Wednesday, 1 February 2012

Naissance d'une légende



Je ne suis pas monsieur Tout-le-monde. Je ne l'ai jamais été. Je ne suis pas « les gens », je suis légende. Une légende humaine, restons humble. J'ai commencé à me distinguer dès l'âge de quatre ans, en ne me maquillant qu'un côté du visage ou en portant les vêtements de mon père. Puis en jouant les mêmes airs de piano que ma mère, sans avoir jamais appris. Mon père, grand excentrique et professeur de physique nucléaire à l'université, me faisait admirer le fond de ses slips sales. Ses pets gras dessinaient de jolies figures sépia ou marron, comme sur les tests de Rorschach. Mon esthète de mère m'a très tôt mis un pinceau dans les mains. Elle me donna des cours de violon, de violoncelle, de piano. C'était certes son métier, mais elle était bien plus exigeante avec moi, son fils chéri, celui qui dormait avec elle lorsque mon père partait donner des conférences. J'étais son mari le temps d'un week-end. Je m'asseyais à sa place à la table de la cuisine, buvais dans son verre, portais ses vêtements, dormais à sa place dans le lit. Son piano devenait le mien et nous jouions ensemble, ma mère et moi, d'une seule main presque.
 
Ce dont mes parents s'aperçurent très tôt, c'était que la sélection naturelle m'avait doté d'une mémoire exceptionnelle. Plus précisément d'une mémoire eidétique. Je n'avais qu'à voir une toile une fois pour la reproduire à l'identique, dans le moindre détail. Je n'avais à entendre qu'une unique fois une œuvre pour la reproduire au piano, jusqu'à la dernière subtilité. Ce qu'ils s'attachèrent donc à faire, ce fut à me donner le bon type d'éducation, celui qui me permettrait de sublimer ces mêmes œuvres. De dépasser l'original, de le faire mien. Je fus donc éduqué par ma mère le jour, la nuit par mon père. J'étais insatiable, pugnace, velléitaire. Je refusais de me soumettre à l'évidence facile, je remettais en cause les préjugés, les acquis. Aucune branche de mon enseignement ne fut négligée, je devais m'ouvrir à tout afin de pouvoir tout ouvrir : arts graphiques, physique quantique, sciences sociales, politique économique, littératures antique et moderne, microbiologie, religions et tout ce qui gravitait autour de ces sujets. Ce fut néanmoins mon goût pour la peinture qui emporta mes faveurs sur le plan artistique. Je serai donc peintre, et rien de moins que le plus grand peintre engendré par l'homme.
 
J'avais les traits fins et la grâce de la jeunesse. J'étais beau et talentueux. Rien ne me résistait. Je n'avais qu'à rentrer dans une pièce pourvue d'un piano pour en ressortir avec une belle à chaque bras. Je n'avais qu'à me mettre à dessiner une cathédrale dans la rue, à main levée sur un bout de chiffon, pour me retrouver nu et satisfait chez une jouvencelle. Mais les concerts m'ennuyaient, les expositions et les gens également. Je ne trouvais aucun goût à ces œuvres maladroitement exécutées, à ce manque flagrant d'ambition. Il n'y avait là que de piètres talents que ma seule nature aurait écrasés si j'avais gravi l'estrade et pris leur place. Je n'ai aucune patience pour l'ordinaire, le banal, le normal. La norme signifie la mort de l'individu, de la diversité de l'espèce, de la pérennité du génie. Selon moi, on ne peut se reposer uniquement sur le don de la Nature pour nous pourvoir en matière géniale : il nous faut la cultiver, la nourrir, l'entretenir. La trier méticuleusement, la sélectionner si besoin est.
 
J'ai longtemps vécu en vendant des toiles que j'envoyais à ma mère, qui se chargeait de les vendre au plus offrant, et à celui qui les mettrait le plus en valeur. Il fallait me faire connaître pour obtenir une aisance, et donc une indépendance, financière, si nous voulions que je sois en mesure de changer le monde. Cette tâche monumentale, si noble et sublime soit-elle, vient d'être atteinte, à l'insu du monde lui-même. Je me souviens d'une discussion nocturne avec mon père, qui me disait que chacun de mes tableaux étaient grand et beau, mais qu'il fallait autre chose de plus impactant, une œuvre qui resterait dans les mémoires. Il fallait bien entendu continuer à produire de ces chefs-d'œuvres qui forçaient l'admiration de mes pairs et qui construisaient mon empire. Mais il me fallait un couronnement, une apothéose. Mon grand œuvre est donc né de la rencontre décisive avec la grande dame, au cours de cette quête qui me poussa aux confins de mon génie. Elle a su inspirer la grâce et le grandiose dans ce monde petit et veule, elle a su m'ouvrir les yeux sur l'invisible au commun des mortels. Nous avons vécu en symbiose antédiluvienne, en harmonie et dans une compréhension mutuelle, sans envie ni besoin, sans contrainte ni attente, dans le don réciproque et consenti.
 
Cette épiphanie eut pour cadre la Pointe St Gildas. Un endroit un peu reculé sur la côte atlantique, il y a maintenant plus de vingt ans, j'en avais moi-même tout juste vingt. J'y suis retourné récemment pour l'interview d'un grand magazine sur l'art, et tout y est bétonné, sillonné de chemins balisés. Rien d'aussi sordide n'aurait pu donner naissance à la légende. Deux décennies plus tôt, cet endroit était sauvage, presque hostile et peu visité par le grand public. J'y passai un mois, dans une maison de location qui n'abrita que mes sept dernières nuits, et tous les jours que Dieu fit je marchai, j'arpentai les chemins, les moindres recoins. Je cartographiai mentalement chaque parcelle de terrain, de sorte que je connusse les lieux aussi bien que ceux qui y naquirent, y vécurent et y moururent. Je pris invariablement mes repas face à la mer, qu'il ventât ou qu'il plût. Que la tempête ou l'orage grondassent. Trois semaines durant j'appris à connaître les éléments, à m'y adapter sans m'y conformer, puis au fil du temps, à les prédire et pour finir à les influencer en grand thaumaturge.
 
Ce ne fut donc qu'au terme de cette fusion avec la nature que je pus enfin commencer à peindre ce qui deviendrait le premier chef-d'œuvre d'une longue série. J'avais les tubes d'acrylique bien alignés en rang d'oignons à main droite, les pinceaux secs sentant bon le savon de Marseille à main gauche. La toile sur son chevalet en face de moi, blanche et immaculée. Je savais devoir commencer par l'océan. Je ne voulais pas d'esquisse, je voulais quelque chose de sauvage, de brut. Je n'étais pas bloqué, loin de là. Je savais exactement ce que je voulais, mais la mer et ses couleurs, du blanc écumeux au glauque en passant par le bleu nuit et le noir, ne m'ouvrait pas à ses mystères. Il me faudrait les percer pour les sublimer. Il me faudrait diluer l'acrylique, afin d'obtenir la consistance parfaite. Et je ne vis aucun pinceau qui eût pu convenir au rendu dans mon esprit.
 
Ce n'est qu'à l'aube du premier jour de la dernière semaine que la réponse m'apparut, nette, évidente. Mon érection la confirma, la justifia dans toute sa splendeur. Ma première semaine d'immersion avait été totale, d'une intensité inouïe. Les impressions furent imprimées profondément en moi, comme au marteau et au burin. Je mangeais les produits de la terre et de la mer, je buvais leur eau que je leur rendais en urinant, qui sur ses arbustes, qui dans ses vagues. Je déféquais ce qu'ils me donnaient en sustentation. Je couchais qui en son giron, qui sous ses cieux. Leur nuit m'enveloppait tout entier. Sur mes lèvres je goûtais leur sel, leur rosée, leurs embruns. Leurs eaux me lavaient. Il ne me restait plus qu'une chose à faire pour communier totalement avec eux. Et cette communion serait mon unique peinture, l'unique instrument sur la toile. Il ne fallut que quelques instants pour que, mon pinceau turgescent en main, la peinture ne coulât à flots, n'imprégnât la toile libératrice, n'y dessinât un amour dépassant les mots. Je poussai alors de longs soupirs de soulagement. Pures sensations de voir mon esprit ainsi déposé dans la fibre-même. L’apothéose de l'homme et de la nature conjuguée dans et par l'art. Chaque soir, je reprenais la composition. Dire que je pris du plaisir à la peindre entièrement est littéral. Le meilleur pinceau que j'avais jamais possédé était celui que ma mère m'avait mis dans les mains, celui qu'elle appelait affectueusement « mon petit pinceau ». Je n'avais jamais accompli que de basses choses avec, alors qu'à présent c'était la face du monde et de l'art qui s'en trouvait changée à jamais.
 
Je répétais l'opération en tout à sept reprises, à chaque fin de journée. Le tableau, une fois complet, était parfait. Jamais ce littoral ne fut et ne serait plus beau que sur cette fenêtre aux reflets blancs et irisés, aux longs traits écrus, presque invisibles. Je la présentai sans attendre à mes parents qui en restèrent bouche bée. Ils m'embrassèrent tour à tour, me demandèrent tous les détails de la naissance de ce prodige. Je leur racontai tout, de l'exil à l'union, de la méditation à l'explosion sur la toile. De la nécessité d'être rapide dans l'exécution de l'œuvre, puis dans sa conservation. J'avais recouvert la toile d'une fine pellicule de silicone transparent, parce que sinon l'ensemble aurait jauni et se serait en grande partie évaporé à cause de la grande teneur en eau de ma « peinture ».
 
J'étais le premier. Même les peintres grecs n'y avaient pas songé. C'était bien avant qu'André Jolivet ne fasse son livre avec la sienne propre, de peinture. Mozart, paraît-il, l'utilisait pour signer les lettres à sa cousine. Le peintre, dans La jument verte de Marcel Aymé, a peint les yeux de la jument avec la sienne, mais cela reste de la fiction. Certains ont fait des mélanges avec de la gouache ou de l'acrylique parce qu'ils manquaient de consistance, dans tous les sens du terme. Alors qu'une contemplation méditative et une alimentation saine et raisonnée ouvrent le champ des possibles tout entier.
 
J'ai donc sillonné le pays pendant trois longues années, durant lesquelles j'ai poussé mon génie jusqu'à son paroxysme artistique, sur des toiles parfois gigantesques. L'exposition, dans laquelle je promène actuellement mes pas, est une rétrospective de la première exposition qui m'apporta la gloire que mon père avait prédit. Elle est composée d'une trentaine de toiles que l'on pourrait, de loin, croire vierges et qui portent toutes le nom du lieu où j'ai vécu, où je me suis exilé, et chacune d'elles a trouvé la place due à une œuvre magistrale dans les plus grands musées d'art moderne du monde : Paris, Londres, New-York, Tokyo, Chicago. Je me souviens qu'à chacune de mes étapes, la nature m'a ouvert son giron et que j'ai su en extraire une substance de vie inconnue jusqu'alors : le nectar divin. Ce qui est exposé ici dépasse l'entendement de chacun des visiteurs. Ils voient tous la nature sublimée et le génie de l'artiste, tout en finesse et en suggestion. Ils ne soupçonnent pas l'origine de ma peinture, ils ne se doutent pas de ce qui lui a donné naissance et consistance, de ce qu'il m'en a coûté pour en arriver là. Chacune de mes œuvres est le fruit de mes entrailles, le produit de mon esprit unique et inimitable, incompréhensible pour le commun des mortels. Je suis adulé par le monde entier pour une raison simple mais qu'il ignore : j'exprime ce qu'il ne sait que rêver. On baptise des écoles à mon nom, je suis devenu l'étalon de comparaison sans que personne ne puisse contester ma suprématie. Quelques voix s'élèvent pour me traiter de fou, d'aliéné. Le fait est que l'art est né de nouveau avec moi, parce que c'est un art qui est plus proche de l'homme que toutes les tentatives précédentes. J'ai amené l'art à son apogée.

Je suis, désormais et pour les siècles à venir, une légende.

7 comments:

  1. Ravie de lire - après l'avoir entendue - cette histoire.

    Ce n'est que logique, certains peignaient avec leur sang, l'autre nectar de l'homme.

    Légende...

    ReplyDelete
  2. J'ai aimé lire ce texte.
    Orlan a bossé avec cette matière. Mais ce n'était pas la sienne. Ce n'est qu'une femme... sans doute.

    ReplyDelete
  3. C'est fidèle à toi-même. L'essentiel est invisible pour les yeux. ;)

    ReplyDelete
  4. J'ai adoré. Il y a un tournant dans ton écriture, c'est profond et ça prend aux tripes.
    Ton texte m'a fait légèrement penser à Vendredi ou les limbes du Pacifique, lorsque Robinson entretient une sexualité avec l'île.

    Mes tubes d'acrylique me ramènent désormais à ton texte.

    ReplyDelete
  5. Je ne savais pas pour Orlan, merci Myriam. Elle ne m'étonnerait pas si elle annonçait que c'était la sienne, de matière...elle s'en servirait aussi de gel pour faire tenir ses coiffures impossibles.
    Merci Chab, ça fait plaisir ! Tes tubes d'acrylique...ce sont bien de vrais tubes, hein ^_^'

    ReplyDelete
  6. Mais, mais, mais...tu es toujours jusqu'aux coudes dans la peinture...o_O'

    ReplyDelete

Avis sur la chose en question
Feedback on the thing in question

Silly little details

  You said it was the way I looked at you played with your fingertips drowned in your eyes starving your skin you felt happiness again your ...