Tuesday 14 February 2012

L'hombre




Il était une fois un jeune garçon qui était né sans ombre. On ne s'en était tout d'abord pas aperçu. C'était un jour où il s'amusait avec sa mère à faire des ombres chinoises que l'on avait remarqué l'absence de lapin sur le mur. Ils avaient beau essayer de le mettre au plus près de la lumière, il n'y avait point d'ombre dessinée sur le sol. Enfant, il ne comprenait pas pourquoi cela créait tant d'agitation. Il n'y avait pas de quoi fouetter un chat.

On avait consulté un médecin, qui n'avait rien diagnostiqué d'anormal. On avait effectué des batteries de tests, mais rien de concluant n'avait été trouvé. Alors, vu que l'enfant allait bien et qu'il ne se plaignait pas, on ne s'en était pas formalisé plus que cela.

D'ailleurs, il ne se plaignait jamais. Pas même un pleur lorsqu'il avait faim et qu'on oubliait de lui donner à manger. Mais cela n'arrivait pas si souvent que cela, fort heureusement. Il se souvint qu'un jour on avait même oublié de l'emmener en vacances, mais on était revenu le chercher, bien entendu. Il ne s'était donc douté de rien, du moins pas à ce moment-là. Cela devait arriver à tous les parents d'oublier leur enfant.

Puis, se brossant les dents devant le miroir, debout sur son tabouret, il remarqua que ses traits devenaient au fur des matins plus fins, moins dessinés. Le temps passant, il eut de plus en plus de mal à viser sa bouche. Il tâtonnait, devinant son emplacement plus qu'il ne le voyait. Il pouvait distinguer sa brosse à dents s'activer en filigrane derrière sa joue. Quelques jours plus tard, il parvint à voir le mur derrière lui – et sur le mur derrière lui, se détacha son ombre grisâtre. Il était devenu parfaitement invisible, traînant pourtant son ombre comme un témoignage irréfutable de son existence.

Ses parents, bien évidemment, remarquèrent le changement. Leur fils était bien là sous leurs doigts, ils l'entendaient lorsqu'il parlait et puis ils voyaient bien son ombre grise, mais lui ils ne le voyaient pas. Pas étonnant qu'ils en venaient à l'oublier, parfois. Une fois de plus, ils consultèrent moult médecins et spécialistes. Rien n'y fit. Ils consultèrent même, sur les conseils de Marguerite, la doyenne de la famille, 103 ans et plus une dent, un rebouteux. Le pendule oscilla vigoureusement au-dessus de lui, les cartes de tarot racontèrent de bien funestes et mystérieuses choses. Mais rien qu'une petite donation à la mesure du mal à soigner, et tout rentrerait dans l'ordre. La transaction fut ainsi conclue, et le mal fut exorcisé une nuit de pleine lune. Alors que ses parents allaient se mettre à désespérer, après quelques semaines, il commença à reprendre consistance. On poussa un soupir de soulagement. Et son ombre subsista, quoiqu'elle fut grise – on ne pouvait pas tout avoir non plus. Tout rentrait dans l'ordre.

L'enfant alla à l'école, au collège, au lycée. Parfois, son ombre lui jouait des tours, et le secret ne put être gardé plus longtemps, mais dans l'ensemble tout allait bien. Il avait néanmoins écopé du surnom de l'homme-ombre, qu'un journaliste pas très fin avait écourté en « l'hombre ». Un mauvais jeu de mot qui le suivait comme, bien entendu, son ombre. Mais l'un de ses profs lui expliqua que cela signifiait également « homme » en espagnol. Alors, du coup, ce n'était plus si grave. Il était un « hombre » comme tous les autres.

Lorsqu'il rentra à l'université, deux ans plus tard, il était loin de se douter de ce qui se tramait dans l'ombre de son corps. Il se leva un matin, et n'arrêta pas de se prendre les pieds dans tous les meubles de son appartement. Il mit cela sur le compte de l'étroitesse de son logement et sur le fait qu'il n'était pas bien réveillé. Deux jours durant. Il lui fallut bien admettre que cette maladresse était inquiétante. Le miroir de sa salle de bain le rassura : son corps n'était pas transparent. Une bonne chose. Et son ombre était là. Mais elle n'était plus grise. Elle était devenue noire comme la suie, et étrangement consistante, presque huileuse.

On ne se confond jamais avec son ombre. Il eut beau se coller contre le mur, il ne put la faire disparaître, ne put la forcer à rentrer en lui.

Il devrait donc apprendre à vivre avec cette projection solide et noire de son corps.

Il apprivoisa donc son double obombré, se mit à sa place afin de ne plus buter dans tous les objets du quotidien. Glisser sur les murs lui apportait pourtant un plaisir particulier. Son ombre, comme tout entière faite de la plus fine soie, glissait sur les bâtiments, fluide et ondine. Les objets, eux, étaient rugueux et s'accrochaient à lui. Il n'y avait qu'à imaginer son face-à-face avec un cadre photo en apparence innocent, fixé au mur de son salon. Il s'était levé précipitamment pour répondre au téléphone. Le choc avec son crâne fut aussi terrible que s'il s'était cogné le petit orteil sur le pied de la table basse. Le cadre fit un tour complet sur son crochet, mais resta en place. Sa tête devait être fendue, à n'en pas douter. Il observa la bosse se développer en quelques instants sur le front de son ombre. Depuis ce jour-là, il bannit toute décoration et se contenta de son plafonnier pour s'éclairer. La sobriété était devenue une question de survie.

Il découvrit cependant un univers regorgeant de couleurs, de nuances, de textures et d'atmosphères toutes différentes : se balader tôt le matin dans les rues de la ville, les pierres se réchauffant progressivement au soleil, l'écorce des arbres, les pavés humides, l'herbe et la rosée gelée du parc, les bancs, l'alternance des bandes blanches aux passages-piétons – et son ombre épousant chacune des formes, chacun des contours, chacun des replis, des recoins, des angles. Une sensation vipérine sur et dans chacun de ses membres. Passer alternativement sur les grilles entourant les espaces publics, les vitres des arrêts de bus, les flaques d'eau, la carrosserie des voitures, les étals de fruits et légumes, de fleurs sur le marché, les gens assis aux terrasses des cafés.

Il admirait la souplesse de son ombre. Pour le comprendre, pour se mettre à sa place, il fallait se figurer être épais de quelques microns et volage comme un voile de soie, léger comme une caresse qui se fait attendre. Il se sentait grandi aussi, et étiré, ou alors rapetissé et contenu, mais cela n'avait en fin de compte aucune importance, les sensations étaient préservées intactes, toutes épidermiques et fraîches.

Il se rendit compte que les gens n'avaient que peu d'ombre, que cela dépendait beaucoup de la lumière et qu'en hiver ou en automne, ils n'en avaient presque pas du tout. Surtout les jours de pluie, où leur ombre était remplacée par leur reflet. Et, de toute façon, ils s'en fichaient, de leur ombre, surtout lorsqu'ils avaient la possibilité de s'admirer sur une surface vitrée ou un miroir. Lui, il aimait par-dessus tout faire sinuer son ombre sur les miroirs. Il en avait toujours des frissons. Comme une caresse électrostatique qui serait toujours sur le point de vous envoyer une décharge. Il était en osmose avec son ombre et parfois, dans l'obscurité de la nuit, il ne faisait qu'un avec elle, et il devenait la nuit, embrassant le monde de son ombre gigantesque.

Il se passa quelques années ainsi. Il fonda une famille, un foyer, de solides amitiés. Et puis arriva un jour fatidique de mars où sa femme, arrivant de la chambre dans le salon, sursauta en le voyant et lâcha un petit cri, une main sur sa poitrine. Elle ne l'avait pas vu. Lui, assis sur le canapé en train de lire un livre, les jambes croisées, la regarda d'un air perplexe. Il parlait peu, certes, mais il portait tout de même son pull orange vif, celui qu'elle surnommait le « pull DDE ». Puis, tout en secouant la tête et murmurant pour elle-même, sa femme se rendit dans la cuisine préparer le petit-déjeuner des enfants.

Ce jour-ci, qu'il avait oublié alors presque aussitôt mais qu'il se remémorait à présent parfaitement, était celui où son corps avait commencé à perdre de sa substance. Comme la fois où, petit, il s'était regardé, impuissant, devenir graduellement invisible. Comme avant, le rebouteux fut contacté, mais celui-ci refusa de faire quoi que ce fut, prétextant que les astres ne devaient pas être détournés de leur course une fois de plus.

Son ombre devint plus noire encore, et lui disparaissait chaque jour plus en plus. Il devenait transparent, et au fil du temps, lorsqu'il clignait des yeux, il se retrouvait à la place de son ombre. Sa perspective changeait à chaque réveil, et de plus en plus souvent il se retrouvait à regarder sa femme et ses enfants en contre-plongée, ou alors d'un angle bizarre, toujours décalé.

Il perdit son travail et le sommeil et sa femme partit « quelques temps avec les enfants, en attendant que tout rentre dans l'ordre », comme elle avait dit. Son corps perdit sa substance tout-à-fait deux jours après. Il n'avait plus aucune consistance et seule la sensation vipérine de son ombre subsista. Il n'avait d'autre interaction avec le monde palpable que celle-ci. Elle fut totale, symbiotique. Il ne vivait plus que pour glisser sur le monde. Mais le monde prenait peur à la vue de cette ombre sans corps. On le prit à part, on lui expliqua qu'on comprenait bien sa situation, mais on le pria de rester chez lui. Alors il décida d'explorer le monde la nuit, et là plus personne n'avait peur de lui. On discutait avec lui, même. Certaines femmes aimaient le mystère qui se dégageait de lui, elles aimaient qu'il les touchent, les caressent, les effleurent. Lui adorait les voir se tordre de plaisir sous lui, les enveloppant tout entières dans son ombre.

Mais les nuits étaient longues, et solitaires. Il eut un pressentiment, un soir, qui se confirma quelques temps plus tard : son ombre s'étiolait à son tour. À son tour, elle devenait transparente. Et les nuits furent plus longues encore. Il ressentait de moins en moins le monde autour de lui. Et alors que la longueur de la nuit aurait dû chanter à ses oreilles, il n'avait plus le cœur à cela. Il était triste. Ainsi, par une nuit sans lune, comme il n'avait plus que cela à faire, il sortit de sa maison, ondoya sans bruit sur les graviers de l'allée et se fondit dans le voile de la nuit. Pour toujours, enveloppant le monde, il serait l'hombre.

1 comment:

  1. Bon sang, je n'avais pas commenté !
    J'adore. ^^ J'imagine des illustrations en noir et blanc pour accompagner ton texte, façon Chris Van Allsburg, l'illustrateur que tu aimes bien.
    C'est vrai, cela pourrait faire une belle nouvelle illustrée.

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