Sunday 4 October 2009

En eaux troubles



       « Y'a trop de gîte! » « Y'a trop d'assiette! » Ça gueulait sec par dessus le vent.
       « En tout cas je me sens ni dans l'un ni dans l'autre! » Le navire roulait, tanguait. Les flots spiralaient, les lames bordaient chaque flanc. Il sentait la saucisse de ce midi remonter, accompagnée de ses lentilles. Bon dieu qu'il faisait froid, le slush arrivait doucement. Il était de quart et il faisait nuit noire, il y avait un vent à décorner quelques vaches et on avait l'impression que le vent ne soufflait pas dans une mais dans toutes les directions. Sa deuxième année en mer et la première fois où il ne se sentait plus dans son élément. Le moral dans les chaussettes et l'estomac dans les talons – ou la gorge. Il fallait se concentrer sur les ordres du timonier. Le pauvre bougre barrait comme il pouvait, le commandant étant nonchalamment allongé dans sa cabine à cuver son vin. Ils allaient passer un sale quart d'heure.
       Qui, en fait, en dura quatre. Son quart complet. Le soleil se levait à peine et l'horizon se dégageait au même moment. Ils avaient failli démâter trois fois, on écopait encore sacrément d'en bas et les mines des matelots, oscillant entre le teint cireux hébété et la sale gueule grise de pas rasé, moroses et cernées, témoignaient de la violence de la tempête. Ils en avaient vu le bout. Le navire voguait maintenant en ligne droite, ni tangage ni roulis.
       La saucisse était loin derrière, surnageant dans son bain de lentilles océanique. Il regardait les mousses s'affairer sur le pont, en bon petit chouff. N'empêche que c'était un sacré chantier. Il y avait encore sacrément du vent: un bachi se prit pour une mouette et vola dans les airs. Il regarda tristement le pompon rouge se poser délicatement sur une vague, venir taper la coque puis s'enfoncer dans la masse noire et écumante. Puis il l'entendit. Un bruit sec. Il tourna la tête. Un bon bruit de métal qui se tord et qui n'aime pas ça. Rien de son côté. Bof, il avait dû rêver, le vent aura fait rouler quelque chose contre le bastingage, une mouette qui se sera payée la coque en plein vol.
       Décidément, on se les gelait toujours autant, il rentrerait bien au chaud, lui. Il fit deux pas vers les cabines lorsqu'il l'entendit de nouveau. Une autre mouette? Probabilité en deux minutes: Zéro. L'autre chouff arriva, il avait de beaux cernes. « T'as entendu ça? » « Ouais, c'est à l'avant. » Là-bas, dans les lueurs de l'aube, ils purent distinguer, nettement, sans ambiguïté, une épaisse couche de glace se former sur la paroi externe de la coque. Les embruns semblaient être comme tous les embruns, à ceci près qu'à l'instant même où ils touchaient la paroi de la coque ils gelaient. Et comme il y avait un sacré paquet d'embruns, il y avait une sacré couche de glace. Encore le bruit de métal. Le navire, plombé par le poids à l'avant, piquait du nez, basculait ostensiblement sa proue vers le fond, sa poupe vers le ciel.


       Il est là peut-être parce que sa grand-mère venait toujours là. Il ne sait pas trop. Personne n'y venait, pas même les animaux qui évitaient soigneusement l'endroit. Le lac du diable. Ces eaux stagnantes n'ont pas mauvaise réputation, elles sont maudites. Sa grand-mère fut brûlée pour sorcellerie et emporta avec elle les secrets du lac. C'est d'ailleurs pour cela qu'on la brûla. Elle avait pour habitude de dire que ses eaux étaient pures, mais qu'elles se méritaient. Pas un poisson, pas une herbe, une simple étendue d'eau stagnante, si peu profonde du rivage qu'on en voyait souvent le fond – sa grand-mère seule en connaissait la réelle profondeur. Mais veniez-vous perturber sa surface qu'elle se figeait aussitôt, emprisonnant votre main dans une gangue de glace. Petit, il avait douté de ces histoires à dormir debout et jeté une pierre au beau milieu du lac. Rien ne s'était passé. Il était reparti satisfait. Le lendemain, sa grand-mère jeta à son tour une pierre: les ondes se propagèrent un instant puis se pétrifièrent, dessinant en de sinistres craquements des ridules blanches comme le marbre sur le lac entier.
       Vingt ans plus tard, jeune capitaine à la tête d'une centaine d'hommes, le voilà, mû par l'instinct, sur les rives du lac. Il fait installer un campement de fortune. Les hommes et les chevaux doivent se reposer et puis, de toute façon, leurs poursuivants les rattraperont tôt ou tard. Ils fuient depuis trois jours maintenant, au beau milieu de l'hiver. L'armée est décimée, le commandant est mort, ils ne feront pas tomber ce gouvernement véreux. Ils ont échoué. Mais les autres ne sont pas morts pour rien, et eux comptent bien vendre très chère leur peau. Ils mourront au champ d'honneur, après un dernier baroud. Il fait prévenir les hommes de ne pas faire boire les chevaux dans le lac: on ira chercher de l'eau en cassant la glace de la rivière à une centaine de mètres au nord, on fera fondre de la glace au-dessus du feu. Oui, l'ennemi verra les feux. Oui, cela va sans dire: c'est ici que le dernier affrontement aura lieu. Le corps de l'officier se raidit, brusquement. Il faudra établir des rondes.


       Armés de gaffes ils grattaient la coque. Rien n'y fit, la glace continuait de s'accumuler. Le navire s'enfonçait proue en avant. Peu avait déjà entendu parler de cela, aucun ne l'expliquait sans avoir recours au surnaturel ou au mystique. Ils n'avaient d'autre choix que de réveiller le commandant.


       Ils n'ont pas mis longtemps à retrouver le campement. Le scout est revenu pantelant, haletant des volutes de buée. Ils sont de l'autre côté du lac. Ils ne lui ont laissé la vie sauve que pour faire passer un message: ils doivent se rendre. Ils seront jugés équitablement. Le scout le scrute. Il le regarde droit dans les yeux: les hommes doivent se rassembler de leur côté du lac.


       Il n'y avait plus qu'un mètre et demi entre la ligne d'eau et le bastingage. On voyait un bon tiers du gouvernail hors de l'eau. Le vent coupait les chairs, gerçait les lèvres, et toujours les embruns se solidifiaient sur la coque.
       « Quand j'ai vu le whiskey dans mon verre qui n'était pas dans son assiette, j'ai compris tout de suite. » Le commandant était là, bien stable sur ses pieds alors que nous cherchions à nous rattraper aux bastingages, étonnamment sobre malgré une haleine à vous faire boucler les sourcils. « C'est rare mais ça arrive, surtout à ces latitudes. Du froid, du vent et l'eau est bien en-dessous de zéro et ne gèle pas. C'est comme ça. Au moindre contact avec un objet paf elle gèle. Regardez le mât. Regardez-vous vos gueules de stalactites. » De fines perles collées entre les cils, dans les barbes hirsutes, de la morve congelée au bout du nez. « On va changer de cap pour glacer à tribord tant qu'on est dans le slush, ensuite on glacera la poupe et ainsi de suite. Le vent va nous éloigner un brin de la route mais bon, on peut pas y faire grand chose. Le temps finira bien par changer. »


       Ils sont bien là, alignés en trois vagues successives d'une centaine d'hommes chacune. Leur commandant en tête de cortège. Ils s'impatientent à mesure que ses hommes se positionnent. Lui aussi en tête. La lune est derrière lui, au raz des arbres. Le soleil se lève derrière l'ennemi. Des lueurs orangées, roses, rouges se découpent sur l'horizon. Il met ses mains en porte-voix:
       « Quelles sont les conditions de notre capitulation?
       _ Vous aurez un jugement équitable.
       _ Tous?
       _ Tous? Quoi tous? Non mais vous rêvez! Seulement vous serez jugés, les autres seront exécutés! [silence] Ce sont tous des traîtres! [silence] Rendez vous, vous n'avez aucune chance à trois contre un!
       _ Vous voulez ma tête? Vous voulez celle de mes soldats? Alors venez les chercher vous-même! » Les ordres sont simples, les soldats doivent les respecter à la lettre. Il ne faut pas bouger. Ils vont charger. Il ne faudra attaquer que lorsqu'ils seront près du rivage. On montera alors les piques préparées en toute hâte. Ça freinera quelques ardeurs. Ensuite il faudra charger, en deux vagues.
       « Préparez-vous à vivre l'enfer, insurgés! Chargez! »
       Les voilà. Les chevaux piaffent d'impatience, leurs hennissements emplissent l'air d'échos insupportables. Ils se cabrent, puis s'élancent. Ils sont déjà lancés au grand galop lorsqu'ils atteignent le lac, qu'ils s'enfoncent dans ses eaux. Les cavaliers ont de l'eau jusqu'aux chevilles. Les armes au poing, vociférant.
       Puis un bruit de verre brisé, des craquements sourds, insistants, fatidiques. L'eau du lac sous les yeux ébahis se fige, se contracte. La première vague de cavaliers est stoppée net, pétrifiée dans une carapace de glace. Statues détaillées, minutieuses jusque dans le mouvement figé des crinières, des muscles tendus des cous. Le combat contre l'élément en un spectacle immobile, que le capitaine regarde émerveillé. Dans ses yeux des larmes de reconnaissance, de joie et pour lui et son armée, le destin chaotique de la fuite et peut-être, beaucoup plus tard, l'opportunité de pouvoir se battre de nouveau. Dans les yeux des chevaux de glace, dans les rictus des cavaliers, dans cette main seule qui émerge au ras de la glace, comme coupée nette et posée là simplement, l'incompréhension et la terreur.

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