Thursday 4 February 2010

L'insouhaitable #7 - pour la route, je ne pourrais pas poster pendant quelques temps ^^


Alice
        Alice rêve.


Pierre
        La fraîcheur dans l’église est presque insoutenable, chaque longue minute amène son cortège de frissons et de chair de poule ; les poils sur ses avant-bras sont continuellement redressés en une parodie de terreur. Dehors, les rayons bleus du ciel, visibles dans l’encadrement de la porte en bois massif, l’invitent à sortir se réchauffer doucement à leurs feux ; cependant, ceux qui filtrent au travers des vitraux multicolores l’enchante et le presse de rester, malgré le froid.
 
         Il aime les églises par-dessus tous les autres édifices érigés de main d’homme: c’est celui qui marie le plus subtilement le sacré et l’humain, celui qui a la grâce ou sobre ou fastueuse, celui qui, à un moment donné de l’histoire, a su rassembler des génies, des artistes, des hommes pour élever l’œuvre à la sueur de leur front, au mépris de la gravité. Parfois au mépris des hommes-mêmes. Architecte par vocation et expert-assureur par nécessité, il voit les prouesses et les faiblesses, si minimes soient-elles. Pierre concède qu’on trouve majoritairement plus de prouesses dans les églises, et rarement, très rarement, d’erreurs – qui ne sont en générale pas entièrement dues à l’architecte et à ses ouvriers, mais à une reconstruction ou à un réaménagement dans un autre style. Depuis toujours il aime les vieilles pierres, les vieux bâtiments qui, lorsqu’on en franchit le seuil, sont tellement beaux que l’émotion vous noue la gorge et vous tire les larmes des yeux. Il n’en est pas de même avec cette église, ou du moins pas vue de l’extérieur. A première vue, en sortant de sa voiture, Pierre avait estimé cette église de campagne au XIVème siècle, mais elle avait un léger quelque chose d’ancien qui l’avait attiré. Une construction sobre, voire austère : une tour, au toit à quatre pans recouvert d’ardoise surplombant le transept dont les bras, minces et trapus, s’élèvent aux deux tiers pour venir frôler le bord de la toiture en double bâtière de la nef, en tuile de terre cuite, portant une flèche octogonale – le clocher – en ardoise.
 
         Quelques tombes reposent en silence autour du chevet à cinq pans ; deux concessions de construction récentes, début du siècle sans aucun doute, se tiennent sur un carré d’herbe tondue de part et d’autre de la façade occidentale. Le corps de l’église est massif, presque replet compte tenu de sa longueur, une trentaine de mètres tout au plus, ce qui lui donne un aspect ramassé, comme si elle avait surgi d’un bloc du sol.
 
           Il ne s’est pas donné la peine de compulser la plaque avec les détails concernant la bâtisse, il préfère constater par lui-même. Il a simplement saisi le nom : église St-Etienne. L’église Saint- Etienne de Dorceau. Deux heures de route l’avait amené dans l’Orne afin d’établir un devis pour une société de produits laitiers – leur laiterie, vétuste et sur le point d’être rénovée – avait complètement brûlé dans la nuit, à la suite d’un court-circuit dans la boîte de dérivation, selon les pompiers. Quarante-huit heures qu’il était là, à dormir à l’hôtel, à travailler avec les pompiers, à éviter les colonnes de fumée âcre qui prenaient à la gorge, à guetter les quelques braises ravivées par les tourbillons de vent, à tousser à chaque volute de cendres que ses pas soulevaient. Il avait dû se couvrir le visage de son mouchoir et enjamber les cadavres raides et calcinés – encore fumants – de plusieurs vaches avant de pouvoir dresser un premier bilan – lourd, très lourd. Il avait finalement quitté le couple de fermiers en pleurs – lui était au bord de la nausée depuis deux jours – et avait décidé de se changer les idées avant de rentrer. Il voulait voir de plus près cette église dont on ne voyait que le clocher de la route. Et maintenant il se trouve devant et il pense à son fils qui vient de naître et qu’il n’a pas encore vu. Il se souvient qu’on lui a demandé de sortir, il se souvient qu’il soupçonnait quelque chose mais que l’infirmière l’avait rassuré en lui disant que c’était uniquement par mesure d’hygiène. Et puis on l’avait bipé. À l’hôpital on lui avait dit que tout allait bien. Il ne resterait pas longtemps dans l’église, puis rentrerait au plus vite.
 
             Le portail, enserré de voussures et surmonté d’une rose à huit lobes aux lignes dépouillées, est de bonne facture mais très simple dans sa réalisation et dans sa capacité d’ornementation. Pas même un narthex. Pierre se demande ce qu’un chevalier en quête d’un abri pour la nuit se dirait, en son for intérieur, en voyant une si modeste invitation au repos. Mais il n’est pas chevalier, il est expert-assureur, et tout expert-assureur de son siècle se doit de ne pas se faire chevalier d’un autre. Il ne doit servir aucune cause, politique ou religieuse, car ce n’est pas de la littérature : nous parlons de pierre, de mortier, de bois, de verre, de fer et de la maîtrise momentanée, peut-être heureuse, de chacun – et conjointement – de ces éléments. Parfois, aussi, nous parlons de sang à défaut de mortier. Par la suite l’église sert une cause, mais il faut bien faire la différence entre la Maison de Dieu, ceux qui en ont l’usage et ceux qui la construisent.
 
           Il se dit apolitique et agnostique, mais il sait également que chaque homme possède une part cachée à lui-même. Il croit aussi que cette sombre région de l’âme est directement liée à celle des rêves, que les rêves en sont l’expression à la conscience. Toutes ces pensées volent dans son esprit alors qu’il franchit, presque à contrecœur, le seuil de la petite église.
 

L'insouhaitable #6


Thomas
         Thomas arrive devant chez lui, sonne à la porte pour que sa mère lui ouvre. Il se demande pourquoi sa mère ne lui fait pas confiance au point de lui confier les clefs de la maison, juste pour le midi, quand il rentre. Il attend sur le perron, l’oreille collée à la fente de la boîte aux lettres pour entendre ce pas qu’il reconnaîtrait entre mille.


Pierre
           « _ J’aimerai bien, pour une fois, me souvenir de mes rêves.»


André
           Il se débarrasse lentement de l’autre botte, titube et s’appuie contre le mur avec son épaule. Les parpaings sont froids comme le sol. Sa chemise frôle le mur qui s’effrite. Il ne se rappelle plus quand il a pleuré pour la dernière fois, ou peut-être ne veut-il pas se le rappeler, sous-entend la petite voix qui se tait aussitôt. Il a beau fermer les yeux, le rectangle bleu lumineux de l’entrée du garage reste obstinément collé contre sa rétine. Il a chaud. Il se ressaisit du mieux qu’il peut, tâtonne, trouve enfin la poignée de la porte de communication et rentre dans le couloir. Sans y penser, ses pieds enfilent les chaussons, il titube, parvient à maintenir son équilibre grâce aux murs qui paraissent s’enfuir à son approche. La cuisine est trop loin, immensément loin, la cuisine est une jungle inaccessible aux abords de la source du Congo.
 
            Il chancelle, se retient au chambranle d’une porte, il ne sait pas laquelle, sûrement celle de la salle de bain. La salle de bain, le havre de paix dans cette marée de sensations étranges. Il ne voit plus rien, semble sur le seuil d’un endroit qu’il ne connaît pas et qu’il craint, s’agenouille, sent le froid – un froid insupportable – le froid qui lui gèle l’esprit, les sens, qui remonte le long de ses jambes et qui lui vrille les tympans, bientôt il ne sent plus le froid, il ne sent que le vide sous ses pieds, croit-il. André reprend son souffle qu’il n’a pas senti se couper, ouvre les yeux, découvre cet endroit qu’il connaît pourtant.
 
            Agenouillé sur le sol et encore inconscient d’y être, il passe la main sur son visage – geste coutumier dans les moments de perplexité ou de crise – contemple le creux de sa main et s’étonne presque de ne pas y voir son visage décollé et flasque et, presque sans bouger, saisit d’une main qui n’est pas la sienne la pomme de douche et s’arrose la tête copieusement. La réaction de son corps, de ses sens, est immédiate : un cri de surprise, teinté d’effroi, retentit comme un coup de feu dans la salle de bain : les murs se redressent, la cuisine ne semble tout à coup plus aussi loin que le Congo, la marée des sensations s’est retirée.
 
            Les cheveux dégoulinant, il se relève. Les gouttes suintent dans son cou, son dos ; André s’interroge sur les raisons de son malaise, le premier, le tout premier. Il n’a pas encore cinquante ans, que diable. Il va devoir se ressaisir, se sécher les cheveux avant que sa femme ne rentre et ne s’inquiète, alors qu’il n’y a pas de quoi. Bien sûr qu’il n’y a pas de quoi s’inquiéter. Il a simplement besoin de repos, le pluvieux mois d’avril ne l’avait pas préparé à ce déluge de lumière bleue et de chaleur. Voilà la raison. Il devrait faire attention les prochains jours. Aucune raison de s’alarmer donc. Il irait s’allonger un peu après déjeuner.


Olivier
             L’image bleue sur sa rétine a pratiquement disparu lorsque, aux pieds du perron, il sonne à la porte. Il n’a pas le temps de retirer son doigt de la sonnette que la porte s’ouvre à la volée. Devant lui se tient son père. Olivier est tellement éberlué par cette présence inattendue qu’il reste coi. Son père le regarde quelques instants, puis lui demande ce qu’il attend pour entrer. Il ne sait que répondre, voilà des mois qu’il n’a pas vu son père. Mais il fait ce qu’on lui dit et entre. Tout son empressement, son enthousiasme à l’idée de revoir son frère s’est envolé, remisé dans un coin dans l’ombre de sa tête. Il ne sait pas pourquoi au juste, mais il pense au petit Thomas. Le matin même, encore, il lui avait flanqué une petite rouste, au nain, et il ne voulait toujours pas se joindre à sa bande. Il avait pourtant peur de lui, une frousse qui le faisait courir terriblement vite, mais il refusait l’honneur et la protection que lui, Raquin, qui défiait la pionne le midi, voire la CPE en fin de journée quand il avait bien les nerfs, lui offrait. Il ne savait pas non plus pourquoi il tenait tellement à ce que ce nabot fasse partie de son escorte, mais il sentait que si le nain grandissait un peu, ils ne seraient pas si différents que ça l’un de l’autre.
 
            Il pose son sac sur le carrelage de l’entrée, perçoit la présence de son père derrière lui, se retourne et dépose un rapide baiser sur chacune de ces joues qui, il l’avait presque oublié, semblent demeurer perpétuellement glabres. Il a satisfait son père qui dirige ses pas brusques jusque dans la cuisine, reprend sa discussion avec sa femme. Seul, dans le long couloir percé de plusieurs portes se terminant sur un escalier en colimaçon, il se rend compte qu’il se conduit comme un imbécile. Il défait ses chaussures, enfile ses chaussons usés et entre à son tour dans la cuisine envahie de lumière.
 

Wednesday 3 February 2010

L'insouhaitable #5


Pauline
        Strawberry Fields Forever bruit sourdement dans le petit appartement ; c’est une de ses chansons préférées, mais elle ne l’entend pas. Elle se dit qu’il vaudrait peut-être mieux arrêter de lire et se concentrer sur son exposé raté, mais ce n’est pas le moment, elle veut au moins terminer son chapitre de Cœur des ténèbres. Elle fait défiler les pages entre ses doigts et trouve la fin dudit chapitre – l’avant-dernier – huit pages plus loin. C’est une édition bon marché, la reliure a tenu le choc. Ce n’est pas la première fois qu’elle le lit, mais c’est la première fois, it seems, qu’elle le comprend. Soupirant légèrement, Pauline reprend sa lecture, se coupant totalement du monde extérieur afin d’aller plus intensément au cœur du livre, dans l’omphalos – le nombril – du livre. Ce que Pauline ne voit pas en cet instant, n’a pas vu en allant à la fac plus tôt dans la matinée ou en ouvrant les fenêtres à son retour, c’est ce ciel céruléen qui sert d’écrin à ce soleil que l’on ne voit pas, ce Râ tout-puissant et invisible. Ou peut-être est-ce l’inverse. Elle ne voit pas non plus les rideaux danser au gré du zéphyr invisible, dont nous ne voyons jamais que les infinies conséquences. Elle n’a plus comme autre notion du temps que les battements muets de son cœur, que son horloge biologique, circadienne.
 
         Ces huit pages, une douzaine de minutes de lecture tout au plus, lui paraissent néanmoins réverbérer une certaine forme d’éternité, comme si le cœur des ténèbres était en dehors du temps physiologique, physique, au plus profond de l’homme, comme un battement de tambour au beau milieu de la jungle, par une nuit sans étoiles.
 
        Elle pose le livre sur la table de chevet puis s’étire en bâillant bruyamment. Il peut être midi passé, mais elle a tout le temps de revoir les erreurs de l’exposé qu’elle a donné un peu plus tôt devant une horde de tarés. Immédiatement, elle se corrige : ce ne sont pas tous des tarés – certains sont plus brillants qu’elle – sauf qu’elle est une véritable imbécile doublée d’une idiote intelligente, stricto sensu dirait un de ses amis. Pauline n’avait pas eu envie de passer devant ce jury face auquel elle se savait condamnée par contumace par avance. C’est cela, l’univers de la fac, lui avait dit ce même ami. Elle avait eu beau plaider en sa faveur auprès du prof, celui-ci n’avait rien voulu savoir, et justement d’ailleurs : pourquoi aurait-elle droit à un traitement de faveur et pas les autres ?
 
            Dépitée, Pauline s’assoie sur le bord du lit et réprime un autre bâillement. Il faut trouver une source de motivation, et vite, se dit-elle. Elle passe plusieurs secondes assise ainsi, immobile, mais elle n’en trouve aucune ; pourtant, elle se lève, comme mue par des fils invisibles tirés d’en haut, ou par une volonté sans raison que l’on ne trouve que dans les livres. Tous ses gestes sont automatiques : reborder le lit, se rhabiller, se recoiffer, oublier de mettre du maquillage. Durant tout ce temps, Pauline sent une boule se frayer un passage dans son ventre. Le bâton d’encens qu’elle vient d’allumer n’y fait rien, ni son thé froid aux herbes médicinales grecques. Bien sûr, elle sait que c’est du stress, elle en a presque l’habitude maintenant. Cette maudite boule se promène partout depuis ce matin, ressentie on and off, comme si elle avait élu domicile dans son corps, finit-elle par penser. Elle connaît la nature du petit mal qui la ronge, elle sait pourquoi elle s’est réfugiée, il y a très longtemps, dans les livres : parce qu’elle n’aime pas sa vie insipide, elle n’aime pas les gens qui l’entourent. Elle ne sait pas très bien ce qu’elle veut, si ce n’est qu’on la laisse tranquille, d’où l’appartement alors qu’elle pourrait très bien habiter chez ses parents à une quarantaine de kilomètres d’ici, et faire les allers-retours.
 
          Elle aimerait qu’on lui laisse assez d’espace pour s’exprimer, pour bouger, pour respirer, peut-être même au détriment d’autres personnes ; elle a peur du confinement, de l’entassement, de la promiscuité suffocante qu’elle ressent comme un besoin, une nécessité chez l’homme. Elle n’en veut pas à la terre entière bien sûr, pourtant elle a bien une certaine réserve, une certaine colère qu’elle n’a pu tourner que vers son père, cet homme casanier qui a peur du dehors, du monde au-delà de la clôture de sa maison, de son prochain qu’il ne reconnaît pas comme différent. Cet homme qui ne sait s’exprimer autrement que par des silences, elle le hait et le fuit, faute de pouvoir le comprendre. Elle tente de se socialiser alors que lui se renferme, elle tente de s’exprimer alors qu’il se tait. Elle n’a pas peur du commun des mortels, seulement de l’autre qui pourrait être elle. Mais il semble que depuis qu’elle a quitté le foyer, elle ne s'épanouit pas comme elle le voudrait, elle cherche moins la compagnie des autres, et cette ressemblance avec son père la répugne, la fait douter de sa véritable nature.
 
          Alors elle se fait violence, sort avec ses amis, fume des joints et…c’est somme toute une sobre vie que Pauline mène, et elle en a parfaitement conscience, mais elle l’a choisie. Elle n’aime pas le quotidien qui va avec la poursuite de la vie, quotidien dans lequel son père trouve sa sécurité et son réconfort – elle veut vivre un quotidien qui ne serait pas ennuyeux et dans lequel elle pourrait, enfin, être elle-même sans être gênée par les autres. Les livres sont pour elle un succédané, un placebo à sa vie misérable, et bien qu’elle se jette à corps perdu dedans, elle sait qu’elle se cache la vérité : elle voudrait être exceptionnelle, irremplaçable aux yeux du monde et à ses yeux : tout l’inverse de son père et de sa vie misérable. Vivre le quotidien des héros de roman. Elle a écrit des histoires dont elle était l’héroïne toujours heureuse, l’aventurière intrépide parcourant le monde et ses aventures sans jamais fermer les paupières, mais vanité tout n’est que vanité: elle ne pouvait se résoudre à y croire.
 
          Pauline s’assied devant son exposé gribouillé de rouge, ce sont les erreurs – ses erreurs d’appréciation, de jugement. Elle aime le sujet pourtant, les Romantiques anglais l’ont toujours passionnée, surtout Wordsworth et Keats, mais elle n’avait su se mettre à la tâche plus tôt – pas pur fainéantise, elle l’admet – et le temps qu’elle s’aperçoive de son erreur, il était trop tard. Le temps ne s’allonge pas pour nous autres humains. Elle s’est ridiculisée, ce matin ; devant un jury entier de tarés et d’étudiants à la fois intelligents et misérablement bêtes. Elle est même passée pour la pire des connes, s’avoue-t-elle en posant son front dans la paume de ses mains, alors qu’en cours elle avait toujours quelque chose à ajouter à ce que disait le prof. La pire des connes. Pauline pleure. Elle n’aime pas se dire qu’elle est conne en sachant qu’elle a raison. Cependant, elle n’avait rien fait pour prouver le contraire…si seulement elle savait ce qui l’attendait plus tard, ce qu’elle ferait de sa vie, elle marcherait plus sereinement sur sa route. Mais elle ne sait pas, rien, son futur ne se dessine plus comme avant quand, petite, elle disait qu’elle deviendrait infirmière ou institutrice ; devant ses yeux embués de larmes, elle n’arrive pas à tracer son chemin, il y a trop de brouillard autour d’elle.
 
          Il faut arrêter de penser à des choses pareilles, se dit-elle. Elle essuie ses larmes du revers de la main. Ce n’est qu’à cet instant, qu’enfin, en détournant le regard, elle le voit. Elle a tourné la tête au dehors, sans raison apparente. Elle voit ce ciel bleu que l’on ne rencontre que dans les romans, épuré de tout nuage, dénué d’oiseaux ou de ces longues traînes que laissent les avions à leur suite, où devrait trôner un orbe scintillant et majestueux, et bien que le soleil reste imperceptible, elle ne s’en étonne guère. Elle ne peut soutenir l’éclat de l’astre bleu et ferme les yeux un instant, peut-être même moins. C’est ainsi que se forme son souhait, comme si, pendant tout ce temps, il s’était dissimulé en elle, près de son larynx, en attendant le moment propice, et c’est ainsi qu’elle le formule : «Je voudrais savoir
 

L'insouhaitable #4

André
           Jamais le mois de mai n’aura donné autant de fruits et de soleil, se dit André en bêchant vigoureusement autour de ses plants de tomates. L’année dernière, poursuit-il, c’était le gel, et l’année d’avant, c’était les doryphores et les merles. On va se rattraper cette année, finit-il de penser.
 
           Il n’a quitté son jardin qu’en milieu de matinée, pour aller admirer la table du déjeuner sur la terrasse. Il aime quand sa femme Jeanne prépare une salade de légumes frais en plat principal, car c’est pour lui le véritable début de l’été. Il ne sait pas ce que sa femme est partie faire en ville, par ce qui s’annonce être une journée exceptionnelle, mais il ne l’imagine que trop bien en compagnie de leur fille, sur le marché aux fleurs à préparer un beau bouquet pour orner la table de ce soir. Car ce soir André fête ses cinquante ans, et il n’est pas peu fier de les fêter, compte tenu de ce qu’il a fait de sa vie lorsqu’il était jeune. Un sourire amer aux lèvres, il plante furieusement son outil dans la terre ferme et craquelée par endroit. C’était du passé maintenant, cela devait rester du passé. La terre manque d’eau. A cette pensée, André retrouve son calme. Il fouille dans une des poches de son bleu de travail, en tire un mouchoir chiffonné avec lequel il s’éponge le front. Il pourrait faire plus chaud si ce n’était cette brise qui rafraîchit drôlement l’air, pense-t-il absentement. Mais ce n’est pas ce qui le fascine le plus : il n’arrive pas à détacher son regard et son esprit de ce ciel d’un bleu immaculé ; aussi loin que portent ses yeux, il ne voit aucun nuage troubler la sérénité des nues.
 
          André se rappelle des ciels de sa jeunesse et se demande s’il en a déjà vu un si beau, si prenant, si dense. Un petit rire soulève sa poitrine : il lui a fallu attendre quarante-neuf ans pour enfin voir le plus beau ciel de sa vie. Une petite voix à l’intérieur de lui chuchote de ne pas avoir de regrets, mais il lui répond, en chuchotant, qu’il n’en a pas et qu’il n’est pas près d’en avoir. La voix rétorque que ce n’est pas près mais prêt, puis se tait. André l’envoie au diable, puis se remet à bêcher.
 
          La matinée est longue, presque interminable, si l’un songe à régler sa pendule sur le ciel. Il n’y a pas lieu de se le cacher, s’avoue-t-il à lui-même, mais c’est un peu dommage de s’échiner  à son potager par un temps pareil. Il pose son outil contre la cabane de jardin, se rappelle qu’il n’a plus de quoi la repeindre, et remonte vers la maison en prenant soin de ne pas laisser traîner ses bottes sur le gazon duveteux. André arpente le terrain légèrement incliné, embrasse du regard cette maison qu’il trouve toujours aussi belle et se remémore en un instant le lent processus de la construction. Son père et ses frères l’avaient aidé pour les fondations et la charpente de la toiture, mais ce qu’il y avait entre les deux il l’avait bâti seul, à la sueur de ses soirées, de ses samedis, de ses dimanches et de ses vacances. Cette maison avait vu grandir ses enfants, mourir ses parents, avait abrité bien des fêtes de Noël et d’anniversaires, avait essuyé moult orages, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur.
 
          Alors qu’il remonte la dernière bosse de gazon, dirigeant ses pas vers le garage pour s’y déchausser, il voit défiler devant ses yeux tous les incidents, petits ou grands, bons ou mauvais, qui ont jalonné sa vie. Il y pense à la vitesse de la lumière, s’attarde sur tel événement, sur tel moment grave, sur telle image. Ce qu’il voit n’est parfois pas plaisant, aussi grimace-t-il comme s’il sentait de nouveau la douleur de ces instants.
 
          Arrivé dans le garage, une botte défaite, il sent le froid du ciment à travers sa chaussette ; il regarde le rectangle lumineux que constitue l’entrée du garage, avec sa porte relevée et son allée goudronnée pour la voiture. Ce rectangle lumineux, une fraction de seconde, il le voit bleu. Il sent le coin de ses yeux s’irriter, piquer ; il sent ses poumons se remplir d’air, se bloquer, puis se relâcher dans un long soupir. Chose pratiquement inconnue pour lui, il a comme une envie de pleurer mais quelque chose en lui l’interdit. Plusieurs vagues ardentes ainsi se succèdent et soulèvent sa poitrine. Plusieurs fois, il sent les larmes prêtes à jaillir, mais quelque chose en lui tient bon. Plusieurs fois. Mais contre son gré trop d’images se bousculent, le harcèlent en rémanence : les larmes finissent par voir le jour et perlent en fines gouttelettes le long de ses joues. Il croit qu’il regrette, et avant même que les mots ne se forment distinctement dans son esprit, ils sortent et font vibrer l’air chaud : «Si je le pouvais, je souhaiterais réparer mes erreurs.»
 

Tuesday 2 February 2010

L'insouhaitable #3


Alice
          Alice se réveille doucement. Une douce chaleur pique sa peau ; une brise légère fait danser le rideau devant la fenêtre. Elle tourne la tête vers la porte et s’aperçoit, un peu déçue, qu’elle est seule dans la pièce blanche. Elle s’appuie sur son coude et tente de se relever mais quelque chose l’en empêche. Elle tourne la tête en direction du cliquetis sur sa droite et découvre ébahie tout un appareillage complexe de tuyaux. Pourquoi est-elle sous perfusion ? Elle regarde stupéfaite les gouttes tomber à allure régulière dans la solution limpide. Alors qu’elle scrute le ciel à travers le ballon en plastique transparent, relié à son bras par un fin tuyau ondoyant comme un serpent, transparent lui aussi, elle se souvient. Il y a deux jours, elle a accouché, elle a donné naissance à son premier bébé, son enfant. Et les neuf mois d’attente ne comptent plus aujourd’hui, ni la souffrance des contractions, ni l’anxiété durant tous ces mois où les échographies étaient trop floues pour y voir distinctement son bébé, ni son bébé en siège. Elle se souvient que son mari était présent au début de l’accouchement, qu’on lui avait demandé de sortir, qu’il avait d’abord refusé, puis face à l’insistance du médecin, il avait accepté ; qu’il lui avait tenu la main, mais aujourd’hui même cela ne compte plus. Elle se souvient avoir accepté la péridurale, puis la césarienne, sans broncher, parce qu’elle voulait son bébé. Elle voulait qu’il arrête enfin de se cacher dans son ventre, qu’il se montre à elle, elle qui le portait, le choyait, lui parlait quand il dormait, le caressait à travers cette peau, cette chair qu’elle en venait parfois à détester, à vouloir déchirer pour enfin pouvoir étreindre son fils contre son cœur.
 
          Doucement, silencieusement, Alice pleure. Elle ne sait pas au juste pourquoi elle pleure, mais cela la libère de quelque chose car, à mesure que les larmes coulent le long de ses joues creusées et s'écrasent sur la blancheur de l’oreiller, sa poitrine s’affranchit de son oppression, ses jambes se relâchent et son cœur bat moins vite, plus régulièrement.
 
         Elle repose sa tête sur l’oreiller, sent la froideur du tissu imprégné de larmes. Le rideau diaphane danse toujours la danse du vent par la fenêtre ouverte. Le soleil n’est pas visible, caché par un pan de mur, mais elle s’imagine son éclat en le comparant à celui du ciel bleu, puis se demande si l’éclat du ciel bleu n’est pas plus brillant que celui du soleil. Elle ne se rappelle pas quand son fils est né, mais elle aimerait qu’il soit né aujourd’hui, par cette matinée si bleue. Avec maintes précautions, Alice se relève et s’assoie ; mais un instinct en elle l’avertit, trop tard. Une douleur lancinante traverse sa tête de part en part, lui vrille les tympans, résonne comme les cloches d’églises des dimanches de sa jeunesse, dans tout son corps. Elle sent dans son ventre comme une flamme lécher ses intestins, ses poumons, sa gorge. Le regard fixé sur le drap de coton, sur le creux et les plis que ce dernier forme entre ses jambes, elle lutte contre la douleur, si aiguë soit-elle, contracte ses muscles, serre les dents. Un spasme secoue son corps et elle vomit sur le drap, devant elle.
 
        Elle ne comprend pas ce qui se passe en elle, pourquoi son corps se rebelle ainsi. Les changements à l’intérieur de son corps se font plus nets, plus réels : son fils n’est plus dans son ventre ; et puis il y a autre chose, un changement plus profond. Elle ignore la raison pour laquelle elle pense soudain aux hiéroglyphes dans la pyramide de Gizeh, mais elle associe aussitôt, spontanément, les mystérieux hiéroglyphes à ce changement. Et son esprit remonte à la surface, comme un plongeur remontant des abysses recouvrent ses sens. Alice entend un son comme dans le lointain, sa tête pivote d’elle-même sur son axe. Dans le chambranle de la porte se tient une femme tout de blanc vêtue, une infirmière dont les lèvres bougent au ralenti, dont une veine, sur son cou, palpite doucement. Alice ne parvient pas à lire sur les lèvres qui sont trop loin ce murmure qui est trop bas. De son regard figé, comme si elle ne voyait pas ce qu’elle voyait, elle embrasse la scène : plusieurs infirmières, courant au ralenti, se précipitent vers elle. Puis, toujours au ralenti, Alice voit la pièce tomber délicatement sur le côté et rester doucement en équilibre, la scène défilant de manière plus irréelle encore. Elle sent la fatigue, une fatigue immense, comme si elle n’avait pas dormi depuis des siècles, inonder l’intérieur de son corps, éteindre le feu dans son ventre, engloutir ses sens. Puis, lentement comme tirant un rideau opaque à la fin d’une scène de théâtre, l’obscurité.
 
         Elle se réveille, de nouveau. Elle a la bouche pâteuse. Ses paupières sont lourdes, mais elle parvient à les lever suffisamment pour observer une infirmière, au sourire énigmatique, lui essuyer le visage. A son tour, Alice sent ses joues se plisser dans un douloureux sourire. L’infirmière lui éponge délicatement le front, son regard est tendre, elle aussi est une mère. Son corps repose dans une plaisante torpeur, comme si elle se laissait glisser au fil de l’eau. Elle a envie de répondre à cette gentillesse, à cette infirmière qui prend tant soin d’elle, mais quand les mots sortent de sa bouche, ce ne sont pas ceux qu’elle avait l’intention de prononcer : «Je souhaite que mon fils aille bien.» Alice sent les muscles de son visage se contracter sous la surprise, mais l’infirmière répond par un sourire plus grand encore, Alice croit même voir des larmes inonder ces immenses yeux bleus aussi immense que le ciel de tout à l’heure. Alice veut lui dire qu’elle est reconnaissante, qu’elle veut la serrer dans ses bras et la remercier du plus profond d’elle-même, mais de nouveau elle sombre dans le sommeil, le cliquetis de la perfusion tintinnabulant dans ses oreilles.
 

Quotes of the week / Citations de la semaine: Modern / Moderne


« Saisis l'instant, sachant que chaque jour de ton futur, c'est un jour qui s'en va. » (Mocharrafoddin Saadi)

« Le privilège des grands, c'est de voir les catastrophes d'une terrasse. » (Jean Giraudoux)

"I know not with what weapons World War III will be fought, but World War IV will be fought with sticks and stones." A. Einstein

« Le langage est tout simplement l’essence spirituelle de l’homme. » (Walter Benjamin)

« Je sens que je suis libre mais je sais que je ne le suis pas. (Cioran)

« Ouvre l'oeil et regarde, tu verras ton visage dans tous les visages. Tends l'oreille et écoute, tu entendras ta propre voix dans toutes les voix. » Khalil Gibran

"Seek and destroy" (Metallica)

« J'aime les hommes qui ont de l'avenir et les femmes qui ont un passé. » (Oscar Wilde)

« Les fonctionnaires sont un petit peu comme les livres d'une bibliothèque. Ce sont les plus hauts placés qui servent le moins... » (G. Clemenceau)

« La liberté ne consiste pas seulement à suivre sa propre volonté, mais aussi parfois à la fuir. » (Abe Kobo)

« Comment pouvez-vous identifier un doute avec certitude ? A son ombre ! L'ombre d'un doute, c'est bien connu. » (R. Devos)

« Je peux à peine comprendre l'importance donnée au mot recherche dans la peinture moderne. A mon avis, chercher ne signifie rien en peinture. Ce qui compte, c'est trouver. » Picasso.

« Etre moderne, c'est bricoler dans l'Incurable. » Cioran, Syllogismes de l'amertume.

« Il faut être absolument moderne. » A. Rimbaud, Les illuminations, "Adieu".

« Dans toutes les larmes s'attarde un espoir. » (Simone de Beauvoir)

"Que fait-on dans la rue, le plus souvent ? On rêve. C'est un des lieux les plus méditatifs de notre époque, c'est notre sanctuaire moderne, la Rue." Louis Ferdinand Céline

"Il est absurde d'avoir une règle rigoureuse sur ce qu'on doit lire ou pas. Plus de la moitié de la culture intellectuelle moderne dépend de ce qu'on ne devrait pas lire." (Oscar Wilde)

« Une âme délicate est gênée de savoir quelqu'un son obligé ; une âme grossière, de se savoir l'obligée de quelqu'un. » ( Nietzsche)

« S'il avait dépendu de moi de ne pas naître, je n'aurais certainement pas accepté l'existence à d'aussi dérisoires conditions. » (Dostoïevski)

Weekly game: aouw tou rivraÿte euh tekste


Frenglish! Let's re-write this text with a French "pronunciation". iou donte nide tout eundeurstennde évrisinngue. djeust dou hit ènnde goudleuque!
Tekste tou pronaounsse:
Humpty Dumpty sat on the wall, Humpty dumpty had a great big fall, All the kings horses, And all the kings men Couldn't put Humpty together again


Caro eumeti deumeti sate aune zeu ouaule, eumeti deumeti ade heu grite bigue fole, ole ze quingxe orssise, unde ole zeu quingxe mène coudene-te poute umeti touguézeur eu gaine !

Jeu de la semaine: raie écrit ture haie faux teudor taugraf


Z'aimez les fautes d'orthographe? Moi naussi. Allaure ont vas raie ékrirre un tekste ant feuzan dé fôte. sé parrti mont quiqui!

Quelle différence y-a-t-il entre un canari et un tuyau d'arrosage ? Aucune : ils ont tous les deux en plastique, sauf le canari...


Caro La più bella espressione libera è : "cocorico", senza canarino e senza tubo di annaffiamento, vero ?? Claro que si,e senza hérauri dé aurtographya !!!

Bino Quelle révérence lia-t-il en train un canne à riz est un thuya d'art aux sages? au clou : ils sont doux les vieux orgasmiques, sauf le granini...

Caro kailes dyphée rance ia tyle antres hin cas narrie aie hun tui ihauts da rausages ? Oquneu : yleçon toux lédoeuf an plasstik, sof leu ka nari...

L'insouhaitable #2

Olivier
           Le groupe se disperse au fur et à mesure des croisements, au fur et à mesure des immeubles ; chacun rentre chez soi pour ce midi. Par un quelconque fruit du hasard, Olivier habite plus loin que tout le monde, dans une rue que seul le montant des loyers isole; ainsi termine-t-il toujours le trajet seul. Mais il n’aime pas être seul, il n’a jamais aimé l’être, depuis tout petit. C’est pourquoi il sait s’entourer d’une bande de garçons. Il se fiche pas mal de savoir s’ils le craignent ou le respectent, l’important est qu’ils restent autour de lui. Et aujourd’hui Olivier est las d’achever son retour seul: il aimerait avoir un peu de compagnie pour la dernière ligne droite. Il regarde autour de lui, mais il sait bien que personne de son âge ne passe par ici, pour la simple raison que personne de son âge n’habite le quartier. Tout le monde est à la soupe.
           Il n’y a là que des vieux, des croulants tirant leur misérable vieillesse ridée et cabocharde et leur caddie bariolé à trois roues les jours de marché, ne semblant attendre qu’une chose : que leurs paupières fripées se ferment enfin – que ce soit dans la maladie ou dans le sommeil – comme ses grands-parents. Puis une pensée l’arrête : que ferait-il si un jour il devait se retrouver seul, sans parents, sans frère, sans amis ? Il réprime un frisson et secoue la tête vigoureusement. Il se remet en marche et, en son for intérieur, il se fait la promesse de ne jamais être seul. Immédiatement, il se rend à l’évidence qu’une telle promesse est impossible à tenir, il ne pourrait soumettre perpétuellement ses copains de classe à sa volonté. Il n’arrivait jamais à garder ses amis bien longtemps, aussi forçait-il le destin en forçant la main de ses compatriotes. Il se demande comment il doit faire pour se procurer un ami qui lui soit fidèle, un peu comme Achille et son pote.
               Alors, il lève les yeux au ciel bleu, qui est surprenant aujourd’hui, tout comme la chaleur presque estivale, tout comme l’éclipse de soleil qui se prolonge dans cette mer bleue et dont personne ne parlera aux informations; il ferme les paupières tout en continuant à marcher et souhaite ne jamais être seul dans le futur, quoi qu’il fasse et où qu’il soit. Et, à voix haute, comme un appel pour le monde entier, la parole suit sa pensée : «Je voudrais ne jamais être seul, quoi que je fasse et où que je sois.» Il rouvre les yeux à temps pour éviter de justesse de tomber dans le caniveau – manque se tordre la cheville et crache un juron bien senti, comme il les aime – et, tandis qu’il regarde la tâche ronde du ciel bleu s’estomper sur sa rétine et gêner un instant sa vue, il se demande si son frère est rentré de la caserne, il a tellement envie de lui parler.

Monday 1 February 2010

L'insouhaitable # 1

Thomas
 
        Quelques blancs oiseaux se noient dans la lumière du ciel bleu de midi, un peu comme s’ils n’étaient pas là, en fait. Le ciel brille tellement qu’on a l’impression qu’il éclipse l’éclat du soleil. Bizarre, tout ça. Bref.
 
         L’activité va bon train dans le centre de la ville. Les passants passent devant les devantures des magasins ; les livreurs livrent ; les badauds badinent assis sur les bancs usés ; les clochards nonchalants étendent leurs jambes sur le trottoir chauffé par les rayons du ciel ; la légère brise de mai effleure les toits d’ardoise ; les écoliers sur le chemin du déjeuner s’attardent en riant devant les magasins de jouets ou en bavant devant les boulangeries. La fin de l’année scolaire et le début de l’été approchent. L’effervescence générale semble atteindre la cime même du ciel tant elle est bleue. Thomas regarde ce bleu et se demande combien de pots de peinture il a fallu à Dieu pour peindre ce ciel aussi parfaitement, sans aucune trace. Bien sûr, Thomas ne se prend pas au sérieux, mais il aime à se souvenir de ces choses qu’il avait l’habitude de penser quand il était plus petit. Oui, plus petit. Car il n’aime pas qu’on lui rappelle qu’il est encore petit pour son âge. Une de ses grands-mères l’a même affublé d’un chétif qu’il n’a pas apprécié lorsqu’il a trouvé sa signification dans le dictionnaire. Mais sa mère lui répète sans cesse : «on est comme on est», ce qui lui parait une maigre consolation, compte tenu du fait que la plupart de ses camarades de classe sont plus grands que la moyenne. Bref.
 
           Thomas rentre chez lui en traînant le pas car, devant lui, traînant le pas encore plus, flemmarde un groupe d’élèves de sa classe, emmené par le grand, à la fois par sa taille – sa corpulence, ajouterait le prof de Français – et par son âge, Raquin. Olivier Raquin est la terreur des quatrièmes, et cela depuis deux années consécutives. Son groupe, sa phalange avait-il entendu dire un jour ce même prof de Français, se compose principalement de garçons qui se sont déjà fait rosser par le titan. Se faire castagner par Raquin, c’est être accepté sous sa coupe, à condition bien sûr de n’avoir rendu aucun coup. Thomas a déjà passé le test plusieurs fois et n’a jamais échoué à cause de ses bras trop courts, même s’il n’a jamais eu envie de faire partie de cette phalange terrible.
 
       Lui, il voudrait être un peu comme l’autre terreur des quatrièmes : Benjamin. Il ne connaît pas son nom de famille parce que ce dernier, aussi âgé que Raquin, n’est pas dans sa classe et parce que tout le monde autour de lui l’appelle Benji. Ce Benji a un style bien différent de celui de Raquin, le dernier joutant avec ses poings – ses pieds parfois – le premier avec des mots. Il a un talent incroyable pour faire rire les autres, pour tourner en dérision le plus redoutable de ses adversaires, même les géants de terminale. C’est celui qui prend les faibles sous son aile, et qui les laisse de côté lorsque l’orage est passé. Dans la cour de récréation, il y a toujours deux groupes dans les quatrièmes : celui de Raquin et sa phalange de mauvais graines et celui de Benji et ses joyeux drilles où se mêlent assez souvent des filles de troisième, parfois de seconde.
 
          Entre ces deux alliances et des groupuscules de filles aussi hétéroclites qu’improbables gravitent plusieurs autres groupes sans meneurs et sans autre particularité que de n’en pas avoir. Thomas, à l’instar d’une poignée d’autres solitaires, n’appartient à aucun groupe, il n’est l’ami de personne. Il ne saurait dire pourquoi il ne se sent pas comme foncièrement solitaire ; toujours est-il qu’il est seul. Ne semble pas s’en porter plus mal.
 
          Thomas ralentit, car la sinistre engeance devant lui ralentit aux abords d’un magasin de vidéos. Raquin pointe du doigt quelque chose dans le bas de la vitrine ; aussitôt ses acolytes s’esclaffent ; certains ricanent seulement, l’air gêné. Le groupe se remet en marche, Thomas en fait de même. Il passe à son tour devant la vitrine et regarde la jaquette de la vidéo : une femme nue, allongée sur le ventre sur un lit de soie noire, ses cheveux blonds cachent ses épaules ; deux visages d’hommes se tiennent derrière elle, l’air grave ; le titre au-dessus: De grandes espérances. Pas de quoi fouetter un chat. Encore une bonne blague pas drôle à la Raquin. Il avance. Est-ce le titre ou bien la femme qui les a fait rire ? Peut-être avaient-ils l’espoir de voir la femme se lever, nue, et se pavaner en s’exhibant devant leurs yeux effarés ? La grande espérance de concrétiser la chose dont tout le monde parle, enfin ? Le prof de Français l’avait pourtant prévenu : « Non, Monsieur Raquin, l’ambition n’est pas une marque de préservatif et l’un comme l’autre vous font défaut. »
 
          Quand il y pense, il se dit que lui a une grande ambition, une grande espérance. Faire rire. Il aimerait pouvoir faire rire les gens et en faire son métier, et les gens en retour l’aimeraient et ils formeraient un groupe, une phalange énorme dans laquelle tout le monde se sentirait à l’aise et dans laquelle le seul gage d’entrée ne serait ni un coup de poing sur le nez ni une vanne, mais un sourire. Thomas sait pourtant qu’il n’est pas à plaindre, comme certains que Raquin tape juste pour le plaisir, mais aujourd’hui, marchant dans cette rue animée du centre-ville, entouré de badauds qui ragotent, de passants qui le bousculent pour la plupart, et de clochards indolents, avec ce ciel peint si bleu loin par-dessus les toits baignés de cette lumière de mai, il souhaite faire rire avec chacun de ses mots, pour qu’enfin les choses changent dans sa vie. Et à voix basse, comme pour lui-même, la parole suit sa pensée : «Je voudrais bien, moi aussi, faire rire à chaque fois que j’ouvre la bouche.» Il n’est pas bête non plus, la vie lui a appris à se méfier des rêves comme de la peste.
 
          À présent, il ne suit plus l’effroyable cortège car il a bifurqué, il y quelques instants, dans une rue perpendiculaire, sa rue. Dans une poignée de minutes, il sera chez lui, peut-être même dans la cuisine en train de déjeuner, racontant à sa mère les détails de la matinée.
 

thirty thousand people

The day was torn and  grim birds yet began to sing as if they knew nothing’s eternal and old gives way to new that man, one day, will fall ...