impression que l’attente jusqu’à ce soir va être longue, et qu’il va faire d’autres rêves. Chienne de vie, se dit-il, pourquoi doit-on vivre de pareilles choses ?
 

Pierre
              Il se dit qu’il est temps de se lever, car si quelqu’un entre dans l’église et le trouve ainsi gisant sur le sol, les événements prendront une tournure qu’il ne souhaite pas. Mais, à son grand désespoir, il est dans l’incapacité de faire quelque mouvement que ce soit. C’est avec peine qu’il réussit à ouvrir les yeux. Bizarrement, il est à plat ventre, alors qu’il croyait être allongé sur le dos. Son corps semble totalement anesthésié, insensible aux appels de son environnement. Il sent pourtant un courant d’air, mais pas le froid du pavé de l’église. Il ne le sent pas parce qu’il n’y est pas, parce qu’il n’est pas dans l’église. Il est toujours dans le champ. Donc le ciel sans tache doit être au-dessus de lui et pas le plafond incurvé de l’église.
 
           Il est encore dans son rêve. Il voit son bras, étendu, légèrement replié, paume vers le sol ; il voit la poussière, les grains de sable fin, les épis de blé s’enfoncer dans le sol. Il voit la pierre contre laquelle il s’est cogné ; un de ses angles porte des traces de sang séché. Elle semble taillée, mais elle est trop enfoncée dans la terre pour être certain de quoi que ce soit. A la base de la pierre, à quelques centimètres à peine de sa main inerte, Pierre voit une fleur dont les pétales rougeoyant ondulent au gré du vent, si faible pourtant au ras du sol. Il reconnaît immédiatement la marguerite, même si elle a une couleur peu commune, voire insensée. C’est une marguerite amarante. Il cligne rapidement des paupières. Il sent le sable coller à sa joue. Il aimerait toucher la fleur mais il n’en a pas la force; il est épuisé; jamais il n'a été aussi à bout de force.
 
         Ses yeux s’accoutument à la pâle clarté à la base du champ doré, son champ de vision s’élargit, s’approfondit. Il distingue les racines aux pieds de certains épis, il voit les longues stries le long des tiges qui oscillent faiblement – le vent souffle plus en surface. La fleur est belle, très belle. Il la voit plus clairement, le rebord presque ciselé des pétales aux formes et aux proportions parfaites ; il est médusé par cette corolle de pétales duveteux liserés de rouge de la couleur du sang, telles les plumes du phœnix qu’il a vu sur la couverture d’un livre dans une vitrine. Jamais il n’a vu de fleur aussi belle, aussi resplendissante de beauté, si belle qu’il ne veut pas la cueillir de peur de l’abîmer. Il sourit et subitement son regard est attiré par l’angle de la pierre juste derrière la marguerite. Il distingue des lettres, il plisse les paupières, il focalise la fente étroite de son regard brillant sur l’inscription. Après plusieurs secondes, il peut lire : «Noli me tangere».
 

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