Wednesday 3 March 2010

L'insouhaitable #18

Pierre
 
           Il ne sait combien de temps il a passé ainsi à terre. Sa tête le fait souffrir atrocement, son front porte des égratignures qui, au toucher, semblent assez profondes. La pierre est plus dure que lui. Il sent un léger courant d’air filtrer au ras du sol, alors il reste couché ; d’ailleurs il n’est pas sûr de pouvoir se relever. Il n’a pas encore trouvé la force de lever les paupières, épuisé par l’effort que son bras a du fournir pour tâter la blessure. Il essaye de se remémorer sa chute mais il fait face à un vide terrible, un vide impossible à combler. Son rêve était bien étrange. En y réfléchissant, il comprend qu’il se souvient de son rêve dans les moindres détails ; il sourit ; il est satisfait ; son vœu a été exaucé. Il sent encore la pression de la voûte au-dessus de lui, mais cela n’a plus d’importance : que lui importe une simple voûte en plein cintre d'une église que nombres d’architectes, ayant tous en commun une crédulité naïve inhérente à l’âge où ils vécurent, identifiaient avec la voûte du ciel, reposant sur le même rapport entre masse et angle ?
 

Thomas
           La montée des escaliers se fait dans le chahut quotidien. Thomas vérifie une fois de plus si la bille est bien dans sa poche, s’il n’a pas rêvé. Mais ses doigts rencontrent la surface partiellement lisse et bleue. Il peut sentir le bleu, sa chaleur. Il rentre dans la salle d’Anglais et s’assoit. [...]
 
           Le cours ne lui a pas semblé si long grâce à son morceau bleu de ciel. Raquin s’est, une fois n’est pas coutume, fait exclure. Il ne changera pas, lui.
 
         Thomas ramasse ses crayons auxquels il n’a pas touché, les range dans son sac et se dirige vers le dernier – et aussi son préféré – cours de la journée, Histoire-Géo. Mais une chose inattendue survient.
« Ça ne va pas, Thomas ? » Le prof est juste devant lui. Plusieurs élèves chuchotent. « Tu n’as pas ouvert ton cahier de tout le cours. Ça ne te ressemble pas. » Qu’est-ce que le prof attend pour virer ceux qui restent ? Il ne tient pas à se faire passer un savon devant les autres. Il doit répondre s’il ne veut pas aggraver son cas.
 
          « Si, si, ça va. » Il n’a pas terminé sa phrase qu’un tonnerre de rire éclate dans la classe. Les élèves sortent sous l’index tendu du professeur, tout en riant à gorge déployée. Le professeur lui fait de nouveau face, mais Thomas n’a pas le courage de le regarder. « Qu’est-ce que j’ai dit de si drôle ? » Contre toutes ses attentes, c’est au tour du professeur de rire gaiement, comme s’il lui avait raconté la plus drôle de ses histoires – qu’il ne connaissait pas d’ailleurs. L’enseignant paraît surpris, puis se ressaisit.
 
           « Hem. Ce n’est rien, Thomas, tu peux partir. » Sans demander son reste, et toujours tête baissée, il traverse la salle puis en passant le seuil, soulagé, tourne la tête et dit au revoir. Il entend alors un pouffement mal étouffé, mais ne se retourne pas.
 

Olivier
        Il suit docilement la pionne jusqu’au bureau du CPE. Il a eu la frousse de sa vie, mais maintenant qu’il a pu mettre un mot sur la présence derrière lui, il ne va pas se laisser faire. Il entre dans le bureau vide, ne s’assied pas, comme la pionne le lui demande. La voix de la pionne chevrote de colère :
 
« Mais qu’est-ce que tu as aujourd'hui, Olivier ?
_ J’l’ai pas fait exprès, j’le jure !
_ Je ne te demande pas de te justifier, je te demande de me dire ce qui ne va pas. Tu es blanc comme un linge, comme si tu avais vu un fantôme.
_ Y’a rien, m’dame. » En son for intérieur, il sait qu’elle vient de prononcer un mot qu’il n’aime pas du tout. Ce ne peut être elle, le souffle, parce qu’il l’a senti en repartant de chez lui, et elle n’habite pas dans son quartier. « Y’a rien du tout. »
_ Alors, dans ce cas, tu vas me dire pourquoi tu as bousculé aussi brutalement ces petits sixièmes. Tu trouvais ça drôle ?
_ Non.
_ Alors ? Pourquoi ? » Il ne lui dira pas, pourquoi, et elle le sait. Alors, elle fait tomber le couperet. « Deux heures de colles et je demande un rendez-vous avec tes parents. » Raquin ne bronche pas, ne sourcille pas. Elle s’attend à une vague de protestations, peut-être même un gros mot, mais rien ne vient. Elle a presque pitié de lui, à présent, mais il ne faut pas qu’elle démorde de sa position, cela lui apprendra, depuis le début de l’année que ça dure. « Tu peux sortir. »
 
         Olivier sort du bureau sans fermer la porte. Il faut qu’il fasse quelque chose pour montrer sa colère. Il a encaissé la sentence parce qu’il n’y croit pas encore. Toute l’année, il a plus ou moins réussi à passer au travers des mailles du filet, mais là – ce n'est pas les heures de colle, de toute façon il ne les fera pas – mais c'est le rendez-vous – le jour où son père rentre. Il a la haine. 
 

Alice
          Derrière la vitre, elle voit la couveuse. Elle veut entrer. Elle est emmenée à l’intérieur de la pièce. La chaleur la prend à la gorge. Les rideaux sont tirés, ainsi que les stores ; de minces rais de lumière filtrent de part et d’autre de la fenêtre. Elle pourrait voir le ciel qu’elle veut tant voir, mais à quoi bon ? Les larmes brouillent sa vue à mesure qu’elle s’approche du petit corps recroquevillé, à mesure que les tuyaux apparaissent, que les machines se dévoilent. Débranchée de sa perfusion, elle voudrait qu’il en soit de même pour son garçon. Pierre s’accroupit à côté d’elle.
 
« On pourrait presque croire qu’il n’a rien.
_ Je sais, Alice, je sais.
_ Pourquoi?
_ Se poser ce genre de questions n’a jamais rien apporté.
_ Je ne veux pas qu’il meure.
_ Moi non plus, Alice. Mais il souffre. Tu ne veux pas qu’il souffre, n’est-ce pas ?
_ Je veux qu’il vive, c’est tout. Je veux le prendre dans mes bras. Regarde-le, et dis-moi que tu ne veux pas le prendre dans tes bras.
_ Alice, regarde-moi. » Le ton de Pierre ne souffre aucune ambiguïté. Il pose une main calleuse sur son genou. « Je veux qu’il vive tout autant que toi. Je veux le serrer dans mes bras tout autant que toi. Je veux qu’il grandisse et soit heureux. Je veux être son père. Nous sommes ses parents. Alice, notre enfant souffre. Sans cette machine, il ne pourrait plus respirer, et ce bip-bip que je déteste autant que toi s’arrêterait, et alors tu voudrais qu’il recommence. Voudrais-tu qu’on te laisse subir le même sort ? Réponds-moi Alice.
_ Tu sais bien que non, mais je –
_ Alors tu sais ce que nous devons faire.
_ Non, » dit-elle, en se jetant au cou de son mari, « non, je ne veux pas.
_ Alice, je ne veux pas non plus. Mais plus je le regarde et moins je veux qu’il souffre, moins je veux voir ces machines nous donner de faux espoirs, lui donner de faux espoirs. Alice, ta sœur va venir ; je l’ai appelée et elle va venir.
_ Je ne veux pas la voir. » Alice pleure. « Mon Dieu, aidez-moi, dit-elle au milieu de ses sanglots, je veux mon bébé, je veux mon bébé.
_ Alice, je vais aller chercher le médecin, d’accord ? Ensuite nous déciderons. Il faut que nous fassions quelque chose, c'est à nous de faire quelque chose, parce qu’il n’y a pas de miracles. » Pierre se relève et masse un peu son genou ankylosé. Il laisse sa femme en larmes et affronte le vide du couloir blanc comme la mort. Dans un coin de sa tête, comme pour se redonner courage, Pierre pense aux paroles du vieux curé à barbe blanche.

 
André
           Le déjeuner et la sieste lui ont fait du bien. Il ne retourne pas jardiner, même si cela l’embête, mais c’est la seule chose qui a pu convaincre Jeanne de ne pas appeler le médecin. Il se repose à l’ombre de la véranda, à l’abri des rayons néfastes du ciel, mais néanmoins bien placé pour admirer son bleu si inhabituel. Jeanne est repartie en courses, bien qu’il n’ait pas réussi à la persuader de ne pas rentrer plus tôt. Ce n’est qu’un petit coup de soleil, ou un coup de ciel, rien de bien méchant, lui a-t-il dit. Mais il y a son rêve. Il ne sait pas pourquoi il lui a raconté ce satané rêve. Il a l’étrange impression que l’attente jusqu’à ce soir va être longue, et qu’il va faire d’autres rêves. Chienne de vie, se dit-il, pourquoi doit-on vivre de pareilles choses ?
 

Pierre
              Il se dit qu’il est temps de se lever, car si quelqu’un entre dans l’église et le trouve ainsi gisant sur le sol, les événements prendront une tournure qu’il ne souhaite pas. Mais, à son grand désespoir, il est dans l’incapacité de faire quelque mouvement que ce soit. C’est avec peine qu’il réussit à ouvrir les yeux. Bizarrement, il est à plat ventre, alors qu’il croyait être allongé sur le dos. Son corps semble totalement anesthésié, insensible aux appels de son environnement. Il sent pourtant un courant d’air, mais pas le froid du pavé de l’église. Il ne le sent pas parce qu’il n’y est pas, parce qu’il n’est pas dans l’église. Il est toujours dans le champ. Donc le ciel sans tache doit être au-dessus de lui et pas le plafond incurvé de l’église.
 
           Il est encore dans son rêve. Il voit son bras, étendu, légèrement replié, paume vers le sol ; il voit la poussière, les grains de sable fin, les épis de blé s’enfoncer dans le sol. Il voit la pierre contre laquelle il s’est cogné ; un de ses angles porte des traces de sang séché. Elle semble taillée, mais elle est trop enfoncée dans la terre pour être certain de quoi que ce soit. A la base de la pierre, à quelques centimètres à peine de sa main inerte, Pierre voit une fleur dont les pétales rougeoyant ondulent au gré du vent, si faible pourtant au ras du sol. Il reconnaît immédiatement la marguerite, même si elle a une couleur peu commune, voire insensée. C’est une marguerite amarante. Il cligne rapidement des paupières. Il sent le sable coller à sa joue. Il aimerait toucher la fleur mais il n’en a pas la force; il est épuisé; jamais il n'a été aussi à bout de force.
 
         Ses yeux s’accoutument à la pâle clarté à la base du champ doré, son champ de vision s’élargit, s’approfondit. Il distingue les racines aux pieds de certains épis, il voit les longues stries le long des tiges qui oscillent faiblement – le vent souffle plus en surface. La fleur est belle, très belle. Il la voit plus clairement, le rebord presque ciselé des pétales aux formes et aux proportions parfaites ; il est médusé par cette corolle de pétales duveteux liserés de rouge de la couleur du sang, telles les plumes du phœnix qu’il a vu sur la couverture d’un livre dans une vitrine. Jamais il n’a vu de fleur aussi belle, aussi resplendissante de beauté, si belle qu’il ne veut pas la cueillir de peur de l’abîmer. Il sourit et subitement son regard est attiré par l’angle de la pierre juste derrière la marguerite. Il distingue des lettres, il plisse les paupières, il focalise la fente étroite de son regard brillant sur l’inscription. Après plusieurs secondes, il peut lire : «Noli me tangere».
 

Tuesday 2 March 2010

L'insouhaitable #17


Alice
 
            Alice ne voit pas les couloirs défiler, ne voit pas les portes de l’ascenseur, ni les portes battantes des différents services, ne voit pas les gens tout de blanc vêtus s’affairer dans toutes les directions, ne voit pas les noms sur les blouses, ni les regards compatissants le long des couloirs, elle ne voit pas la main de son mari sur son épaule, ni les autres chambres ni le moindre morceau de ciel bleu, n'entend pas la conversation des malades, ni les machines ; aucune fenêtre. Elle ne voit que le silence. Elle s’arrête.


Le rêve de Pauline
 
          Elle voit son ombre sur le sol parsemé d’herbe brûlée et de feuilles aux formes bizarres. Elle se tient à l’orée d’une forêt immense. Le soleil brille au plus haut du ciel. C’est le même ciel qu’elle a quitté un certain temps auparavant. Ce n’est pas sa chambre. Mais cette pensée s’évanouit aussi soudainement qu’elle est apparue. Il fait horriblement chaud. Elle entend un faible bourdonnement dans ses oreilles, un vrombissement plutôt. Derrière elle coule un fleuve qui s’en va serpentant à sa gauche et à sa droite. Ses eaux sont brunes et ne semblent pas profondes, pourtant au fond des flots quelque chose, un serpent peut-être, se cache, prêt à bondir. Que cachent les eaux brunes du fleuve inconnu? Il y a peut-être des crocodiles, ou des caïmans. L’eau lui fait peur, alors elle s’éloigne à reculons. Cependant il n’y a pas que l’eau qui donne l’illusion d’une activité maléfique, sournoise. L’air vibre, l’air est vivant. Autour d’elle rien n’est immobile, tout bouge, rampe, glisse, ondoie, vole. La forêt face à elle est une jungle. Voilà, enfin, quelque chose de nouveau sous le soleil, se dit-elle. 
 
           Rebrousser chemin est hors de question à cause du fleuve, il n’y a plus qu’à avancer droit devant elle. C’est ce qu’elle fait. La forêt se referme promptement derrière ses pas, derrière chacun de ses pas. Pourtant, Pauline ne panique pas. La chaleur est étouffante, les arbres sont très rapprochés, et dans cette promiscuité elle découvre des odeurs, des senteurs et des couleurs dont elle n’a jamais soupçonné l’existence. Outre les multiples nuances et dégradés de vert, elle voit ça et là des fleurs d’un rouge vif, puis orange ; elle entend des singes mais ne les voit pas. La jungle regorge d’activité, mais à son passage cette activité s’arrête net : le silence se fait sur elle, car c’est elle qui n’est pas à sa place, et elle le sait pertinemment.
 
          Elle remarque que l’ombre de la forêt n’apporte aucune fraîcheur, autant être en plein soleil et ne pas être tentée par la claustrophobie. Elle s’arrête et hésite. Mais par-dessus son épaule la vision est la même. Devant, derrière, à gauche, à droite ; même en haut le spectacle effrayant est le même. Partout il n’y a que lianes, arbres, mousse ; des feuilles de la forme d’une main d’homme gigantesque, seulement brunes comme le fleuve. Elle perçoit une certaine activité, éloignée bien que tout autour d’elle : des cris, des sifflements, des bourdonnements, des tambours. Est-ce un tambour qu’elle croit entendre ou est-ce le cœur de l’air qui bat ? Ou son propre cœur ? Puis, tout d’un coup, la jungle lui rappelle quelque chose. Elle se souvient l’avoir vue quelque part, mais où ? Les jungles sont toutes les mêmes, de Bornéo à Sumatra. Ces noms d'îles inconnues lui sont venus naturellement, pourtant ils n’évoquent rien pour elle, c’est à peine si elle s’en souvient encore, un instant après les avoir prononcés.
 
          A chacun de ses pas le tapis de feuilles humides absorbe les éventuels sons qui pourraient être produits ; à chacun de ses pas la forêt se referme un peu plus ; à chacun de ses pas elle avance un peu plus loin dans le cœur de la forêt. Par endroits, la végétation n’est pas aussi dense et laisse pénétrer la lumière jusque sur la mousse aux pieds des arbres millénaires. Pauline, soucieuse de voir le dehors, se plonge dans le rayon éclatant et lève la tête. La fulgurance l’aveugle mais elle la tranquillise ; la chaleur y est singulièrement plus douce que celle dans la jungle. Elle se ressource dans ce bain de lumière, dans cette forêt qui n’a pas de nom. Elle n’a presque plus peur. Mais elle doit avancer plus avant, rapidement. Pourquoi ? Elle ne le sait plus, mais elle va s’en souvenir, bientôt.
 
           L’air bat toujours aussi régulièrement, et le silence qui se fait à mesure qu’elle avance renforce le caractère oppressant des battements. Et si c’était le cœur de la forêt qui battait ? Le fleuve serait son sang, son lit ses artères, les arbres ses muscles, la faune et la flore les parasites nécessaires à l’éradication d’éventuels microbes venus de l’extérieur. L’idée lui plaît. Cependant plus elle avance, et plus les rayons bénéfiques se font rares et plus l’obscurité se fait profonde et, après un laps de temps indéfini, car elle ne sait plus ce qu’est le temps, se fait palpable. Les battements se font plus forts, le silence plus épais. Elle ne doit plus être très loin du cœur maintenant, quoi que maintenant veuille bien signifier. De tous les bruits seul le sifflement persiste – outre les battements – et de toutes les couleurs le vert foncé et l’ocre dominent – le vert foncé pour la végétation plus dense et plus proche qui s’accroche à ses cheveux et ses vêtements, l’ocre pour le chemin dont la poussière a teinté de manière presque indélébile la peau de ses pieds nus. Elle se débat avec tout son corps contre l'empiétement des lianes et de toutes les choses dont elle ne veut pas savoir le nom. Elle se souvient à présent, elle se rappelle n’avoir qu’une seule idée en tête : savoir ce qui se cache derrière le cœur des ténèbres.
 
               Elle débouche enfin sur une clairière de taille moyenne, et avec d’amples mouvements hystériques elle se débarrasse des herbes et de toutes les végétations accrochées à elle. Son manège dure quelques minutes mais Pauline n’en a pas conscience. Pantelante, assise les jambes étendues sur le sol poussiéreux, elle sourit à son triomphe. Mais lorsqu’elle relève la tête face à elle, son sourire s’éteint. Elle se trouve en haut d’une petite colline surplombant le fleuve – c’est bien le même fleuve brun sinueux, comme si elle pensait avoir changé de pays durant sa progression dans la jungle – surplombant une grande partie de la forêt qui s’étend à perte de vue. En contrebas, sur le fleuve, fume un bateau à vapeur sur lequel une poignée d’hommes s’affairent à embarquer de longs bâtons blancs légèrement recourbés ; ils ressemblent à des troncs d’arbres dépouillés de leur écorce. Sur le bord se tient un groupe d’hommes blancs et d’hommes noirs en pleine discussion. A mi-chemin sur la pente de la colline d’autres hommes et des femmes noires regardent la même scène qu’elle. Ils ne portent que de maigres pagnes de longues feuilles. Elle peut distinguer le profil de plusieurs personnes, mais elle ne saurait dire dans quel pays elle se trouve. Pas dans un pays conquis en tout cas, se dit-elle. Personne ne l’a encore remarquée.
 
              Plus près d’elle se dresse une hutte, en bambous, lui semble-t-elle, entourées de piquets surmontés d’intrigantes boules noires. La hutte du marabout, sans aucun doute. Une petite voix à l’intérieur d’elle lui indique que c’est là qu’elle doit chercher, et trouver, le savoir. Alors, rampant silencieusement sur le sol roussi, depuis des générations confronté à l’absence de pitié du soleil, elle se dirige vers la hutte. Elle s’arrête un instant pour observer d’un meilleur angle la scène sur le bateau, sans se soucier du danger de sa situation. Elle se demande ce qu’elle ferait si une des femmes à quelques pas d’elle se retournait et la voyait, se précipiterait-elle sur cette dernière pour l’étrangler ? La question s’évanouit et elle continue, en rampant, vers la hutte. Elle passe bientôt entre deux piquets mais ne s’attarde pas sur eux, c’est ce qu’il y dans la hutte qui est important. Le vent lui apporte des bribes de la conversation animée qui se déroule en bas : les esprits sont échauffés, la situation paraît tendue. Personne ne fait attention à elle. Mais le vent persiste et Pauline tourne la tête : deux hommes montent la colline. Ils ne semblent pas avoir vu les sauvages retourner dans le sein noir de la forêt. N’écoutant que la voix de sa conscience, elle se précipite dans la hutte.
 
               Il y règne une obscurité épaisse, sauf à l’endroit où on a maladroitement découpé l’entrée. Comme si la hutte était fermée et qu’on avait taillé une ouverture à la va-vite pour laisser respirer celui qui était allongé en son sein. Elle ne peut distinguer que les contours de ce corps émacié, laissé à l’abandon. Elle voit la poitrine striée de côtes se soulever et retomber. A chaque instant elle s’attend à ne pas voir cette poitrine se soulever de nouveau. Mais elle persiste dans son va-et-vient. Elle s’approche. Une odeur pestilentielle agresse ses sens, mais elle ne recule pas. Cet homme est en train de mourir. Elle s’agenouille près de lui, mais il ne semble pas en faire grand cas : il continue de la fixer de ses yeux vides de sentiments. Ses yeux n’ont pas de couleur dans l’obscurité de la hutte, et il n’a pas de cheveux. Sa tête chauve luit de transpiration. Un faible sifflement s’échappe de sa gorge à chaque expiration. Il est allongé de tout son long, le genou droit relevé, une main sous la nuque. Aurait-il été dans cette position sur une pelouse, dans un parc, on aurait pu le croire à somnoler en plein soleil. Mais, au lieu de cela, il agonise. Elle prend sa main libre, la lui serre et lui demande pleine d’espoir :
  
« Qu’y a-t-il derrière le cœur des ténèbres ? » L’homme fixe ses yeux tremblants dans les siens, et se décide à parler, et visiblement cela lui coûte beaucoup de ses forces déclinantes :
« Derrière les ténèbres du cœur ? » Pauline grimace, le râle est insupportable. Elle secoue la tête et répète sa question. Le mourant est pris de tremblements qui déforment les traits de son visage, il balbutie quelque chose tantôt dans une langue inconnue, tantôt dans la langue qu’elle comprend. Ce qu’elle entend n’a pas de sens.
« Qui est mort ? » demande-t-elle. L’homme la regarde de ses yeux perçants, semble recouvrer ses esprits un instant et lui dit:
« Ce que les papillons cherchent à atteindre, c'est le point noir derrière la lumière, ce n’est pas la lumière qui les attirent. Nous autres hommes, sommes tellement aveuglés par cette lumière que nous prenons l’obscurité pour le soleil. Nous ne savons pas que ce que les papillons cherchent à éviter et ne le peuvent est ce que nous cherchons à découvrir et ne le pouvons. »
 
          A ces mots, il s’évanouit. La réalité revient avec force : les hommes sont proches maintenant. Elle entend les bruits feutrés de leurs pas et des fragments de leur conversation. Elle se réfugie dans le coin le plus sombre de la hutte, le cœur au bord des lèvres. Elle ne comprend pas ce que cet homme à l'agonie, aux allures de vieillard centenaire ou de momie, a voulu dire, mais elle y réfléchira plus tard. Les hommes ne viennent pas, mais elle peut entendre leur voix. Elle se blottit un peu plus dans l’obscurité. Le râle du mourant est encore à portée d’oreille. Elle a refusé de voir ce qu'il y avait au bout de ces piquets. Elle veut quitter cet enfer. Les râles se font plus insistants, plus présents. La chaleur dans la hutte est de plus en plus étouffante. Le rythme obsédant des râles lui donne le vertige ; les râles deviennent insoutenables pour qui les écoute. Les hommes sont sur le point d’entrer dans la hutte, elle en est certaine, mais pourquoi n’arrivent-ils pas? Sa tête la fait souffrir, son estomac se révolte. Puis elle n’entend plus rien, et dans une certaine mesure elle en est soulagée : plus jamais elle ne veut entendre pareils râles. Plus jamais elle ne veut tenir la main d’un mourant. Elle ne veut plus savoir, pas à ce prix. Elle ramène ses jambes contre sa poitrine et se réveille.
 
           Elle n’a pas envie d’aller travailler, pas aujourd’hui, pas après ça. Lentement, elle digère le livre. Elle ne sait pas si elle aime la fin, pas encore. Elle doit y réfléchir. Elle s’est réveillée lovée au milieu de la couette étendue sur le sol – son sommeil n’a pas pu durer plus de quelques minutes. Elle ouvre les yeux et par la fenêtre ouverte – le rideau ne danse plus – contemple le ciel bleu ciel et le hait. Pourquoi la tenter, si c’est pour ne rien lui donner ? Le livre gît à ses pieds, inerte, quelques-unes de ses pages sont cornées par négligence, d’autres intentionnellement. Elle se dit que son exposé n’était pas si mal après tout. Elle se dit qu’elle doit se dépêcher et aller au collège à présent. Elle se dit, allongée sur le sol de sa chambre, les yeux fixés sur la voûte du ciel, que le bleu ciel du ciel ne mérite pas toute l’attention qu’elle lui porte. C’est, se dit-elle, tout ce qu’elle sait, pour l’instant.
  
             Elle enfile ses vêtements pour la deuxième fois aujourd’hui, range le livre dans la bibliothèque, marche rapidement jusqu’à la porte d’entrée et sort. Il fait plus doux que dans sa chambre, un léger vent balaye quelques feuilles dans la rue. Elle lève la tête, sourit, se met en marche. Elle croise des écoliers qui, comme elle, sont sur le chemin de l’école, tantôt en groupes, tantôt seuls. Elle se rappelle alors sa propre enfance, pas si malheureuse que ça, finalement. 
   
           Elle marche en évitant de regarder le ciel, consciente de la lumière bleutée autour d’elle. Peut-être que plus tard, le soleil se couchant, elle se dira qu’il manquait quelque chose à ce ciel de mai, mais elle ne s’en étonnera pas.
 

Photos de Malte

 
Les photos de Malte sont ici et !

En espérant ne pas vous faire crouler sous les photos, mais vous inviter au voyage.

Les légendes viendront ensuite...à plus!

Haïku

 
Didn't find Buddha
Under the banyan tree
so I decided to wait for him there.
 

Monday 1 March 2010

Malaisie 1

Les premières photos de Malaisie sont à voir ici!

Les autres vont suivre bientôt, promis.

The first pictures of Malaysia.

More to come!

L'insouhaitable #16

Le rêve d’André
 
           Il se revoit en jeune officier de la marine, dans la splendeur défraîchie de son uniforme. Il se tient dans une barque taillée d’un bloc dans un tronc d’arbre noueux dont il ne reconnaît pas l’essence. La barque tangue sous la houle du fleuve dont les eaux sont brunes comme la paume des mains des hommes qui pagayent. Il veut accoster mais les hommes ont peur, plus peur du bord que de lui. Alors du regard, puis à force de menaces, il les contraint à diriger l’embarcation vers l’intérieur du bras dans lequel ils se trouvent. Il en a assez des méandres qui lui donnent le tournis. Il n’aime pas le comportement de l’eau, étriquée dans le lit des fleuves et des rivières, vulgaire dans son étroitesse. L’eau a besoin des vastes proportions des mers et des océans pour se sentir dans son élément, pour être comme on la connaît, noble. Et puis que signifie cette couleur brune ? L’eau est pourrie comme le pays, comme la terre, comme l’air, comme les esprits de tous les gens qui vivent ou viennent ici.
 
            Sous son chapeau de paille son crâne déjà dégarni dégouline de sueur, ses mains sont moites et dans l’air ambiant plane une torpeur qui ne présage rien de bon. Les hommes parlent entre eux dans un dialecte qu’il n’arrive pas à interpréter, mais la peur transpire de chacun de leurs mots. La crainte se lit sur leurs yeux dont la noirceur se détache de l’obscurité de la pupille. Accroché à sa ceinture, dans une gaine en cuir tanné, André porte un pistolet chargé. Il a aussi plusieurs balles de réserves dans sa poche de pantalon. Le silence est oppressant ; il lui semble que ce pays est fait soit de silence, soit de vacarme. D’un autre côté, ici, dans la jungle, le silence est roi, et le pire des ennemis. Il connaît des hommes, arrivés avec toute leur tête, qui dans cet enfer ont fini fous à lier à cause du silence. Pour un occidental, le silence est une chose depuis longtemps oubliée. Le silence est aussi redoutable que les dents des crocodiles qui se dorent au soleil de l’autre côté de la rive, à une trentaine de mètres d’eux à peine, mais peut-être pas aussi brutal.
 
            La barque, la pirogue – il ne s’est jamais attardé à la dénomination exacte d’une si frêle embarcation – bute précautionneusement contre le sable bourbeux du fleuve. Il sent son cœur battre jusque dans ses tempes humides de sueur ; il ne se rappelle plus exactement le but d’une telle aventure, sauf qu’il doit trouver quelqu’un. Trouver quelqu’un! Ici, dans ce pays si éloigné de toute terre bénie par Dieu, trouver quelqu’un. Ici, dans ces terres infestées de forêts et de barbares assoiffés de sang et de battements de tambours. Ici où les arbres et les lianes et les bêtes semblent surgis de temps immémoriaux. Ici qui, il n’y avait que quelques semaines de cela, était encore un là-bas dit avec un ample geste du bras qui découpait l’azur dans toute sa largeur ; un là-bas qui inspirait fascination et répugnance, luxure et dégoût, qui signifiait sang et eau et fange. Mais à l’instant où André jeune pose le pied sur la terre ferme, là-bas devient ici. La présence horrible et tant attendue.
 
                Les hommes tirent la pirogue sur le rivage, prennent lances et arcs et bagages et s’attroupent apeurés autour du jeune officier avec l’arme. André, rêvant, sait qu’il ne lui reste qu'une poignée de kilomètres, que quelques milliers de pas – dérisoires dans ces immensités ! – à faire avant de rencontrer celui qu’il doit trouver – et abattre. Ces quelques pas le mènent dans la forêt, au cœur de la forêt. Il se retourne et ne voit aucune trace de la barque, ni du rivage, seulement des arbres sur fond d’arbres. Ça et là quelques failles laissent percevoir une lumière dorée, mais pas les reflets miroitants du fleuve serpentant entre les forêts et les crocodiles. Dans son exploration panoramique il croise le regard terrifié des hommes noirs qui l’accompagnent – le servent plutôt, car qui voudrait l’accompagner dans cet enfer alors que même les autochtones n’y consentent à contrecoeur qu’à la mention du mot « argent » ou « money » ?
 
            Sur leurs lèvres se dessinent des syllabes, une, peut-être deux ; par-dessous le sifflement de quelque serpent glissant dans le fouillis des branches en hauteur, il perçoit un mot : « golum » ou « golom » mais si la barrière de la langue l’empêche de comprendre la signification du mot, il ne perd rien de la situation. André rêvant sait que l’homme qu’il cherche est derrière lui, alors André jeune se retourne. Effectivement, il se tient bien là où il l’attendait. Mais il y a une différence, et elle est de taille. L’homme qu’il cherche n’est pas un homme au sens strict du terme, car même si les caractéristiques physiques comme les bras, les jambes et la tête, restent valides, la taille des membres, gigantesque, et la couleur et la nature de la peau, en pierre grise, empêchent toute ressemblance. L’être qui lui fait face est énorme, mesure trois mètres, peut-être plus, et sa corpulence est proportionnelle à sa taille. Il ne semble pas avoir de peau à proprement parler, et de cela André en est certain car il voit une poussière granuleuse tomber de chacune de ses articulations à chacun de ses mouvements. Il n’est constitué que de pierre. Soit. Le visage tourné vers lui est indescriptible, sans réaction ni sentiments. Il arbore sur le front un signe compliqué, et sous celui-ci deux yeux jaunes et immenses le scrutent. André rêvant sait que c’est bien celui qu’il doit tuer, même si l’enveloppe charnelle est différente. Alors André jeune dégaine, vise et tire dans un seul mouvement qui, lui, n’émet ni grincement ni poussière pierreuse. La balle l’atteint au front, mais le visage n’arbore aucune surprise, aucune douleur. De sa main titanesque qui aurait pu emmurer la tête entière d’un homme, il frotte l’endroit où le signe compliqué a laissé place à un éclat profond. Des grains de pierre tombent sur les feuilles et les débris qui tapissent la jungle et André se demande si la pierre repousse et si non, quelle est la durée de vie d’un tel être. Mais il sent quelque chose lui piquer le front. Du plat de la main il écrase vivement ce qu’il croit être un des nombreux et dangereux moustiques de la région, et c’est sans grand étonnement qu’il voit une tâche rouge maculer les lignes de sa main. Mais il a senti autre chose, furtivement. Alors, son cœur battant plus fort encore, recouvrant tous les bruits et les sifflements de la jungle, il tâte son front et découvre avec stupeur un repli de chair froissée et un trou béant, de la taille d’une balle. Le géant en face de lui tombe à genoux, le dépasse encore de deux bonnes têtes, puis s’écroule sur le sol, d’un seul bloc ; sa tête, ressemblant à un écueil transperçant la mer, gît à ses pieds.
 
            Les indigènes qui l’accompagnent crient, empoignent leurs arcs et criblent la pierre de flèches qu’il pense être empoisonnées. Les flèches transpercent la pierre sans difficulté, rougissant le sol brun et les feuilles autour du colosse. André rêvant n’entend plus rien, voit rouge, sait qu’il va mourir, alors qu’André jeune continue sa vie insouciant du futur, enfouissant ses remords au-delà de sa conscience. A son tour il tombe à genoux, la jungle ocre tournoyant autour de lui, confondant les arbres, les hommes noirs, le fleuve brun comme leurs paumes, les crocodiles assoiffés de battements de tambours et les crocs des barbares en un atroce maelström. A son tour il s’écroule dans un fracas étouffé par la végétation luxuriante et abominée, aux côtés de l’être qui n’a pas besoin de tombe. Mais André rêvant ne meurt pas totalement : il s’éveille, ouvre les paupières comme après des siècles passés dans l’obscurité la plus parfaite et voit sa femme.
 

Sunday 28 February 2010

L'insouhaitable #15


Alice
              La porte s’ouvre, mais Alice n’en a rien à faire. Elle est en train de maudire le bleu du ciel bleu qui, dans le grand rectangle de la fenêtre, est devenu un œil qui ne pleure pas, un œil qui la fixe, qui la juge et qui l’accuse. Face à son juge bleu elle pleure et, à court d’arguments, l’envoie au diable. Elle sent une main lui caresser les cheveux et reconnaît instinctivement son mari. Elle se retourne et aussitôt l’œil n'est plus qu'un mauvais souvenir. Le visage fatigué de Pierre l’emplit de courage, mais elle se rappelle les raisons de sa si longue absence. Elle sait intuitivement que c’était grave, qu’il y a eu des morts, qu’il a dû affronter le feu et les cendres qu’il déteste tant. Il se penche vers elle et l’étreint. Il lui dit à l’oreille qu’il est là maintenant ; que son chef lui a donné un congé ; qu’il s’excuse mais qu’il avait fait son possible pour arriver au plus tôt ; qu’ils doivent aller voir leur fils à présent ; et que oui, il sait.
 
            Alice desserre son étreinte, essuie ses larmes du revers de la main, prend son mouchoir en papier et se mouche doucement, une fois. L’infirmière a fait le tour du lit en poussant quelque chose devant elle – un chariot sûrement – et cache à sa vue le ciel bleu et son bleu si envoûtant. Rapidement, elle enlève la perfusion. Elle l’aide à s’asseoir dans le lit puis, lentement, péniblement, à prendre place dans ce qui s’avère être un fauteuil roulant. Le nœud dans sa gorge ne s’est toujours pas relâché, et Alice ne sait plus très bien ce qu’elle veut faire. Elle se laisse guider.


Thomas
                La cour est trop bruyante pour lui, et du préau il ne pourrait pas voir le ciel. Beaucoup de nez sont tournés vers le bleu du ciel, mais il a la sensation que celui-ci lui appartient, bien qu’il n’ait aucune raison valable à fournir. Il ne veut pas avoir l’air bête et tendre les bras pour tenter d’en arracher un morceau et le mettre dans sa poche tant l’impression de densité et de proximité se fait pressente ; la tentation est forte. Thomas dirige ses pas vers son coin favori pour s’y asseoir, celui que personne n’occupe parce qu’il est tout le temps au soleil. Sauf qu’il y a quelqu’un aujourd’hui. Fait exprès, un groupe de cinquième joue aux billes juste devant. Aux billes ! Il pensait que ce jeu n’existait plus. Vraisemblablement, il s’est trompé. La cloche sonne et le fait sursauter : il en a oublié d’aller en classe, comme tous les autres. Il n’est pas du tout en retard, finalement. Les cinquièmes déguerpissent à toute vitesse, le sac en bandoulière, en faisant la moue.
 
            Thomas les regarde rejoindre les rangs qui se forment rapidement. Il jette un dernier regard sur son coin qu’il n’a pu occuper. Ses yeux se posent sur une bille laissée là, abandonnée au triste sort des billes oubliées. Il fait quelques pas et la ramasse. Elle est plus grosse qu’une bille, mais ce n’est encore pas un calot – dommage, pense-t-il. En revanche, elle est d’une belle couleur bleue. Il la fait rouler entre son pouce et son index et sent les petites aspérités à sa surface. Il la tient ainsi en l’air et l’examine d’un œil, jadis expert, devant le ciel, le meilleur moyen pour jauger la qualité d’une bille. Il laisse échapper un «oh» de surprise lorsque la bille se confond parfaitement sur le bleu du ciel. Aurait-il arraché un bout du ciel, comme il avait voulu le faire, il n’aurait pas été aussi bleu que sa bille. Il contemple sa trouvaille. Il a du mal à exprimer ses impressions : il a l’impression qu’il fait rouler le ciel bleu entre ses doigts ; il a l’impression de toucher le ciel, d’en avoir dérobé un morceau dur, concret ; il a l’impression que la voûte au-dessus de lui est en fait un mur peint par le meilleur peintre de la terre ; il a l’impression, une fois détachée de la sphère bleutée du ciel, que sa bille est le trésor le plus rare et le plus précieux que sa main ait jamais touché, que main d’homme ait jamais convoité. D’une main tremblante, il glisse la bille dans la poche de son pantalon marron et rejoint ses «camarades» de classe.

Pauline
 
              Elle lance le livre à travers la chambre et atterri sur la pile de linge sale. Pourquoi «The horror! The horror!»? Kurtz le misérable parle-t-il de sa vie, parle-t-il de la rivière sans nom, de sa situation, de ce qu’il a fait ou vu, des noirs et de leurs coutumes, des blancs cupides et implacables et symboles du progrès ? Elle croit savoir pourquoi Marlow a menti, bien qu’elle ne sache pas encore de quels mots revêtir ses intuitions. Elle a lu d’autres romans de Conrad, mais celui-ci semble tout remettre en question, jusqu’aux fondements mêmes du roman et de l’expérience humaine. La deuxième de couverture indique «1999» griffonné au feutre, l’année où elle l’a acheté et où elle l’a lu. Presque quatre ans plus tard, c’est une totale redécouverte : la première fois, elle avait lu des mots, repéré des groupes de mots formant des phrases complexes ; elle ne se souvient pas avoir été transcendée par le roman, ni même qu’elle l’ait aimé. Pourtant cette relecture, que certains préconisent, acquiert une dimension existentielle.
 
               Pauline gît sur le sol, les bras étendus de chaque côté d’elle, et elle regarde le ciel par la fenêtre ouverte. Le soleil, s’il reparaît, dans quelques heures, se couchera ; qu’adviendra-t-il de ce ciel bleu si bleu ? Elle baille mais elle n’a pas sommeil. Le ciel bleu, par quelque magie, l’attire. Elle l’entendrait presque lui murmurer de suaves invitations à se perdre dans ses méandres que l’œil nu ne peut percevoir. Mais trop de questions volent dans sa tête. Elle se relève précipitamment et court à quatre pattes vers le livre. Elle envoie, par-dessus son épaule, les affaires par brassées derrière elle. Le livre apparaît enfin ; la page de garde est coupée en deux par le rayon de lumière oblique. Tétanisée, comme foudroyée, elle reste figée. Elle lâche les quelques affaires restées dans ses bras. Elle sait. Une bourrasque de vent soudaine traverse la chambre, fait danser les rideaux, balaye ses cheveux ondulés et repart au dehors – et le ciel au dehors est si bleu et si intense qu’on aurait l’impression que chaque chose en viendrait et y retournerait. C’est l’impression que lui a donné ce coup de vent ; il est venu et est reparti vers – dans – le ciel bleu si bleu. Hypnotisée, Pauline ne peut détacher ses yeux de la couverture. Elle sait. Le temps semble s’allonger, s’étirer à mesure qu’il passe. Sa vue se brouille, se trouble ; elle sait que si elle tente de se lever, elle va tituber et se faire mal en retombant. Elle se sent partir doucement, sa gorge se serre. Alors, sagement, obéissante, Pauline s’étend sur la couette et ramène ses jambes près de sa poitrine. Voilà une belle revanche de son organisme : elle n’a pas mangé de toute la journée et son corps, à cause du stress accumulé pour ce foutu exposé, croit qu’elle recommence ses conneries d’anorexique. Pourquoi n’a-t-elle pas mangé ? Elle a bien besoin de tomber dans les vapes maintenant. Quelques secondes plus tard, elle perd connaissance.
 

Olivier
             Olivier est de retour dans la rue de son collège. Comme son père ne se rappelait plus le chemin et que la rue était à sens unique, il n’avait pu le déposer directement devant. Néanmoins, il est un peu en avance. Ceux qui sont demi-pensionnaires jouent et crient dans la cour de graviers gris. Il reste un peu devant les grilles et lève les yeux au ciel. A chacune des extrémités de la rue s’agitent des formes, des ombres qui rejoignent lassement le temple de la connaissance. Le vent s’est levé de nouveau, il souffle cependant moins fort que ce matin ; c’est une brise très légère, presque imperceptible tant les feuilles des bouleaux semblent immobiles. Puis, tout d’un coup, il entend une respiration insistante juste à côté de lui. Il sursaute, il lui semble même avoir crié. Mais il n’y a personne. Furtivement, il jette un regard inquisiteur par-dessus son épaule, mais là encore, rien. Il jure pourtant avoir entendu quelqu’un respirer dans le creux de son oreille, comme lorsqu’il est sorti de chez lui. Deux fois qu’il sent quelqu’un par-dessus son épaule. Il n’est pas seul dans cette rue, quelqu’un lui joue un tour, et il n’aime pas qu’on se paie sa tête.
             Le misérable va souffrir, presque autant que lui parce qu’il recommence l’après-midi avec Anglais. Il déteste l’Anglais, il ne voit aucun intérêt dans cette langue que des barbares assoiffés de sang ont inventé, que des moines chauves ont utilisé et que des rois et des reines tyranniques utilisent toujours. Il se demande ce qu’ils vont faire aujourd’hui. Mince, s’il ferme les yeux, il peut sentir une présence à ses côtés. Quand il les rouvre, il n’y a rien, bien entendu. Il remet son cartable convenablement sur son dos, parce qu’une des bretelles mord dans sa peau laissée nue par sa chemise débraillée. Il passe les grilles du collège, pensif. Cette présence l’a surpris, mais quand il y pense, il ne la considère pas comme dangereuse. Du moins il pense.
 
                Du regard, il cherche les autres membres de son groupe qu’il se plaît à appeler son « Cartel », comme il l’a vu en Histoire avec les cartels de la drogue en Colombie et ailleurs, mais il ne sait plus où. Il ne voit personne qu’il voudrait voir volontiers à ses côtés, alors il décide de monter directement devant la salle, non pas parce que – et ce serait contraire à son éthique – il souhaite arriver le premier, mais parce que c’est contraire au règlement. Lui, Raquin, brave tous les interdits. Et puis, ce ciel bleu l’insupporte. Tout le monde a les yeux rivés à ce bout d’air stupide et sans intérêt. Il n’aime pas ce que les autres aiment et il s’en félicite. Il jette un coup d’œil sur la cour et parmi les vagues continues d’élèves criants, courants, gesticulants, jouant ou absorbés dans d’intenses conversations, il aperçoit le nain, Thomas-te. Il a une soudaine envie de « s’amuser » un peu, mais un peu plus loin, sur sa droite, il repère un pion qui fait sa ronde. Un autre patrouille près des toilettes, aucune chance donc. Il se dit qu’il ne paie rien pour attendre et qu’il le chopera à la sortie, rien ne presse.
 
            Volontairement – pour apaiser le feu de sa colère que la perspective manquée de rosser le nain a attisé – il passe dans une ronde de minuscules sixièmes, en bouscule quelques-uns qui tombent mollement à terre, et continue son chemin en écartant les épaules pour dissuader tout acte de rébellion. La tactique Olivier Raquin. Imparable. Pourtant, il sent bel et bien un souffle sur sa nuque. Soudain – et la sensation lui fait dresser les cheveux sur la tête – il sent une main empoigner son épaule et le force à se retourner.
 

Saturday 27 February 2010

L'insouhaitable #14

Alexandre
 
        « C’est comme si je buvais le ciel bleu au-dessus de moi, comme quand Michel-Ange a peint le plafond de la Chapelle Sixtine ; on dirait un plafond peint par un prodige aux mains divines. C’est comme si j’étais dans une cathédrale d’air, comme si l’herbe au-dessous de moi n’existait que par mon imagination. Si je pouvais m’envoler comme un oiseau et échapper à ma condition humaine, je le ferai. Il ne doit rien y avoir de plus exaltant que de plonger dans ce bleu et de s’y perdre, de s’y fondre. Le soleil est là mais il n’est pas là, car je ne veux pas qu’il soit là, alors il disparaît à ma vue et laisse ce ciel sans tache. Le soleil n’est pas Dieu, car c’est bien le soleil, c’est bien Râ qui orne le ciel, et pas le contraire. On dépeint plus souvent le soleil comme emblème de Dieu ou d’un dieu parce que nous sommes dans l’incapacité la plus concrète de peindre un ciel aussi bleu. Nous n’avons pas la couleur dans notre vaste palette, c’est un bleu ciel comme beaucoup ont tenté, en vain, de reproduire. Mais une imitation ne trompe pas, les copies sont toujours trop pâles ou trop foncées, le juste milieu n’est pas intelligible parce que le juste milieu est l’apanage de Dieu seulement, et parce que nous sommes humains et faillibles. Un ciel dénuagé et désoleillé. Si seulement je pouvais voler comme un oiseau…mais j’ai peur de mes propres souhaits. Il n’y a qu’à regarder où cela a mené les plus grands. Un génie exauce un de nos souhaits et hop ! nous voilà réduits en esclavage par notre condition d’homme, par nos désirs qui tendent irrémédiablement vers l’excès, vers ce que nous ne sommes pas censés savoir, avoir, voir, vers la connaissance de l’inconnu et de l’infini et des choses sacrées, vers nous-même.» Alexandre se retourne et contemple les brins d’herbe près de son visage. Il se dit qu’il y a un microcosme, un espace quasi-infini dans cette terre, voire dans chaque brin d’herbe, et que c’est remarquable ; il peut faire les mêmes remarques concernant le monde marin qui est, si cela est possible, plus grand et plus majestueux encore ; cependant aucun de ces deux royaumes, aussi microcosmiques soient-ils, ne peut rivaliser avec le microcosme macrocosmique du ciel. Il sait que quand il regarde les étoiles, il regarde le ciel d’il y a six milliards d’années ou quelque chose comme ça, que le ciel tel qu’il le voit est autre, peut-être même est-il mort. Mais ni le temps ni l’espace n’ont de prise sur le ciel, c’est ce qu’il comprend lorsqu’il s’étend sur le dos, un genou relevé et une main soutenant sa tête, et regarde de nouveau le ciel bleu ciel. D’ailleurs, de grands oiseaux blancs évoluent dans ce – non, ce n’est là qu’un mirage, car le ciel n’est qu’un désert et ses reflets d’évanescents parhélies. » Alexandre se dit qu’il n’y a rien à espérer de tels cieux que d’aphéliques mirages, car cette voûte est…trop près, écrasante, suffocante. Le ciel bleu ciel commence à tourner, d’abord doucement, puis plus rapidement, puis le ciel bleu ciel spirale autour du bleu du ciel bleu ciel et telles des hélices bleues le ciel s’enroule et le ciel bleu ciel bleuie et devient noir parce qu’Alexandre s’est évanoui.

          Il passe plusieurs heures ainsi, étendu de tout son long dans l’herbe.

         « Eh ! » une voix braille. « Eh ! Faut pas être sur les pelouses ! Eh ! Vous êtes sourd ou quoi ! Je vous dis de déguerpir avant que je vous colle une prune ! »

        Alexandre sort de sa torpeur avec la nausée et une migraine « dans le quart supéro-externe » de son crâne, diagnostique-t-il intérieurement. Le vieillard vocifère dans ses oreilles de ficher le camp. Il porte une moustache et une barbe, d’une blancheur dérangeante, qui pend jusqu’à son nombril. Il postillonne à tout va. Sous sa casquette de serge marron, son visage cramoisi et déformé par la colère aurait été drôle à voir dans d’autres circonstances, mais Alexandre n’a pas le cœur d'imaginer ces circonstances. Ce maudit ciel bleu ciel l’a rendu malade. Ou est-ce le soleil. Le soleil est derrière son dos alors qu’il remonte péniblement le coteau, et pour autant qu’il s'en souvienne, le soleil a la couleur du ciel. Il aurait dû aller au travail aujourd’hui, mais le ciel bleu ciel l’en a empêché. Il faut qu’il arrête de dire ciel bleu ciel. Le ciel l’irrite, comme si le monde faisait face à une pupille colossale. Il regarde sa montre : elle s’est arrêtée à deux heures moins cinq. La trotteuse palpite sur sa seconde, comme si quelque perfide main retenait son avancée. Il n’a pas envie de demander au vieillard qui ronchonne derrière lui l’heure exacte.
 
             Le ciel l’a rendu fou, lui aussi. Alexandre se dit que dans le pire des cas il ne doit pas être plus de trois heures. Le vieillard le dépasse alors qu’il sort du terrain herbeux, lui jette un regard empli de haine, pestant contre les jeunes d’aujourd’hui et s’évanouit dans un bosquet tout proche, aussi mystérieusement qu’il est apparu. Il essaie de voir le vieillard entre les arbres mais il n’entend aucun bruit de pas sur le gravier, aucun grommellement : le vieillard s’est volatilisé. Il se demande s’il n’est pas sujet à une hallucination, toutefois ses pensées s’arrêtent là-dessus car il se plie en deux : une pointe de côté s’élance dans sa poitrine. La douleur est insoutenable, il vomit sur le gravier gris du chemin. Sa tête le fait souffrir le martyr, des points blancs dansent devant ses yeux. Il déteste la douleur, la souffrance. Souffrir pour lui est un calvaire innommable. Il tente de se redresser mais c’est comme s’il avait une barre de fer dans son ventre qui déchirerait ses chairs s’il se levait, alors il s’assoit à même le sol, en prenant soin d’éviter la flaque nauséabonde de sa souffrance. Son estomac émet d’étranges bruits de révolte, de mutinerie. Son corps entier semble se battre contre quelque corps étranger. Il se tâte l’abdomen, entend des gargouillis et pressent avec une certaine appréhension d'autres vomissements.
 
              Il est certain que le ciel bleu ou le soleil dissimulé derrière le voile du ciel a quelque chose à voir avec tout cela. Son front est trempé de sueur. Il est loin de chez lui, pourtant il va falloir qu’il rentre. Il cherche un moyen de se calmer, de se débarrasser de ces oppressions que le tiraillent. Mais son cerveau s’embrouille et il n’a plus qu’une seule chose en tête pour apaiser les crampes, les nausées : a, préfixe privatif – lex, loi – andros, homme. Préfixe privatif, loi, homme. Sans, loi, homme. Ces trois syllabes flottent en ritournelle pour mieux se concentrer dans un océan de bleu qu’il exècre à présent, s’emmêlent, se font et se défont; il se lève, titube et arpente en zigzaguant le long chemin hors du parc. Il s’éloigne bientôt et disparaît derrière un arbre. Il est difficile, avec la distance, de voir si c’est un chêne ou un érable. Le ciel omphalique derrière lui est resté intensément bleu, et inonde la ville de son éclatante lumière. 
 

L'insouhaitable #13


Pauline
 
            Kurtz vient d’expirer son dernier râle et Pauline pense au ciel bleu au-dessus de lui, aux flots boueux en dessous de lui, aux confins de la cabine, à Marlow qui n’est pas à ses côtés, aux bruits du bateau qui résonnent dans la petite cabine, à l’atmosphère sinistre ondoyant à ses aises, à l’homme noir annonciateur de sa mort. La quête vient de prendre fin, pourtant il reste des pages. Plusieurs. Pauline ne saurait dire combien, mais assez pour que le mystère pèse un peu plus sur sa poitrine.


Thomas
 
               Thomas arpente les rues de la ville d’un pas pressé : il est en retard. Ce n’est pas qu’il habite loin, mais il reste toujours trop longtemps avec sa mère le midi. Ce midi-ci ne fait pas exception. Pourtant il ressent une gêne à l’intérieur de lui : sa mère a conservé un sourire radieux tout au long du repas, alors qu’elle arborait toujours un sourire triste. Peut-être est-ce le beau temps et le ciel bleu. Il ne reproche pas à sa mère d’être triste. Lui et son père ne savent plus comment lui remonter le moral depuis que sa mère est morte, il y a quelques mois de cela. Mais aujourd’hui est peut-être un grand jour, peut-être que sa mère a enfin accepté de faire la paix. Il sourit à cette pensée, mais il court à présent : les cloches de la cathédrale toute proche – il peut voir les deux flèches triomphales se dresser, seules, dans l’azur du ciel – retentissent. Les grilles de l’école sont en vues ; il voit Raquin le mécréant passer leur seuil, suivi de près par une des pionnes : il n’est pas si en retard. Comme d’habitude, il passe près des groupes de sa classe sans se faire remarquer, il semble même que les autres exilés ne veulent pas le voir, trop occupés à se renfermer sur eux-mêmes. Thomas marche la tête légèrement baissée, ses yeux fixant à la volée chaque gravier, chaque aspérité sur le sol – dans le coin de son œil, il voit Raquin un peu plus loin, en retrait – puis bouscule un sixième qui tient le ballon de foot sous un bras. Thomas ne le dépasse que de quelques centimètres, mais pour lui, cela suffit. « Dégage, » lui lance-t-il, venimeux. L’autre ricane. Thomas soupire en haussant les épaules, affligé par la bêtise de l’avorton. Il se demande s’il était comme ça en sixième.


Alice
 
              L’infirmière est dans la chambre d’une autre patiente, et elle s’attendrit au spectacle de mère et enfant faisant connaissance après neuf mois d’attente, séparés mais complices. Alice, elle, est en état de choc depuis le départ un peu précipité du médecin ; il n’est pas retourné la voir, même s’il est venu plusieurs fois demander de ses nouvelles. La dame blanche voudrait avoir des paroles réconfortantes mais elle n’en a pas, car elle-même n’a su se rassurer. Elle se demande pourquoi ces choses-là arrivent, car malgré les explications que la médecine moderne peut proposer, toutes logiques et certainement vraies, il y a quelque chose d’inexplicable dans la fatalité. Dieu dispose toujours, semble-t-il. Comment éviter qu’un enfant se retourne au moment fatidique, s’enroulant dans le même mouvement avec le cordon ombilical, s’interdisant sa propre naissance ? Certains voient en ce geste une sorte de suicide raisonné par l’instinct, d’autres la marque du destin inéluctable. Les médecins penchent pour la plupart vers la deuxième hypothèse, même s’ils n’utilisent pas le mot « destin », même s’ils n’en parlent qu’entre eux, faisant montre d’une honte certaine pour cette zone d’ombre dans leur savoir. L’infirmière admet sa propre ignorance sur le sujet et préfère vaquer à ses occupations loin de la chambre d’Alice. Pourtant, dans quelques minutes, son mari arrivera, car il a téléphoné il y a presque une heure déjà, et alors elle devra retourner au chevet de cette mère privée de son enfant, une parmi d'autres.

Thursday 25 February 2010

L'insouhaitable #12

André
 
             Il ne desserre pas son étreinte d’un pouce ; il peut sentir le cœur de sa femme battre à travers sa propre poitrine. Il a recouvré assez de force et de ses esprits pour se tenir debout sans être pris de vertiges. La lumière du ciel dessine un trapèze tronqué sur le carrelage de la cuisine ; au loin dans la salle de séjour une fenêtre ouverte accueille à volets ouverts le vent qui amène ses précieux pollens. Telle une statue digne de Pygmalion, le couple se dresse, pétrifié. Puis lentement, en pleurant posément, dans le creux de l’oreille de Jeanne, André chuchote son rêve.

Olivier
 
           Ses parents sont assis à la table sur laquelle sont posés, à la va-vite, quatre couverts. Son frère est attendu. Sa mère ne pleure pas, lui dit que son père va l’emmener au collège en voiture, comme ça il peut rester plus longtemps et profiter de la famille au complet. Ce à quoi son père ajoute, un sourire strict aux lèvres, qu’il n’y a pas de quoi se presser vu qu’il va rester quelques jours. Olivier espère que son propre sourire ne trahit rien de son anxiété, mais exprime plutôt une certaine forme de joie. Son père semble satisfait car il tourne la tête vers sa femme et lui caresse le bras. Ils discutent de son frère mais il n’écoute pas car il lui semble entendre des bruits de pas dans l’escalier. Oui, c’est bien cette démarche traînante ! Olivier sort en trombe de la cuisine et voit son frère debout dans le couloir trempé de lumière. Celui-ci tient un objet sans forme dans ses mains ramenées en coupole. Olivier regarde son frère lui sourire et, poussé par un instinct qu’il ne cherche pas à comprendre, se jette au cou de celui qu’il voudrait être. Celui-ci répond de manière plus tempérée à ce débordement de joie, une des raisons étant qu’il porte dans ses mains un objet à ses yeux précieux. 

              Olivier sent les larmes venir mais il se retient du mieux qu’il peut pour ne pas gêner son frère. Il n’est pas habitué à pleurer ; même lorsqu’il reçoit un mauvais coup d’un Première ou d’un Terminale il ne pleure pas. Il plie mais ne rompt pas, comme un jour son frère lui a dit, visiblement fier de cette démonstration de volonté toute masculine. Cependant ils savent tous deux que la séparation a été longue – quatre mois pour être exacte. Alors ils profitent de ce moment de solitude pour s’apaiser mutuellement du regard avant de rejoindre leurs parents assis dans la cuisine. Le père d’Olivier est officier dans la marine, ce qui explique ses absences prolongées, et l’enfant, depuis un certain temps déjà, le considère au mieux comme quelqu’un d’austère et de rigoureux, au pire comme un de ces élèves perpétuellement absents mais qu'on continue à nommer lors de l'appel.
 
          Le courant passe mieux entre lui et son garçon le plus âgé, car il a rejoint lui aussi les rangs de la marine. De cet exemple il tire une fierté paternelle et humaine incommensurable, trouvant par là même une justification à sa propre existence de marin, à sa propre condition d’homme dévoué corps et âme à sa patrie, à sa propre condition de père – son propre père avait été dans la marine et avait tout naturellement suivi les pas de son père. Son fils aîné a choisi de devenir sous-marinier, le contact avec la mer étant bien entendu légèrement différent, mais l’appel est le même, théorise-t-il. La mer appelle, la patrie appelle, le sang appelle, la justice appelle. Seul son deuxième et dernier fils n’a pas répondu à cette vocation – pas encore peut-être – néanmoins il émet des doutes quant à un probable revirement de sa part, car il ne voit pas en lui la moindre once du marin. Un marin en reconnaît toujours un autre, même en civil.
 
            Dans ce monde impitoyable où les hommes se font la guerre entre eux, portés par la mer, c’est cette dernière qui décide toujours du sort des batailles, du sort des hommes qu’elle porte. Aucun navire, aucun homme n’est assez puissant pour affronter et vaincre la furie maritime – on peut tout au plus lui survivre, en étant marqué au fer rouge, jusqu’à sa mort, par sa sainte majesté reine des flots – car oui, la mer est noble. Un marin naît sur, dans ou près de, la mer, vit au gré de ses vagues et n’apprécie la terre que parce qu’il sait qu’il rejoindra son noble berceau ondin.
 
            Son fils ne ressent pas ces choses quand il tente de les lui expliquer ; peut-être fera-t-il un bon officier dans le corps de terre. Il se rend compte qu’il n’aurait pas du accepter ce poste en Afrique – cause de ses si longues absences – car sa femme l’a trop choyé, trop couvé. Il ne l’en blâme pas plus que cela, car il a choisi sa femme justement parce qu’elle avait cet instinct maternel, mais c’était son devoir à lui d’initier ses fils aux rigueurs de la vie, et en cela il avait échoué avec le dernier. Il n’avait pas encore de regrets parce qu’il avait des projets pour ce fils tronqué des devoirs envers la mer et la patrie, grâce notamment à ses nombreuses relations au sein de l’Armée, et ses projets, il comptait bien sur cette semaine de permission pour les lui annoncer. Il allait redresser son fils, ainsi que son erreur.
 
            C’est à cela qu’il pense quand il voit ses deux garçons, si différents de visage et de caractère, s’installer à table. Lui et son fils ont immédiatement, automatiquement, arrangés les couverts devant eux, pas sa femme ni son fils. Des choses vont changer. C’est une belle journée pour que les choses changent. Le bleu du ciel quelque part l’apaise, et d’autre part le fait languir pour un ciel chargé de massifs nuages noirs striés d’éclairs, balayés par des bourrasques faisant tanguer dangereusement le navire, pour un ciel si agité, si sombre et si profond qu’il se confond avec la mer en dessous.
 

thirty thousand people

The day was torn and grim birds yet began to sing as if they knew nothing’s eternal and old gives way to new that man, one day, will fall t...