Monday 4 January 2010

Manuel quotidien de résistance acharnée à l'usage de tous ceux qui luttent parfois contre eux-mêmes #15


« Si vous ne m'épargnez pas vos commentaires, je raccroche.
_ Vous avez une fierté certaine, j'ai la même. Soit dit en passant, vous avez tenu bien plus longtemps que je ne l'aurai cru. Bref. Alors, dîtes-moi tout.
_ Je ne veux pas d'appareillage. J'ai réussi à mettre la main sur un logiciel de reconnaissance vocale. Donc je peux recommencer à travailler comme avant. Ma voiture viendra plus tard. Je me suis arrangé avec le collègue avec qui j'ai eu l'accident de venir me chercher tous les matins. J'ai reçu ce matin mon lave-vaisselle.
_ Donc tout va bien?
_ J'en ai par-dessus la tête de manger des plats surgelés, je veux de la vraie nourriture. Je veux boire du vin sans mettre une heure à déboucher la bouteille. Je ne veux pas mettre des chemises avec des plis.
_ Vous voudriez, si je comprends bien, une aide à la maison? Quelqu'un qui, entre autres, vous fasse à manger?
_ Oui. Je ne suis pas trop difficile. Cette personne pourrait préparer une semaine de repas – ah oui, il faudrait qu'elle fasse les courses aussi – et pendant qu'on y est, elle pourrait aussi faire un brin de ménage et de lessive.
_ Je suppose que je vais devoir me débrouiller pour vous trouver quelqu'un rapidement?
_ On ne peut rien vous cacher.
_ Vous savez que tout ceci est normal, que ce n'est pas dégradant de demander de l'aide?
_ Oui, je sais. Je ne suis pas encore tout à fait à l'aise avec cette idée, mais il faut bien que j'avance.
_ Pour quelqu'un qui était encore valide il y a un deux mois, vous vous en tirez avec tous les honneurs. Peu ont votre détermination.
_ ...
_ Bref. Je vous recontacte en fin de journée pour vous donner les modalités. Je peux vous envoyer par courriel les différentes pièces à me fournir et le dossier à remplir.
_ Merci. À ce soir, donc.

Sunday 3 January 2010

Manuel quotidien de résistance acharnée à l'usage de tous ceux qui luttent parfois contre eux-mêmes #14


« Il vous faut une aide, ne serait-ce qu'une aide ménagère. Vous savez, avec le chèque emploi service, c'est beaucoup plus simple qu'on ne le pense.
_ J'ai les moyens, je ne suis pas pauvre. Je me suis fait faire une voiture sur mesure. Toutes les fonctions sont accessibles sur le côté gauche du volant ou par reconnaissance vocale. Je n'aurai plus qu'à repasser mon permis quand j'aurai reçu la voiture en question.
_ Ah, oui, bon, d'accord. Alors si ce n'est pas un problème d'argent, c'est un problème de quoi?
_ De dignité.
_ Je vois.
_ Non, vous ne voyez pas. Je n'arrive pas à faire la vaisselle, qu'à cela ne tienne: j'achète un lave-vaisselle. Je ne peux plus lacer mes chaussures, j'en trouve et à scratch, et à élastique. Et de la marque, par-dessus le marché. À chacun de mes problèmes, je trouve une solution.
_ Vous ne pourrez pas toujours acheter votre liberté et j'en suis navrée pour vous et pour tous ceux qui sont dans votre situation. Toutes ses issues de secours ne sont que des remédiations temporaires à votre handicap.
_ Épargnez-moi votre jargon.
_ Monsieur, je peux cerner, beaucoup mieux que vous ne le faîtes à présent, vos besoins futurs. Vous n'êtes pas le premier et le seul cas que je suis, loin s'en faut.
_ Mais je serai le premier à m'en sortir seul, vous verrez.
_ Votre volonté est admirable. Je n'ai plus qu'à vous laisser, je suppose. Je vous laisse donc ma carte. A dans une semaine.
_ Pourquoi une semaine?
_ Vous m'appellerez dans une semaine, vous verrez. Au revoir, monsieur. »



Une semaine à se démener comme un beau diable, à courir partout, à démarcher contacts et magasins en tous genres. Se procurer des chaussures qu'il puisse enfiler ne fut rien à côté de toute la logistique qu'il dut mettre en place. Au fur et à mesure des journées, il a pu mesurer l'ampleur de la tâche à accomplir. Il s'est rendu compte qu'il se servait de sa main droite, sans le savoir, lorsqu'il s'entraînait. N'est pas manchot qui veut, il semble, car tout pose problème. Se laver, s'habiller, se brosser les dents: voilà le véritable challenge au quotidien. La pratique qui se fout de toutes ces années de théorie. Il frissonne généralement de plaisir en faisant le bilan de ses accomplissements, en fin de journée, lorsqu'il coche les items catégorisés en « vital », « utile » et « confort ». Il frissonne de plaisir quand les gens dans les magasins ou dans la rue l'observent, en tee-shirt, à courir après la vie. Il frissonne quand on lui tient la porte ou qu'on l'aide d'une manière ou d'une autre. Il dit: « Vous n'auriez pas dû, mais merci quand même. » Les gens sourient. Il frissonne. Comme si on ne voyait pas des manchots tous les jours. Il a refusé l'appareillage à cette sotte d'assistance sociale. Il n'a pas mis plus de dix ans à se débarrasser de son bras pour s'en recoller un faux qui le gênera plus qu'autre chose. Il se régale de ces moments-là.
La vie va vite, mais lui aussi.



« Chapitre VII, paragraphe 4. Retentissement socioprofessionnel: actes essentiels et courants
Le retentissement sur la vie sociale, professionnelle et domestique doit constituer une référence constante pour l'expert; Toute(s) déficience(s) entraînant la dépendance d'un tiers pour la réalisation d'un ou plusieurs actes essentiels de la vie doit être considérée(s) comme une déficience sévère (supérieure ou égale à 80 p. 100). Ces actes essentiels sont notamment:
Les transferts (lever et coucher; w.c.; bain ou douche); La toilette du corps et les soins d'apparence; L'habillage/déshabillage et la mise en place des éventuels appareillages; La prise des repas; Les déplacements (marche ou fauteuil roulant). La perte de la marche constitue de fait un critère de sévérité de déficience ; mais lorsque la marche, ou la déambulation, est possible, il faut apprécier le périmètre de la marche et les aides nécessaires. »



Une semaine pendant laquelle, chaque matin comme chaque soir, il masse son moignon avec de la crème. D'abord, le contact avec la boursouflure l'avait répugné. Le vide aussi l'avait secoué. La peau est tirée, c'est pourquoi il l'hydrate régulièrement pour éviter les vergetures. Puis, à force de le toucher, de l'observer minutieusement, sous tous les angles, avec un miroir, il commence à apprécier ce morceau de chair.

Une semaine à essayer de trouver des solutions aux impondérables. À se triturer les méninges pour mettre en place des stratégies dignes de ce nom. Le brossage des dents est encore hasardeux, mais il sent du mieux. Reste le problème de l'habillage, de la préparation de la nourriture – il ne sait pas pourquoi il ne peut pas bouffer ces saloperies de plats préparés – alors c'est la nourriture surgelée qui l'emporte – il ne peut plus préparer quoi que ce soit, à son grand dam, et le problème du travail. Il va recommencer le travail, à sa demande, dans une semaine ou deux, après qu'on lui ait enlevé les points. Sa voiture sera prête dans deux mois au plus tôt. Il ne peut plus taper à l'ordinateur aussi vite, surtout de la main gauche. Il se contorsionne les doigts – il finira par être agile – utilise même son nez! Toujours est-il qu'il doit tirer des ficelles s'il veut obtenir un logiciel adapté et performant de reconnaissance vocale. Il commence à s'entraîner à signer et à écrire de la main gauche. À se coiffer aussi. À se laver d'une seule main. À étendre le linge d'une seule main. À renforcer son corps, son bras. À satisfaire les pulsions de ce corps qui se réveille.
Son bras en moins, parfois, c'est vraiment une plaie.



« Inclus: amputation, raccourcissement; dans le cas d'une lésion acquise, on prendra en compte l'atteinte du membre dominant, appréciée plus favorablement que celle de l'autre membre. »

Nouvelle version de l'Assassin (PDF)

Assassin                                                                                                                                            

Saturday 2 January 2010

Manuel quotidien de résistance acharnée à l'usage de tous ceux qui luttent parfois contre eux-mêmes #13


Premier jour. Sortie d'hôpital. Il a encore des points à faire enlever d'ici deux, trois semaines, mais après ça, il sera débarrassé, et seul. Ne restera dans une semaine, quinze jours, qu'une visite de contrôle par une assistante sociale parce qu'il a refusé l'aide à la maison qu'on lui a proposée. Parce que tout le monde est au petit soin. Il n'a pris tous les numéros au différents organismes que pour qu'ils le lâchent. Droit à la compensation, insertion professionnelle, « projet de vie », ADEPA, MDPH, FNATH, PCH – tous ces H qui te rappellent la coupure – carte d'invalidité, de priorité, de stationnement – tout ça il n'en a rien à foutre, il veut qu'on lui lâche la grappe. Ils le regardent avec sympathie, même quand il les insulte.



Le voilà manchot. Enfin. Mais bizarrement il n'a pas ce sentiment d'hilarité qu'il aurait cru se sentir. Même dans la quiétude de son appartement, loin de tous ceux qui le traitent comme un demeuré ou un futur bon à rien, au choix. Pas d'excitation, un calme olympien. Voilà.
Le réfrigérateur, vidé de son contenu moisi, se met en route. Ronronne sans rien demander à personne. Tout est resté à sa place. Le grille-pain en inox. La bouilloire. Il a un peu mal à la tête. Prendre un verre, le poser, se servir à la carafe, déboucher le tube d'aspirine. Boire. Rien de sorcier.



« Barème pour l'évaluation des déficiences et incapacités des personnes handicapées:
 1. Déficience légère (taux : 1 à 20 p. 100)
Sans retentissement sur la vie sociale, professionnelle et domestique ou sur la réalisation des actes de la vie courante. Exemple :
- amputations partielles ou isolées des doigts ou des orteils, raccourcissement minime... »



Un petit souci d'équilibre. « Ça se règle avec le temps. » Le seul docteur à ne pas le ménager, à lui annoncer les choses sans prendre de gants, à regarder la plaie sans sourciller. Peut-être par j'en-foutisme. Bref. Dehors, les oiseaux chantent à tue-tête. La fenêtre entrouverte laisse filtrer la chaleur de l'été. Du temps a passé depuis l'accident. Le monde au dehors a continué, pour la famille qui les a percutés, avec une grosse frayeur et quelques minerves, pour les policiers, pour Michel. Lui, à l'instar des malfrats, était resté sur le carreau, là-bas, sur cette fichue autoroute, son bras écrasé sur cette fichue rambarde, sa fichue vie abandonnée sur l'asphalte à se vider de son sang. Il ne sait encore s'il est un homme nouveau ou un autre homme. Il y a songé longuement, sans trouver de réponse. Pour l'instant. Il sait une chose: il est enfin ce qu'il a toujours voulu être. Et il ne sait pas comment réagir, que faire, à part attendre, assis dans la cuisine, un verre d'eau dans lequel une aspirine vient de se dissoudre.



« 2. Déficience modérée (taux : 20 à 40 p. 100)
Gênant la réalisation de certaines activités de la vie courante ou ayant un retentissement modéré sur la vie sociale, professionnelle ou domestique. Exemple :
- amputation d'un pouce, ou du gros orteil ou de plusieurs doigts ou orteils, de l'avant-pied, raccourcissement gênant (boiterie).



À bien y réfléchir, il aimerait agir. Bien des gens lui diraient de se ménager, qu'il n'est rentré que depuis aujourd'hui, qu'il faut qu'il prenne son temps, qu'il prenne le temps de prendre ses marques. De retrouver une vie. Alors qu'ils ne comprennent pas qu'il ne veut pas la retrouver – il l'a enterrée comme on enterre un corps embarrassant. Il n'a même pas à l'oublier – elle est morte, morte! cette putain de vie. Il doit se construire une histoire personnelle – encore un H – et pas sur les braises de l'ancienne. Il se lève. Pose le verre vide dans l'évier. Ouvre le robinet, met du produit vaisselle sur l'éponge. Le verre roule sur le tapis antidérapant. Il arrive à le coincer sur un rebord, frotte tant bien que mal, aimerait bien nettoyer le fond du verre. L'eau coule. Il lâche l'éponge, coupe le robinet. Reprend le nettoyage du verre, qui n'est pas si sale que ça. Il rince, pose dans l'égouttoir. Une minute et quelques. Pour un verre.



« 3. Déficience importante (taux : 50 à 75 p. 100)
Limitant la réalisation de certaines activités de la vie courante ou ayant un retentissement important sur la vie sociale professionnelle ou domestique. Exemple :
- amputation de jambe ou de cuisse (appareillée), ou de l'avant-bras, du coude ou de l'épaule, unilatérale côté non dominant. »



Il a transpiré. Bon Dieu. Transpirer pour un verre. Qu'est-ce que ce sera quand il aura des assiettes, des plats. Il faut qu'il se procure un lave-vaisselle, de toute urgence. Les procédures pour faire aménager une voiture sont faites, l'électroménager suit de près. Il doit s'organiser pour ne pas se laisser déborder, essayer de parer aux imprévus.
Il défait ses lacets, envoie valser ses chaussures loin sur le tapis et s'affale de tout son poids sur le canapé. Il soupire comme il a rarement soupiré. Ça va pas être de la tarte. Il n'y a aucune raison de céder à la panique, il suffit d'être un tantinet organisé, rationnel, logique. Il va avoir quelques difficultés, ça c'est certain. Il s'est néanmoins déjà entraîné depuis une dizaine d'année à réaliser certaines tâches de la main gauche. Le fait qu'il pensait conserver un moignon pour faire levier ou prendre appui était un coup bas dans sa préparation. Il va devoir faire sans, tant pis.
Il repense à toutes ses années d'errance. Il se dit qu'il en voit le bout, enfin. Il scanne son appartement du regard. Tout est à sa place. Ses yeux tombent sur les chaussures en vrac. Il se relève avec un peu de mal, de gaucherie, et ramasse les éléments perturbateurs. Il se dit qu'il ne doit pas commencer à mettre le souk. Or-ga-ni-sa-tion. La tête lui tourne soudainement. Il se rassied. Lâche ce qu'il avait dans les mains comme si c'était des charbons brûlants. Bordel de pompes de merde: comment fait-on des lacets avec une seule main? Hum! Lui qui voulait quelques instants plus tôt prévoir l'imprévu. Il va devoir penser beaucoup plus loin que ça, ouvrir son esprit à d'autres problèmes.



« 4. Déficience sévère (taux : 80 à 90 p. 100)
Rendant les déplacements très difficiles ou impossibles ou empêchant la réalisation d'un ou plusieurs actes essentiels. Exemple :
- désarticulation de hanche, d'épaule ou du coude dominant ; ou amputation bilatérale des membres supérieurs. »


Tuesday 29 December 2009

Manuel quotidien de résistance acharnée à l'usage de tous ceux qui luttent parfois contre eux-mêmes #12


Il fait chaud dans la voiture. Ils roulent à tombeaux et fenêtres ouverts. Chacun a un bras par la fenêtre. Une bien belle image de vacances si quelqu'un les prenait en photo, de face. Le coupé Z4 file au ras du sol, un avant caréné en tête de requin et eux, deux zigotos le sourire jusqu'aux oreilles, un bras pendu nonchalamment de chaque côté. Il lui a laissé conduire son bolide, lui qui n'a jamais eu affaire qu'à de vieilles guimbardes. Michel jubile, pousse les rapports, sono à fond. Deux célibataires en virée. L'après-midi se passe. Après deux heures et demi de voiture ils n'ont plus grand chose à se raconter, à voir ou de quoi se moquer. Le soleil plombe le paysage. Même le ciel pourtant d'un bleu immaculé semblait aplati. Pas un oiseau. Pas une vache dans les champs. Peu de voiture. Ils avaient évité le flot en partant plus tôt. Vive les RTT! La radio braillait des chansons vulgaires, sans âme, des flots de paroles dépourvues de sens sur des rythmes effrénés ou sirupeux au possible. Il détestait cela mais faisait avec. Après tout, il n'était pas dans sa voiture. Il s'assoupit.


Les genoux de sa mère. Voile fleuri, vaporeux. Pantalon de serge brune. Un peu chaud pour l'époque. Il ne voit que des genoux. Il lève la tête. Voit une multitude de paires d'yeux qui le fixent. Il sourit parce que les visages lui sourient. Que fait-il ici? Il n'a pas peur, il ne sait simplement pas où il se trouve ni ce qu'il doit faire. On attend toujours quelque chose de lui, un rire, un sourire, qu'il ouvre la bouche, qu'il donne sa main, qu'il dorme. Parfois il ne veut pas, parce qu'il n'a pas envie. Alors on le force, on lui donne une petite tape sur les mollets. Il n'aime pas ça, alors il pleure. Crie. La claque est plus sèche, alors il continue de plus belle. Parfois, une main douce vient apaiser le feu sur la peau, parfois quelque chose de cinglant vient rosir un peu plus les chairs. Aujourd'hui il fait chaud. Il fait beau. Il y a un petit vent qui caresse ses cheveux, joue avec les pans des robes. On marche sur des gravillons blancs. Il aime leur couleur, leur chaleur après une journée sous le soleil. Il en met quelques-uns dans sa poche. On ne lui a pas demandé de donner sa main, ni même de suivre. Mais il suit. Et va mettre sa main dans celle de sa mère. C'est une belle journée, mais il ne sait toujours pas ce qu'il faut faire, et ça commence à devenir lassant, ou énervant. Alors il s'arrête. Il a mieux à faire ici avec les petits cailloux blancs. Ils ont tous une forme différente. Il aime le contact de leurs angles cassés. Une main, rugueuse, forte, empoigne son bras; une autre lui fait ouvrir sa main et fait tomber tous les gravillons à terre, comme si c'était sale. L'entraîne de force vers le groupe qui est loin devant. Il est surpris. Ne veut pas, crie, hurle malgré les claques sur les mollets, les cuisses, les fesses.
Cette main, inexorable, le tire en avant et son bras lui fait mal. Il voudrait être comme les lézards dans le jardin qui se coupe la queue pour s'échapper. Les regards des gens, les sourcils froncés, les moues réprobatrices, il s'en fiche. Il a mal au bras maintenant.


Il se réveilla en sursaut, affalé dans le siège. On était entre chiens et loups. Le soleil était passé derrière la bande nacrée d'horizon. L'air était plus frais, l'habitacle s'était notablement rafraîchi. Il préférait néanmoins cette fraîcheur à la chaleur grésillante de l'après-midi, celle qui réchauffait encore la peau de son bras. Il en aurait presque des frissons. Il y avait quelques nuages. Michel se frottait les yeux.
« Tu veux que je te reprenne?
_ Non, ça va aller; il nous reste quoi, quarante bornes? On a pas passé Uzerche. »
Il prit la carte pliée et repliée, jetée en vrac à ses pieds, la retourna. Il se félicita intérieurement de n'utiliser que sa main gauche.
« Mmmh, mouais, quelque chose comme ça. » La carrosserie était encore chaude sous son bras droit, il sentait les vibrations causées par les aspérités de la route, par le vrombissement du moteur.
« Il m'éblouit ce con. Merde mais il est à contre-sens! » Il eut juste le temps d'abaisser la carte que la lueur des phares emplit l'espace de la voiture. Michel avait un bras tendu contre le volant, une main en visière devant ses yeux plissés. « Mais il nous fonce dessus – MERDE! » La voiture fit une embardée sur la droite, vint percuter la rambarde de sécurité, fit une autre embardée sur la gauche et vint percuter une deuxième voiture arrivant en sens inverse.


De ce qui s'ensuivit, il ne vit rien. Les pompiers le lui racontèrent, peu après, alors qu'il était allongé sur son brancard, enfin lucide. La voiture qui s'était engagée en sens inverse sur l'autoroute abritait quatre malfaiteurs qui venaient de braquer une banque. Ils les avaient évités de justesse, mais pas la voiture de flics qui les poursuivait. La fatigue avait émoussé les réflexes du conducteur – et c'est peut-être ce qui les avait sauvés tous les deux. Après avoir percuté la rambarde, leur voiture s'était dirigée directement sur les policiers qui avaient braqué complètement à droite: les deux véhicules avaient ainsi évité la collision frontale qui leur aurait forcément été fatale à tous. Au lieu de cela, lui et son ami avait enfoncé l'arrière de la voiture de police. S'ensuivirent une série de têtes à queue qui les télescopèrent quelque part sur la voie.
Les braqueurs, quant à eux, ont fait deux kilomètres de plus avant de se pulvériser dans l'avant d'un trente-huit tonnes. Morts sur le coup. Ce qui fait que les pompiers sont arrivés sur les lieux du deuxième accident en premier, et là se joue le clou du spectacle: il semblerait que son ami, ayant repris ses esprits, ai commencé à déboucler leurs ceintures pour les faire sortir du véhicule lorsqu'une voiture, passée au travers du second accident sans encombres, les percuta de plein fouet par l'arrière. Ils furent catapultés hors de la voiture, à plusieurs mètres de distance, chacun d'un côté. À leur arrivée les pompiers ont découvert ce qu'ils appelaient « un chantier ». Trois véhicules, un corps étendu en travers de la route, six inconscients dans leur siège. Le calme plat. Pas un bruit, pas même la sirène, devenue du coup inutile. Prise rapide des pouls, constat des commotions. Il faudrait désincarcérer. Celui sur la route était plus inquiétant. On s'affaire autour de lui. Et là, sorti de nulle part, on entend un râle et ils tournent tous la tête dans la direction: ils voient un homme arriver vers eux en boitant, ramassé sur lui-même, pleurant et geignant. Il balance une épaule en avant dans sa claudication, son bras gauche serré sur sa poitrine, sa main enveloppant son épaule. Ses vêtements sont maculés de sang, surtout d'un côté. Il vacille, donne l'impression de chuter à chaque instant, à chaque pas. Il s'écroule avant qu'ils aient pu réagir. Cet homme bien mal en point, c'est lui.


Il n'en avait bien entendu aucun souvenir. Autour de lui que de visages souriants – son ami venait de sortir du coma, il pourrait le voir d'ici peu. Il se releva pour serrer la main à tous ces hommes de courage – et tomba à la renverse. Un des pompiers lui mit une main sur la poitrine, lui désigna d'un bref signe du menton son épaule droite. Il ne vit rien, ne compris pas sur le moment. Il lui fallut quelques secondes avant de réaliser que c'est justement parce qu'il n'y avait rien à voir qu'il fallait regarder. Il releva sa manche: son bras droit était enturbanné de gaze rougie, peut-être dix centimètres sous l'épaule. Les bras lui en seraient tombés si seulement il avait toujours les deux.
A cet instant, comme si une synapse venait de faire le lien entre ses neurones, il se remémora la douleur intense, aigüe, alors que la voiture tapait violemment contre la rambarde, alors que son bras pendait encore nonchalamment par la fenêtre. La chaleur de la carrosserie, les vibrations de la route: voilà les dernières sensations que son bras aura ressenties. Il n'avait pas prêté attention à la douleur, son regard était déjà happé par la rambarde de l'autre côté, l'autre voiture en face, le danger imminent de mort.


Il osa regarder les visages autour de lui: la magie opérait déjà.

Monday 28 December 2009

Manuel quotidien de résistance acharnée à l'usage de tous ceux qui luttent parfois contre eux-mêmes #11


« Je viens d'envoyer le fax de confirmation au groupe Vinci.
_ Merci Jean-Luc. Tu es prêt Michel?
_ J'arrive, j'arrive. Oulààà! Mais on débouche le mousseux! En quel honneur?
_ Champagne, monsieur! Nous fêtons les résultats de l'entreprise après seulement dix-huit mois d'existence. Messieurs, je vous annonce solennellement que nous sommes classés!
_ [...]
_ [...]
_ Ah. Bon. Tant pis pour l'effet. A voir vos têtes, vous ne mesurez pas l'ampleur de ce que nous avons réussi. Chaque année, un classement des start-ups est réalisé par un organisme très pointilleux et ils publient un hit-parade dans une édition spéciale annuelle. Nous faisons partie des cinquante premières boîtes les plus côtés de France avec le plus gros chiffre d'affaire annuel.
_ Et pourquoi? Enfin, je veux dire, comment en est-on arrivés là? Je sais pas pour toi Michel, mais moi je ne pensais pas être aussi redoutablement efficace. » Michel hausse les épaules, ses épais sourcils remontés au milieu de son front plissé par l'étonnement. Reste muet.
« Disons que lorsque j'ai commencé j'ai utilisé mon carnet d'adresses de trader. Ça nous a ouvert les bonnes portes. Mais je ne veux pas minimiser vos efforts dans cette réussite: c'est pourquoi j'ai vu avec la comptable et je vais vous distribuer des primes spéciales d'intéressement.
_ Attends là, tu me fais tourner la tête. Je suis d'accord avec Jean-Luc: je vois pas bien comment on a réussi ça. Et quand je dis « on », je suis pas sûr d'utiliser le bon mot. On devrait dire « tu ». C'est toi qui portes ce projet à bout de bras, depuis le début. C'est toi qui nous dis quoi faire, quoi dire, quoi envoyer. Si tu m'avais pas coaché, j'en aurai fait une sacré wagonnée de conneries. » Jean-Luc hoche la tête, approuve, les sourcils froncés.
« On s'en fout, non? Le résultat est là, et c'est ce qui compte. Vous recevrez comme prévu le chèque en fin de mois.
_ Et on parle de combien?
_ 60 K. Chacun. » Michel s'étouffe avec sa salive. Jean-Luc pâlit. Il veut parler mais sa mâchoire ne peut que monter et descendre. Finalement, d'une voix chevrotante, il arrive à dire:
«  Tu es au courant que c'est plus que notre salaire de l'année? Et on gagne déjà beaucoup.
_ Et encore, c'est rien à côté des résultats prévus à la fin de cette année. »
Un borborygme leur fait tourner la tête. Michel lutte visiblement pour dire quelque chose.
« Je j'ai je suis, j'ai pas...l'habitude.
_ « La première fois ça pique les yeux, après ça fait plus rien, » disait je sais plus qui. Ça va aller." Il veut le rassurer, et il ne veut surtout pas qu'il lui vole cet instant de patron, cet instant qu'il a toujours vécu de l'autre côté du bureau.
« Non mais quand même! Quand Ghislaine va savoir ça...
_ Tu vas nous creuser un peu plus tes cernes! »
Décidément, il n'avait pas prévu ça comme ça. Si en plus Jean-Luc donnait aussi dans la blague grasse...il n'était pas sorti de l'auberge.

Mais les beaux jours eurent raison de la grivoiserie ambiante. Ils passèrent le reste de l'après-midi à éplucher les résultats, à se triturer le cerveau pour mieux organiser leur travail respectif, à boire du champagne, à manger les amuses-gueules commandés pour l'occasion, aux frais du patron.

Dans une semaine, comme convenu, lui et Michel partiraient dans le Limousin. Jean-Luc, lui, en profiterait pour faire le premier barbecue de la saison. Chacun des deux compères, rentrant chez soi ce soir-là, se dit qu'il a passé la plus belle journée de travail de sa vie, et qu'il a hâte de voir la tête de la famille, en annonçant la nouvelle entre la poire et le fromage. Le « patron », quant à lui, fêta cela au restaurant japonais, seul mais satisfait, seul mais digne. Il prit son dîner avec du saké chaud. Une fois rentré, il passa une bonne soirée devant la télévision. Il se rappellerait cette soirée-là pendant un bon moment, car elle n'avait rien d'exceptionnelle. Il était monsieur-tout-le-monde. Il était, pour une fois, comme tout les patrons du monde qui ont distribué les fruits du labeur, comme tous ceux qui ont la sensation du devoir accompli et, surtout, comme cette poignée d'hommes et de femmes qui ont le sentiment grisant d'avoir enfin fait quelque chose de bien.

Sunday 27 December 2009

Manuel quotidien de résistance acharnée à l'usage de tous ceux qui luttent parfois contre eux-mêmes #10


À Los Angeles, ils passent enfin à aujourd'hui. À Auckland, ils passeront à demain dans trois heures. Tandis qu'ici, maintenant, c'est déjà un autre jour.
Même trajet, même bureau. Même Michel, même blague matinale. Même sonnerie de téléphone. Même stylo, même post-it, même interlocuteur avec un nom qui aurait pu être le même. Même sandwich, même midi. Même journée, en somme.
Et pourtant. Une certaine joie de vivre l'avait levé du lit, bien avant le réveil. Il avait pris un copieux petit-déjeuner, était passé sous la douche, s'était brossé les dents, habillé ambidextrement. Il avait pris tout son temps pour aller au bureau, ralenti même pour admirer un peu plus longtemps le soleil se lever derrière le plat de l'horizon, avait pris par le centre-ville, s'amusant à regarder les passants et les écoliers se diriger vers la place des Épars. Le ciel, sans nuage, était d'un beau bleu profond. Les étourneaux cabriolaient dans les airs, d'arbre en arbre. Il ne savait pas ce qui se passait en lui, mais tout allait bien. Sa cicatrice ne le démangeait pas. Il ne pensait pas qu'à utiliser sa main gauche. Oui, il avait envie d'embrasser le monde.


Michel fut surpris de trouver les croissants sur son bureau. Peut-être que le printemps y était pour quelque chose. Son ex-femme aussi était toute guillerette. Quelle nuit! Ça valait bien quelques cernes. En revanche, ils avaient du pain sur la planche. Faire les comptes, faire un tour des clients pour savoir si allait va bien, faxer les trucs à l'URSSAF. Le bleu viendrait flairer le fax, il en mettait sa main à couper. C'était de bonne guerre. Il avait croisé Jean-Luc qui n'avait toujours pas retrouvé de boulot. Peut-être qu'il en toucherait deux mots aujourd'hui; depuis peu il sentait son bras s'allonger. On ne savait jamais...au printemps tout était possible. « Ne manquez pas votre unique matinée de printemps, » disait un philosophe dont le nom lui échappait. Vieux reste de fac...ça ne le rajeunissait pas, tout ça.


« J'y réfléchirais. » Voilà tout ce qu'il a pu dire. Il n'a ni feint ni masqué sa surprise. Après tout ce qu'ils s'étaient dit l'un sur l'autre...mais les gens changent. Les besoins aussi. Il veut vraiment donner un coup de fouet à cette entreprise qui certes prospère, mais qui pourrait s'enrichir tout autrement. Il a envie de donner ça à Michel, de lui faire connaître le luxe, l'opulence, les joies de dépenser sans compter, de dessiner la perspective d'un avenir sans travail, d'une retraite bien méritée prise bien avant l'heure. Il est satisfait de son salaire, mais il ne soupçonne même pas les sommets qu'ils pourraient atteindre. Et pourquoi pas Jean-Luc aussi. Il a quelque chose, ce garçon de vingt ans son ainé. Une fibre supérieure à celle de Michel, un contact possible avec les clients de haut vol s'il voulait bien se donner la peine d'apprendre de lui. Il a tant à offrir aux gens. Ce monde de requins est sans appel et il le sait d'expérience: il faut être vif, apprendre des erreurs des autres sans en faire soi-même de grave, ne jamais se retourner, se faire des amis parmi ses ennemis, toujours avoir en tête un but précis. Froid et calculateur, voilà comment on le perçoit et cette image ne lui déplaît pas.
Alors oui, il y réfléchit de plus en plus. Ce pourrait être le tremplin pour sa boîte. Ils pourraient décoller, tous les trois.

Saturday 26 December 2009

Manuel quotidien de résistance acharnée à l'usage de tous ceux qui luttent parfois contre eux-mêmes #9


Encore une fois, aujourd'hui, il s'était strappé le bras. Et une fois n'était pas coutume, on avait bien failli démasquer la supercherie. Il se sentait honteux. Il ne savait encore si cette honte venait du fait qu'il trompait la crédulité de ses contacts ou du fait qu'il voulait à tout prix devenir infirme. Bref. De toute façon, il fallait qu'il se montre plus distant avec les gens, qu'ils arrêtent de lui mettre la main dans le dos alors qu'ils le laissaient passer en premier le seuil du bureau. Il gagnait des contrats, nom de Dieu. Il devrait faire attention que ces personnes-là ne se parlent pas, ne viennent pas à se demander si l'une ou l'autre ne se souvenait pas l'avoir déjà vu valide, celui-là. Encore heureux qu'il ne faisait pas ça à chaque fois.

Il avait vaguement des nouvelles d'Hélène, par une connaissance commune; elle allait bien. Avait une relation. Tant mieux. Après un an, il était temps. Lui? Il ne cherchait pas. N'en éprouvait pas le besoin. Michel ne comprenait pas ça, lui avait besoin de...comment le dire dans des termes moins clairs que les siens...besoin de se rapprocher physiquement de son ex-femme. Était-il allé voir ailleurs? Non. L'herbe était assez verte...Aller savoir ce qu'il entendait par là était à coup sûr prendre le risque de se confronter à une blague aussi grasse que son herbe.


Ils s'entendaient bien. Il l'appelait Tovarich; Michel l'appelait le bleu. Ils avaient décidé, dès l'arrivée des beaux jours, de se faire une virée tous les deux. Ils prendraient des RTT et partiraient en Corrèze, du côté de Tulle. Michel avait une maison de famille là-bas, dans l'arrière-pays limousin. Ils n'auraient en plus qu'à prendre l'Occitane et ils seraient rendus en deux temps, trois mouvements. Il fallait qu'ils se dépêchent, cependant, Michel et son ex-femme se rapprochaient souvent ces temps-ci.


Tous les jours la boîte s'ouvrait un peu plus. Il ne se laissait pas faire, parce qu'il y avait beaucoup plus en jeu que le regard des gens et son bien-être. Il y avait bien d'autres choses à perdre que son bras. Il se mettait des challenges chaque année. Mais celui-ci n'en faisait pas partie. C'était le challenge d'une vie, comme peu de gens osaient mettre au devant d'eux.

Le soir, il pensait au jour où il perdrait son bras. Parfois il était mélancolique, d'autres fois cela l'énervait d'attendre. Et l'énervement laissait parfois place à la colère, à la frustration. Puis, encore plus rarement, une rage démesurée lui faisait prendre un couteau tranchant, aiguisé pour l'occasion avec le même élan rageur. Il s'attachait donc à détacher son bras du reste de son corps. Une vilaine cicatrice boursouflée courait tout autour de son biceps. Mais la douleur, la douleur, voilà ce qui lui avait fait perdre ses moyens. C'était loin d'être une simple question de volonté. Il taillait dans les chairs à vif, sa peau plissant sous la lame. Ses muscles tressautaient, ses veines pulsaient et régurgitaient leur sang, son sang noir strié de carmin qui venait tacher l'émail terne de la baignoire. Sa vue se troublait ou alors des points translucides dansaient dans son champ de vision. Sa peau flasque baillait de chaque côté de la tranchée écarlate, palpitante. La gaine blanchâtre du muscle, le tendon, les faisceaux peut-être. Les mâchoires serrées, les lèvres ourlées en un rictus de douleur, de haine, de hargne.


Les trois fois où il en était arrivé là, il s'était évanoui après quelques minutes. Réveil tremblant de froid, nu dans la baignoire, recroquevillé, les genoux ramenés contre la poitrine, ensanglanté de la tête au pied. Odeur âcre du cruor séché, coagulé. Cruor, ce mot aperçu au hasard d'une lubie d'adolescent. Souvenirs pêle-mêle, puis plus rien. Dans un état second il pansait la plaie béante, sanglotant, se gavait d'anti-douleurs pour reprendre le travail le lendemain ou surlendemain et il ne pensait à rien. À rien. Annulé. Comme si on remettait les compteurs à zéro. Le regard vide croisé face au miroir alors qu'il se nettoyait le visage au gant de toilette. Les gouttes de sang sillonnaient le lavabo. Dessinaient de morbides constellations. Nausées. Vertiges. Mains agrippées au rebord froid. Tiraillements et grésillements dans tout le bras. Deux larmes en berne aux commissures des lèvres. Deux larmes, chaudes, salées jusqu'à l'amertume.

Thursday 24 December 2009

Joyeux Noël à tout le monde!

Merry Christmas to all!

Manuel quotidien de résistance acharnée à l'usage de tous ceux qui luttent parfois contre eux-mêmes #8


Cela faisait bientôt dix ans qu'il se préparait avec patience, quotidiennement, au moment où il perdrait son bras droit. Ou l'usage de son bras droit, il ne savait pas trop encore. C'était juste un pressentiment, mais parfois il était si puissant qu'il en avait les larmes aux yeux. Il se préparait avec la détermination d'un athlète qui sait que tout se joue dans quatre ans, aux jeux olympiques. Il se mettait à imaginer les regards des gens une fois sur le podium, la compassion, sa souffrance reflétée dans celle des autres en regardant son moignon qu'il exhiberait avec une fierté toute dissimulée. Mais il n'y avait pas que cela.

Bien entendu il n'était pas devin et il pourrait passer sa vie avec son bras droit comme la plupart des gens, cependant il savait depuis tout petit qu'il aurait à souffrir d'un grand traumatisme, comme celui de perdre un membre de sa famille ou une partie de son corps. La perte de son bras droit s'était imposée d'elle-même, au fil du temps: c'était celui dont il se servait le plus, celui dont on s'attendait à serrer la main. Depuis ce fatidique jour d'avril, il se forçait non pas à devenir ambidextre, mais bel et bien à tout faire de la main gauche, sans aucune aide ou presque de sa main droite. Il lui arrivait parfois d'espérer conserver un moignon suffisamment grand pour pouvoir au moins faire levier, au tard de la nuit, le bras strappé dans le dos, dégoulinant de transpiration.

La trentaine passée, voilà plus de dix ans qu'il attendait ça avec l'impatience d'un chirurgien plasticien quelques heures avant une double mammectomie et reconstruction mammaire dans la foulée. En son for intérieur il savait devoir subir cela, pour une sombre raison, pour un prétexte aussi insignifiant peut-être qu'une paire de claque en rentrant de l'école. Parce qu'il avait été comme ça, petit. Tout devait prendre une ampleur démesurée, il fallait faire une montagne de la plus petite chose. Il lui fallait de la démesure parce qu'il était banal. Il n'avait rien pour être heureux. Il n'était ni beau ni repoussant. Pas grand chose pour lui, à part peut-être sa volonté d'aller de l'avant. Il était d'une banalité affligeante, le type qu'on croise dans la rue et qu'on ne voit pas. Le type dont on remarque plus le chien lorsqu'il le sort que lui-même.
Être un amputé lui apporterait tout, tout ce qu'il désirait: le regard des autres, le pathos, la compassion, l'empathie. Surtout, il serait ce qu'il était véritablement: un homme complet dans son incomplétude. Un homme entier par son handicap visible. Il n'était pas trop couard pour mettre un terme à cette complétude inachevée: les choses se feraient d'elles-mêmes, un jour surprenant. Il savait que son destin résidait dans ce bras de trop dont il se servait par défaut, ce bras qui lui ferait voir la vérité, comme un Tirésias ou un Œdipe qui, ayant perdu l'usage de ses yeux, voyait enfin l'homme dans ce qu'il était de plus pur, en bien ou en mal. Il verrait l'Homme et il se verrait lui-même, fier de son reflet dans le miroir. Comme ces aveugles qui enfin se connaissaient eux-mêmes.

Il savait qu'il y avait un nom pour ça, au fait de ne plus vouloir une partie de son corps, mais à la rigueur il s'en fichait: il était différent de toute cette engeance-là. Il n'était pas du même bois que ces tarés. Il était unique, sans précédent ni successeur.

thirty thousand people

The day was torn and  grim birds yet began to sing as if they knew nothing’s eternal and old gives way to new that man, one day, will fall ...