Alice
Alice ne voit pas les couloirs défiler, ne voit pas les portes de l’ascenseur, ni les portes battantes des différents services, ne voit pas les gens tout de blanc vêtus s’affairer dans toutes les directions, ne voit pas les noms sur les blouses, ni les regards compatissants le long des couloirs, elle ne voit pas la main de son mari sur son épaule, ni les autres chambres ni le moindre morceau de ciel bleu, n'entend pas la conversation des malades, ni les machines ; aucune fenêtre. Elle ne voit que le silence. Elle s’arrête.
Le rêve de Pauline
Elle voit son ombre sur le sol parsemé d’herbe brûlée et de feuilles aux formes bizarres. Elle se tient à l’orée d’une forêt immense. Le soleil brille au plus haut du ciel. C’est le même ciel qu’elle a quitté un certain temps auparavant. Ce n’est pas sa chambre. Mais cette pensée s’évanouit aussi soudainement qu’elle est apparue. Il fait horriblement chaud. Elle entend un faible bourdonnement dans ses oreilles, un vrombissement plutôt. Derrière elle coule un fleuve qui s’en va serpentant à sa gauche et à sa droite. Ses eaux sont brunes et ne semblent pas profondes, pourtant au fond des flots quelque chose, un serpent peut-être, se cache, prêt à bondir. Que cachent les eaux brunes du fleuve inconnu? Il y a peut-être des crocodiles, ou des caïmans. L’eau lui fait peur, alors elle s’éloigne à reculons. Cependant il n’y a pas que l’eau qui donne l’illusion d’une activité maléfique, sournoise. L’air vibre, l’air est vivant. Autour d’elle rien n’est immobile, tout bouge, rampe, glisse, ondoie, vole. La forêt face à elle est une jungle. Voilà, enfin, quelque chose de nouveau sous le soleil, se dit-elle.
Rebrousser chemin est hors de question à cause du fleuve, il n’y a plus qu’à avancer droit devant elle. C’est ce qu’elle fait. La forêt se referme promptement derrière ses pas, derrière chacun de ses pas. Pourtant, Pauline ne panique pas. La chaleur est étouffante, les arbres sont très rapprochés, et dans cette promiscuité elle découvre des odeurs, des senteurs et des couleurs dont elle n’a jamais soupçonné l’existence. Outre les multiples nuances et dégradés de vert, elle voit ça et là des fleurs d’un rouge vif, puis orange ; elle entend des singes mais ne les voit pas. La jungle regorge d’activité, mais à son passage cette activité s’arrête net : le silence se fait sur elle, car c’est elle qui n’est pas à sa place, et elle le sait pertinemment.
Elle remarque que l’ombre de la forêt n’apporte aucune fraîcheur, autant être en plein soleil et ne pas être tentée par la claustrophobie. Elle s’arrête et hésite. Mais par-dessus son épaule la vision est la même. Devant, derrière, à gauche, à droite ; même en haut le spectacle effrayant est le même. Partout il n’y a que lianes, arbres, mousse ; des feuilles de la forme d’une main d’homme gigantesque, seulement brunes comme le fleuve. Elle perçoit une certaine activité, éloignée bien que tout autour d’elle : des cris, des sifflements, des bourdonnements, des tambours. Est-ce un tambour qu’elle croit entendre ou est-ce le cœur de l’air qui bat ? Ou son propre cœur ? Puis, tout d’un coup, la jungle lui rappelle quelque chose. Elle se souvient l’avoir vue quelque part, mais où ? Les jungles sont toutes les mêmes, de Bornéo à Sumatra. Ces noms d'îles inconnues lui sont venus naturellement, pourtant ils n’évoquent rien pour elle, c’est à peine si elle s’en souvient encore, un instant après les avoir prononcés.
A chacun de ses pas le tapis de feuilles humides absorbe les éventuels sons qui pourraient être produits ; à chacun de ses pas la forêt se referme un peu plus ; à chacun de ses pas elle avance un peu plus loin dans le cœur de la forêt. Par endroits, la végétation n’est pas aussi dense et laisse pénétrer la lumière jusque sur la mousse aux pieds des arbres millénaires. Pauline, soucieuse de voir le dehors, se plonge dans le rayon éclatant et lève la tête. La fulgurance l’aveugle mais elle la tranquillise ; la chaleur y est singulièrement plus douce que celle dans la jungle. Elle se ressource dans ce bain de lumière, dans cette forêt qui n’a pas de nom. Elle n’a presque plus peur. Mais elle doit avancer plus avant, rapidement. Pourquoi ? Elle ne le sait plus, mais elle va s’en souvenir, bientôt.
L’air bat toujours aussi régulièrement, et le silence qui se fait à mesure qu’elle avance renforce le caractère oppressant des battements. Et si c’était le cœur de la forêt qui battait ? Le fleuve serait son sang, son lit ses artères, les arbres ses muscles, la faune et la flore les parasites nécessaires à l’éradication d’éventuels microbes venus de l’extérieur. L’idée lui plaît. Cependant plus elle avance, et plus les rayons bénéfiques se font rares et plus l’obscurité se fait profonde et, après un laps de temps indéfini, car elle ne sait plus ce qu’est le temps, se fait palpable. Les battements se font plus forts, le silence plus épais. Elle ne doit plus être très loin du cœur maintenant, quoi que maintenant veuille bien signifier. De tous les bruits seul le sifflement persiste – outre les battements – et de toutes les couleurs le vert foncé et l’ocre dominent – le vert foncé pour la végétation plus dense et plus proche qui s’accroche à ses cheveux et ses vêtements, l’ocre pour le chemin dont la poussière a teinté de manière presque indélébile la peau de ses pieds nus. Elle se débat avec tout son corps contre l'empiétement des lianes et de toutes les choses dont elle ne veut pas savoir le nom. Elle se souvient à présent, elle se rappelle n’avoir qu’une seule idée en tête : savoir ce qui se cache derrière le cœur des ténèbres.
Elle débouche enfin sur une clairière de taille moyenne, et avec d’amples mouvements hystériques elle se débarrasse des herbes et de toutes les végétations accrochées à elle. Son manège dure quelques minutes mais Pauline n’en a pas conscience. Pantelante, assise les jambes étendues sur le sol poussiéreux, elle sourit à son triomphe. Mais lorsqu’elle relève la tête face à elle, son sourire s’éteint. Elle se trouve en haut d’une petite colline surplombant le fleuve – c’est bien le même fleuve brun sinueux, comme si elle pensait avoir changé de pays durant sa progression dans la jungle – surplombant une grande partie de la forêt qui s’étend à perte de vue. En contrebas, sur le fleuve, fume un bateau à vapeur sur lequel une poignée d’hommes s’affairent à embarquer de longs bâtons blancs légèrement recourbés ; ils ressemblent à des troncs d’arbres dépouillés de leur écorce. Sur le bord se tient un groupe d’hommes blancs et d’hommes noirs en pleine discussion. A mi-chemin sur la pente de la colline d’autres hommes et des femmes noires regardent la même scène qu’elle. Ils ne portent que de maigres pagnes de longues feuilles. Elle peut distinguer le profil de plusieurs personnes, mais elle ne saurait dire dans quel pays elle se trouve. Pas dans un pays conquis en tout cas, se dit-elle. Personne ne l’a encore remarquée.
Plus près d’elle se dresse une hutte, en bambous, lui semble-t-elle, entourées de piquets surmontés d’intrigantes boules noires. La hutte du marabout, sans aucun doute. Une petite voix à l’intérieur d’elle lui indique que c’est là qu’elle doit chercher, et trouver, le savoir. Alors, rampant silencieusement sur le sol roussi, depuis des générations confronté à l’absence de pitié du soleil, elle se dirige vers la hutte. Elle s’arrête un instant pour observer d’un meilleur angle la scène sur le bateau, sans se soucier du danger de sa situation. Elle se demande ce qu’elle ferait si une des femmes à quelques pas d’elle se retournait et la voyait, se précipiterait-elle sur cette dernière pour l’étrangler ? La question s’évanouit et elle continue, en rampant, vers la hutte. Elle passe bientôt entre deux piquets mais ne s’attarde pas sur eux, c’est ce qu’il y dans la hutte qui est important. Le vent lui apporte des bribes de la conversation animée qui se déroule en bas : les esprits sont échauffés, la situation paraît tendue. Personne ne fait attention à elle. Mais le vent persiste et Pauline tourne la tête : deux hommes montent la colline. Ils ne semblent pas avoir vu les sauvages retourner dans le sein noir de la forêt. N’écoutant que la voix de sa conscience, elle se précipite dans la hutte.
Il y règne une obscurité épaisse, sauf à l’endroit où on a maladroitement découpé l’entrée. Comme si la hutte était fermée et qu’on avait taillé une ouverture à la va-vite pour laisser respirer celui qui était allongé en son sein. Elle ne peut distinguer que les contours de ce corps émacié, laissé à l’abandon. Elle voit la poitrine striée de côtes se soulever et retomber. A chaque instant elle s’attend à ne pas voir cette poitrine se soulever de nouveau. Mais elle persiste dans son va-et-vient. Elle s’approche. Une odeur pestilentielle agresse ses sens, mais elle ne recule pas. Cet homme est en train de mourir. Elle s’agenouille près de lui, mais il ne semble pas en faire grand cas : il continue de la fixer de ses yeux vides de sentiments. Ses yeux n’ont pas de couleur dans l’obscurité de la hutte, et il n’a pas de cheveux. Sa tête chauve luit de transpiration. Un faible sifflement s’échappe de sa gorge à chaque expiration. Il est allongé de tout son long, le genou droit relevé, une main sous la nuque. Aurait-il été dans cette position sur une pelouse, dans un parc, on aurait pu le croire à somnoler en plein soleil. Mais, au lieu de cela, il agonise. Elle prend sa main libre, la lui serre et lui demande pleine d’espoir :
« Qu’y a-t-il derrière le cœur des ténèbres ? » L’homme fixe ses yeux tremblants dans les siens, et se décide à parler, et visiblement cela lui coûte beaucoup de ses forces déclinantes :
« Derrière les ténèbres du cœur ? » Pauline grimace, le râle est insupportable. Elle secoue la tête et répète sa question. Le mourant est pris de tremblements qui déforment les traits de son visage, il balbutie quelque chose tantôt dans une langue inconnue, tantôt dans la langue qu’elle comprend. Ce qu’elle entend n’a pas de sens.
« Qui est mort ? » demande-t-elle. L’homme la regarde de ses yeux perçants, semble recouvrer ses esprits un instant et lui dit:
« Ce que les papillons cherchent à atteindre, c'est le point noir derrière la lumière, ce n’est pas la lumière qui les attirent. Nous autres hommes, sommes tellement aveuglés par cette lumière que nous prenons l’obscurité pour le soleil. Nous ne savons pas que ce que les papillons cherchent à éviter et ne le peuvent est ce que nous cherchons à découvrir et ne le pouvons. »
A ces mots, il s’évanouit. La réalité revient avec force : les hommes sont proches maintenant. Elle entend les bruits feutrés de leurs pas et des fragments de leur conversation. Elle se réfugie dans le coin le plus sombre de la hutte, le cœur au bord des lèvres. Elle ne comprend pas ce que cet homme à l'agonie, aux allures de vieillard centenaire ou de momie, a voulu dire, mais elle y réfléchira plus tard. Les hommes ne viennent pas, mais elle peut entendre leur voix. Elle se blottit un peu plus dans l’obscurité. Le râle du mourant est encore à portée d’oreille. Elle a refusé de voir ce qu'il y avait au bout de ces piquets. Elle veut quitter cet enfer. Les râles se font plus insistants, plus présents. La chaleur dans la hutte est de plus en plus étouffante. Le rythme obsédant des râles lui donne le vertige ; les râles deviennent insoutenables pour qui les écoute. Les hommes sont sur le point d’entrer dans la hutte, elle en est certaine, mais pourquoi n’arrivent-ils pas? Sa tête la fait souffrir, son estomac se révolte. Puis elle n’entend plus rien, et dans une certaine mesure elle en est soulagée : plus jamais elle ne veut entendre pareils râles. Plus jamais elle ne veut tenir la main d’un mourant. Elle ne veut plus savoir, pas à ce prix. Elle ramène ses jambes contre sa poitrine et se réveille.
Elle n’a pas envie d’aller travailler, pas aujourd’hui, pas après ça. Lentement, elle digère le livre. Elle ne sait pas si elle aime la fin, pas encore. Elle doit y réfléchir. Elle s’est réveillée lovée au milieu de la couette étendue sur le sol – son sommeil n’a pas pu durer plus de quelques minutes. Elle ouvre les yeux et par la fenêtre ouverte – le rideau ne danse plus – contemple le ciel bleu ciel et le hait. Pourquoi la tenter, si c’est pour ne rien lui donner ? Le livre gît à ses pieds, inerte, quelques-unes de ses pages sont cornées par négligence, d’autres intentionnellement. Elle se dit que son exposé n’était pas si mal après tout. Elle se dit qu’elle doit se dépêcher et aller au collège à présent. Elle se dit, allongée sur le sol de sa chambre, les yeux fixés sur la voûte du ciel, que le bleu ciel du ciel ne mérite pas toute l’attention qu’elle lui porte. C’est, se dit-elle, tout ce qu’elle sait, pour l’instant.
Elle enfile ses vêtements pour la deuxième fois aujourd’hui, range le livre dans la bibliothèque, marche rapidement jusqu’à la porte d’entrée et sort. Il fait plus doux que dans sa chambre, un léger vent balaye quelques feuilles dans la rue. Elle lève la tête, sourit, se met en marche. Elle croise des écoliers qui, comme elle, sont sur le chemin de l’école, tantôt en groupes, tantôt seuls. Elle se rappelle alors sa propre enfance, pas si malheureuse que ça, finalement.
Elle marche en évitant de regarder le ciel, consciente de la lumière bleutée autour d’elle. Peut-être que plus tard, le soleil se couchant, elle se dira qu’il manquait quelque chose à ce ciel de mai, mais elle ne s’en étonnera pas.
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