Sunday 14 March 2010

Les théorèmes


« Il n'existe pas d'ensemble d'entiers strictement positifs x, y et z vérifiant l'équation xn + yn = zn lorsque n est un entier tel que n>2. J’ai trouvé une merveilleuse démonstration de cette proposition, mais la marge est trop étroite pour la contenir. »
Il le fera plus tard, s'il a le temps. Il a encore des codicilles plein la tête, toute une foule de personnes avec lesquelles s'entretenir. Il doit aussi écrire à Mersenne. Il a l'idée en tête, mais là, il n'a pas le temps. Et il doit finir cette traduction de Diophante, le père de l'algèbre. Et, dernier et non des moindres, il doit rabattre le caquet à ce fat de Descartes. Il sait qu'il a raison: pourquoi la lumière accélèrerait-elle dans l'eau? De plus, son indice de réfraction est erroné, n'importe qui sain d'esprit le verrait comme le nez au milieu de la figure.
Il soupire. Il espère que Clément-Samuel reprendra le flambeau. Bref, aujourd'hui, il a beaucoup de chats à fouetter. Et puis s'il n'a pas le temps, et si son fils n'a pas le temps non plus, quelqu'un retrouvera bien la solution, si lui l'a trouvée. Ce n'est pas comme si le théorème était fondamental, mais du moment qu'on lui rendait crédit pour son génie, il pouvait bien se passer d'un ou deux théorèmes. Là-dessus, il étouffe un pet – qu'il attribue sans hésiter aux haricots de ce midi.
La peste soit de lui s'il n'arrive pas à trouver deux minutes pour écrire sa merveilleuse démonstration.
***

« Evariste! Vite! Enfuis-toi, ils arrivent! »
« Diantre fichtre foutre, » se dit-il tout en courant à perdre haleine, « se faire pincer pour un bon dieu de couteau! Eh merde!»

Un mois plus tard, le voilà libre, l'affaire du toast à Louis Philippe oubliée comme une blague de mauvais goût.
Il n'a plus qu'à se concentrer sur ses théorèmes, même si Cauchy ne semble pas très enclin à lui donner un quelconque crédit, ou ne serait-ce qu'une opportunité de lui mettre un pied à l'étrier. Il marche dans les rues de la capitale et pour lui ça vaut tout l'or du monde. Il brûle la chandelle par les deux bouts, depuis quelques temps, mais l'engagement politique ressemble tellement aux mathématiques qu'il ne peut s'en empêcher. Comme un démon qui aurait pris possession de son esprit. Prendre les éléments à bras le corps – les groupes d'équations réagissant comme les groupes d'hommes – les théoriser puis les exposer à la face du monde – avoir une solution ou pas: voilà le véritable but des mathématiques et de la politique. La vérité est nécessaire, sa recherche est vitale.
La maison d'arrêt loin derrière lui, la Seine déroulant ses morgues eaux dans les entrailles embrumées de la ville, il se dit qu'il a toute la vie devant lui. Demain, il s'attaquera à Gauss.

« La peste soit de l'Église! Allez au diable! » Pourquoi? Pourquoi mourir aussi bêtement? Pas maintenant. Non, pas maintenant. Il sent les battements de son cœur ralentir. Il a laissé des instructions, mais ses théorèmes, ses précieux théorèmes! Son champ des possibles en berne, réduit à quelques minutes tout au plus, alors que la solution est là, dans sa tête, visible comme le soleil au travers de la vitre de l'hôpital. Cauchy l'a trompé, en « perdant » ses articles. Abel, lui non plus, n'aura pas eu le temps de faire quoi que ce soit. Son frère jamais vu était parti trop tôt, eux qui avaient compris les mêmes choses, avaient vu les solutions du monde des mêmes yeux. Cauchy aurait dû les laisser faire. Lui n'a rien trouvé, il était dépassé. Sans Abel, sans lui, rien n'eut été possible. Il a donné sa vie pour un crayon, un bout de papier et une poignée infinie de nombres. Pour la postérité. Parce que si lui a compris, d'autres le pourront.
***

Niels pleure, sur le quai de gare. Pourquoi Cauchy ne lui répond-t-il pas? A quoi bon avoir appris le latin, le grec, l'allemand, le français, si l'homme ne parle pas l'algèbre non plus? Lui ne cherche ni les honneurs ni la gloire, la vérité fait partie de l'équation mais il ne la courtise pas, elle vient d'elle-même. Non, il veut simplement qu'on l'écoute. La solution est là, dans sa tête, mais personne ne lui laisse une chance de l'exposer. Ni Cauchy ni Legendre n'ont pris le temps de lire son mémoire, et il n'a plus d'argent et il fait froid et il sent que la vie n'est pas si longue que cela. Il ne veut pas rentrer, être baladé à droite à gauche ne lui convient pas. Il se sent une gêne au niveau des poumons. Il a peur de la maladie, de la mort. Il ne veut pas rentrer. Qui en ce bas monde veut bien écouter ce qu'il a à dire? Sept frères et sœurs et pas une oreille. Les plus grands spécialistes dans la capitale française et pas un ego qui puisse passer sous l'Arc de Triomphe.
Il a pourtant donné des preuves, sur l'équation quintique, sur les fonctions elliptiques. Si seulement les gens pouvaient être aussi rationnels que ses coefficients, aussi simples qu'un théorème. Il écrira dans le train, ça le calmera, en route vers sa mère patrie.
***

« Fermat s'est gouré, c'est tout. Je ne vois pas comment il aurait pu faire autrement. Je veux dire que Galois et Abel étaient loin d'être nés et c'était pas les plus importants, qu'on a mis pas loin de trois cent cinquante ans à résoudre son fichu théorème. Que nombre de grands esprits se sont cassés le nez dessus. Une petite erreur m'a coûté un an supplémentaire de travaux acharnés, et en tout j'en ai eu pour quatre longues années de boulot et de migraines. C'est pas rien, j'ai pas toute la vie devant moi. J'ai pris le temps dans mon champ des possibles. J'aurai pu faire autre chose, surtout quand on considère que le théorème n'est pas une avancée phénoménale dans les mathématiques – elle n'a même pas de solution! Je me donne le crédit d'avoir réuni en une seule démonstration pratiquement tous les outils de la théorie des nombres. C'est quand même dingue que le type pensait pouvoir écrire tout ça dans un espace un peu plus grand qu'une marge. Une marge! J'ai écrit un bouquin sur ces six pauvres lettres et deux signes algébriques. On me déroule le tapis rouge que tous ont voulu, recherché, convoité secrètement ou pas, depuis trois cent cinquante ans.
_ Ça va les chevilles? Eh, Joe, lui donne plus de bourbon, le pied-tendre a les dents du fond qui baigne. »

Il ne se souvient pas comment il est retourné chez lui, toujours est-il qu'il s'est réveillé sur le canapé du salon, avec une migraine carabinée. Il regarde sa montre : il n'a rendez-vous avec son éditeur que tard dans l'après-midi. Tant mieux. Deux comprimés et de retour sur le canapé.

Il pense à tous ces destins brisés, à présent qu'il peut sortir la tête de l'eau. Fermat, Abel, Galois et les autres, Taniyama aussi. Il ne sait pas pour le premier, mais les autres n'étaient pas passés loin. Ils étaient passés loin du théorème de Fermat – ça, à la rigueur, n'avait que peu d'importance – mais tout en flirtant avec la folie, ils n'étaient pas passés loin de la vérité. Lui non plus, d'ailleurs.
Tout à coup, il se prend à ne plus vouloir les honneurs. Il a démontré des conjectures, des théorèmes, mais n'a pas non plus tout résolu. Il y a encore tellement de vérités à découvrir, cachées derrière les nombres, les équations, les signes. La vérité, les honneurs, tout arrive à point à qui sait – non pas attendre – mais chercher.
« Allez Andy, reprend-toi, la journée va être longue. »
 

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